3″ (et son double)

de

Nous le savions, nous l’attendions fébrilement, Marc-Antoine Mathieu préparait depuis de longs mois une bande dessinée numérique. Depuis sa sortie, tout a été dit : encensé par la critique «grand public», plus sévèrement accueilli ailleurs (notamment ici-même par Jeanine Floreani). Mais ce ne sont pas ces raisons extérieures qui me rendent la critique de cet opus difficile. C’est d’abord la difficulté à passer outre le délicieux vertige ressenti à la première lecture (de l’album, précisons-le dès maintenant. Est-il utile de rappeler que 3″ est décliné en deux versions, papier et numérique ?).
L’autre difficulté est donc de se confronter à un double objet. L’article de Floreani commet l’erreur d’écarter, et donc d’occulter, la version numérique. Ce choix n’est pas justifiable pour un projet dont le numérique est bien la finalité. En effet, si on en croit Marc-Antoine Mathieu, l’objet numérique est bien premier et la version papier tirée de celui-ci.[1] Puisqu’il le dit, accordons-lui le bénéfice du doute… alors que les contradictions ne manquent pas.

La plus évidente est d’annoncer une bande dessinée numérique, ce que cet objet n’est pas. Je n’épiloguerai pas sur les raisons tant elles sont perçues intuitivement. On peut résumer en disant que, quelque soit la grille d’analyse que l’on applique, cet hypermédia ne rappelle en rien la bande dessinée : une animation continue au lieu d’images fixes, pas de juxtaposition d’images, pas d’ellipses, une lecture contrainte par le déroulé de l’animation (même si le dispositif ménage un moyen d’intervenir pour le lecteur. C’est au centre du projet, et j’y reviendrai). A défaut d’avoir réalisé une bande dessinée numérique, on peut néanmoins féliciter Marc-Antoine Mathieu de ne pas être tombé dans le piège de la bande dessinée numérisée ou de la bande dessinée numérique conçue comme une bande dessinée papier ; et d’avoir créé un objet numérique pensé comme tel. La version papier apparaît quant à elle comme un storyboard de la version numérique (mais conçu après, donc). L’animation est découpée case par case dans un gaufrier de trois cases par trois cases. Paradoxe de plus, le code d’accès au site est donné dans l’album. Se le procurer est donc nécessaire pour accéder à sa déclinaison numérique (du moins théoriquement, puisqu’elle est en réalité accessible à quiconque aura récupéré le code dans l’album sans forcément l’acheter…). Accepterait-on que l’achat d’un roman soit la condition d’accès à la projection de son adaptation cinématographique ? Ce choix de commercialisation est déroutant : il laisse penser que les deux versions ne constituent qu’une seule entité. Au final, j’ai lu la version papier d’abord, alors que la logique aurait voulu que je la lise après la version numérique qui lui préexiste.

Produire un discours critique sur l’œuvre en passant outre ce contexte particulier est délicat, peut-être impossible. Suit néanmoins une humble tentative.

Le contenu découle directement de la contrainte que s’est imposée Mathieu dès le départ. Il a pensé le dispositif numérique comme un travelling avant représentant une durée de trois secondes. Le temps qu’une balle de revolver atteigne sa victime. Le temps que met une particule de lumière pour parcourir environ 900 000 kilomètres. Le lecteur voit à travers les «yeux» de cette particule, rebondissant sur toutes les surfaces réfléchissantes (ou plus exactement les pénétrant, puisque toujours elle avance).[2] Il traverse différentes scènes suggérant un complot dans le milieu du football et aboutissant à un meurtre. En fait de travelling, c’est une vertigineuse mise en abyme de toutes ces scènes s’imbriquant les unes dans les autres grâce aux jeux de reflets qui se déploie.

Sans réelle narration, 3″ relate une série d’instants quasiment simultanés et dont la durée éclair les condamnent à n’être que des arrêts sur images successifs décomposant les mouvements des personnages et des objets. Ce contenu est ténu, pour autant cela peut-il constituer un reproche ? L’intention de Mathieu était bien de proposer une œuvre à explorer, à parcourir comme un jeu de piste. La page de garde annonce un «zoom ludique». Au lecteur de sélectionner telle ou telle vue, de faire des rapprochements entre telle et telle scène, de décrypter la spatialité de chacune d’elles,[3] à la recherche d’indices permettant de tirer au clair le complot. Comme un jeu de société, l’album comporte une notice, expliquant les règles. Une chose est claire : cette intrigue, peu palpitante, n’est qu’un prétexte pour jouer avec le dispositif, avec la bande dessinée, et faire jouer le lecteur.

Alors le jeu fonctionne-t-il ? La version numérique offre de «mener l’enquête» en visionnant la «bande», sous forme d’un travelling animé continu. Interactif, le lecteur a la possibilité d’en régler la vitesse, de la passer en arrière avec un curseur ou de faire des pauses. Le dispositif prend tout son sens s’il s’agit de ne pas guider le lecteur, de ne pas lui livrer de clefs. Dans ce flux d’images (plusieurs par seconde) comment repérer les indices, comment savoir quand faire une pause pour s’attarder sur un instantané ? Si cette contrainte fait bien partie du jeu, le réglage de la vitesse et la manipulation du curseur ne sont pas si aisés, problème qui ne relève pas d’une volonté mais d’une maladresse. Si on peut saluer l’initiative d’avoir créé un système de navigation original au lieu d’avoir utilisé un diaporama ou lecteur standard, on peut en reprocher la complexité. Pourquoi ne pas s’être passé de l’animation pour se contenter d’un curseur permettant de balayer toutes les images d’avant en arrière et d’arrière en avant (une animation manuelle en somme) ?
La version papier n’étant qu’une juxtaposition d’images fixes extraites à intervalles plus ou moins réguliers de l’animation, seules une douzaine de cases nous intéressent sur soixante-sept pages de neuf cases. Aussi, passé quelques pages, une fois que l’on a compris l’inutilité de toutes les images intermédiaires ou séquences gonflant le kilométrage (tel cet aller-retour dans l’espace, au-delà de la Lune, moyen artificiel trouvé par Mathieu pour que le parcours fasse bien 900 000 kilomètres), notre regard s’oriente directement sur les cases «marquantes», celles qui montrent les indices aussi repérables qu’un nez au milieu d’une figure (évidence critiquée également par Floreani), et zappant littéralement toutes les autres. Cet «livre-jeu» n’en est donc plus un, puisqu’on ne recherche plus des indices dans un flot d’images mais qu’on distingue clairement des images contenant des indices au milieu de nombreuses images qui n’interpellent pas. Le jeu est donc rendu caduc par cela même qui l’engendre : cet espèce de flux permanent ôtant à la bande dessinée ses ellipses.

3″ pose question quant au langage de la bande dessinée et la critique ne serait pas complète sans en parler. Concernant ces «anti-ellipses», je renvois à l’analyse qu’en fait Floreani, j’y souscris globalement. Elle en tire par contre des conclusions que je n’approuve pas : «[…] s’il est un particularisme connu de la bande dessinée, c’est la maîtrise du temps offerte à celui qui lit, qui peut choisir de s’attarder à son goût sur tel ou tel détail de la scène. […] Retirer ce pouvoir au lecteur, c’est fermer son imaginaire, diriger son regard, le rendre prisonnier en quelque sorte.»
3″ ne retire aucunement ce pouvoir au lecteur, au contraire il cherche à l’amplifier. Mathieu le revendique : «Dans ce tunnel graphique […] possibilité est donnée de s’évader dans le hors-champ, de s’imaginer d’autres espaces et les autres histoires qui s’y déroulent.»[4] Certes, le jeu de miroirs prend au piège le lecteur dans les limites strictes des quelques scènes qui lui sont montrées, le renvoyant de l’une à l’autre. Son parcours est canalisé par la linéarité implacable de la particule de lumière qui avance toujours droit devant et l’affuble d’œillères. Mais ce piège n’est qu’un cadre dans lequel le lecteur doit se prendre en main et feuilleter et refeuilleter le livre en tout sens (ou faire défiler et redéfiler la version numérique), s’affranchissant de la droite ligne qu’il devrait suivre. C’est en tissant des liens entre les scènes et les personnages qu’il s’extrait de sa position de victime de l’auteur et devient enquêteur actif dans sa lecture-jeu. Ce projet, cette forme de narration alternative, est donc voué à prendre vie numériquement : le système exploratoire interactif proposé est, malgré ses défauts, bien plus adapté que le feuilletage frénétique de l’album.

Que conclure maintenant de cette critique à tiroirs ? 3″ est-il un échec ? On annonce une bande dessinée numérique, l’objet numérique n’en est pas une. C’est plutôt une qualité, car peut-être bien la première fois qu’un auteur et un éditeur prennent réellement conscience du potentiel artistique propre aux technologies. (C’est par contre un échec pour eux du point de vue théorique, puisqu’ils n’ont pas su reconnaître la nature de ce qu’ils ont créé.) Cependant, cet objet numérique ne fonctionne pas totalement parce qu’il n’a pas su trancher fermement entre deux modes de navigations différents, et donc deux manières de considérer la place du lecteur, passif ou actif (au sens propre et physique, explorant avec la souris). L’album quant à lui est totalement bancal, en ce sens que le jeu qu’il propose ne fonctionne précisément plus sous la forme tabulaire d’une bande dessinée. Bande dessinée dont le langage est, sinon désavoué, en tout cas largement bousculé. Enfin, on aurait certainement préféré un fond un peu plus conséquent qu’un trop vague complot dans le monde du football. Envoyer Julius Corentin Acquefacques dans l’ordinateur aurait été trop évident et attendu, et aurait couru le risque de tomber dans le didactisme. Mais, quitte à rester dans le genre de l’enquête, voire du policier, on aurait pu espérer une intrigue un peu plus complexe à démêler.

Malgré ces défauts bien visibles, 3″ mérite le détour, ne serait-ce que parce qu’il bouscule des codes établis de la narration en bande dessinée et qu’il développe sa part ludique. Mais surtout, aucun de ses défauts n’arrive à m’ôter le plaisir du vertige ressenti à la première lecture. Vertige d’une fuite en avant sans échappatoire, provoquée par ce travelling perpétuel, et que l’on tente de freiner tant bien que mal (particulièrement sensible dans la version numérique). Vertige de la vitesse de notre époque, de l’information, qui rend compte du moindre évènement en direct, abolissant toute possibilité de prise de distance, qui rend vaine les tentatives désespérées d’arrêts sur image. Le vrai sujet de 3″ est probablement ce vertige.

Notes

  1. Propos de Marc-Antoine Mathieu dans l’interview disponible sur le site de 3″.
  2. Mathieu a déjà consacré un album aux jeux de miroirs avec Julius Corentin Acquefacques, prisonnier des rêves : L’épaisseur du miroir, Delcourt, 1995.
  3. Je trouve le travail de Mathieu sur la spatialité et tous les jeux de reflets qui la complexifient à un haut degré assez époustouflant.
  4. Op. cit..
Site officiel de Delcourt
Dossier de en décembre 2011