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Acme Novelty Library Vol.18

de

Bon an mal an, Chris Ware publie un nouveau numéro de sa luxueuse revue Acme Novelty Library. C’est l’occasion de se mettre au parfum, de découvrir ses plus récentes pages, qui éventuellement (ou non) feront partie d’un livre à paraître. Et comme ce livre ne se matérialisera manifestement pas avant plusieurs années, ces livraisons annuelles s’avèrent un investissement tout à fait recommandable pour les bibliophiles et les impatients. 

Dans les numéros 16 et 17, Ware se consacrait à deux nouvelles fictions au long cours dans la veine de Jimmy Corrigan. Il y avait tout d’abord Rusty Brown, ou les mésaventures d’un collectionneur de jouets, dont on avait pu lire quelques histoires courtes dans le volume Acme paru en français l’an dernier. Puis, en parallèle, Building Stories, qui raconte la vie de divers habitants d’un immeuble résidentiel de Chicago. 
Pour le numéro 18, surprise : l’auteur cesse (temporairement ?) Rusty Brown et se consacre cette fois exclusivement à ces Building Stories, nous offrant cinquante nouvelles pages à propos d’une jeune femme employée chez un fleuriste de quartier et affublée d’une prothèse à la jambe gauche. Comme tous les grands personnages du corpus Ware, «Nanna» (on le lui connaît que ce surnom) est une solitaire, une de ces mailles perdues du tissu social américain. Le mal-être, l’insatisfaction, la difficulté à communiquer sont, comme toujours chez l’auteur, le thème et le résumé de l’œuvre. 
Mais que ceux qui croiraient à une bête redite de Jimmy Corrigan au féminin se ravisent. Le ton a changé entretemps. Nulle cruauté, nul cynisme pour décrire la vie de cette écorchée vive. À raconter sa propre histoire, Nanna — narratrice principale du livre — bâtit en elle une lucidité qui tempère ses moments de profond désespoir. 

Quand le lecteur la rencontre pour la première fois, elle est en boule dans son lit et elle ne demande qu’à mourir. On se dit : mais qu’elle se démerde un peu ! Et puis rapidement, elle se ravise : on passe au train-train quotidien, et les souvenirs affleurent : un travail de nanny dans une famille bourgeoise sur le bord de la décomposition ; du temps perdu à suivre des cours d’arts plastiques pour lesquels elle ne se sent aucune inclination ; un ex-amant plus vieux qu’elle, dont elle espérait beaucoup mais qui l’a laissé tomber (sans doute parce qu’il avait des comptes à régler avec lui-même) ; des parents un peu simples mais pleins de bonne volonté.
On devine peu à peu sur elle le regard des autres, cruel mélange de dégoût et de pitié envers une «chic fille» timide, grassouillette, à qui il manque fatalement un morceau. On est immergé dans un univers réaliste, rude et impitoyable, très américain dans son puritanisme de façade et ses fulgurances secrètes (et tout à fait universel dans ces mêmes termes), mais le point de vue est distinctement féminin et on ne s’étonnera pas d’y voir des similitudes inattendues avec, par exemple, les romans de Joyce Carol Oates (je pense à The Rise of Life on Earth). L’impression initiale que nous avions du personnage changera forcément dès la relecture. 

Chris Ware a cette remarquable habileté à faire jaillir l’émotion sans avoir recours aux violons. Chez lui, tout passe par le détail. Il faut faire la vaisselle. Plier les vêtements. Arroser les plantes. S’occuper du chat qui est malade. Il y a le loquet qui sert à garder la porte ouverte. La seconde de délai entre l’activation de l’interrupteur et l’allumage des halogènes. Les photos prises par des touristes où on apparaît fortuitement. La découverte d’un crochet sur le plafond laisse place à tout un jeu de suppositions : celui-ci a-t-il servi à retenir une corde à linge ? Un rideau ? Une plante ? Un avion-jouet ? C’est bien sûr la force de l’auteur de nous faire partager cette rêverie sans un mot, en usant de ses diagrammes habituels. 

Mais l’auteur fait maintenant preuve de retenue : l’expérimentation formelle n’apparaît que lorsque nécessaire. Les didascalies sarcastiques («Mais», «Et alors», «Soudain») se font rares ici. Certaines pages sont découpées en un strict gaufrier. Les retours en arrière sont explicites. Le courant diégétique est limpide.
Apparemment, quelque chose qui a changé dans la manière Ware. Quelque chose qui a sûrement à voir avec un désir d’empathie pour ce livre : ce désir, que l’on peut deviner tout au fil de ses carnets personnels,[1] d’arrêter de jouer au plus fin, de cesser l’esbroufe et l’épate à tout prix, d’éliminer les effets faciles, bref : d’enfin raconter quelque chose de simplement touchant.
«Le secret pour faire une grandes œuvres», décrétait-t-il sévèrement dans ces carnets, «c’est de communiquer une impression de la vraie vie à quelqu’un qui n’est pas encore né. La satire, la critique, l’épate et tous ces “addenda” fortuits sont des pertes de temps sans la moindre valeur.»[2] Ce qui est difficile, semble nous dire Chris Ware, ce n’est pas d’être intelligent. Non, le plus dur, c’est d’être — mais non, qui oserait prononcer ce mot aujourd’hui : édifiant ? Et pourtant, c’est bien de cela, une fois ôtées l’ironie et la condescendance, dont il est question ici… 

Ce fragment de Building Stories, calme et éclairé, empreint de tendresse et apparemment plus spontané, annonce donc chez Chris Ware une maturité nouvelle. Disons-le, c’est un livre magnifique qui est la suite à la fois logique et inattendue des travaux précédents. Pensez : Jimmy Corrigan, Acme, Quimby The Mouse, autant de chefs-d’œuvre auxquels on peut déjà prédire une postérité qui dépassera certainement le seul champ de la bande dessinée (quoi qu’en pense l’intéressé). Notre auteur serait capable d’encore plus de justesse, de sensibilité, de raffinement ? Mon catalogue d’épithètes ne fera bientôt plus l’affaire.

Notes

  1. Carnets compilés sous le nom Acme Novelty Date Book, dont deux volumes sont parus conjointement chez Drawn & Quarterly et Oog & Blik.
  2. Acme Novelty Date Book, Volume 2, p.140. Traduction de mon fait.
Chroniqué par en avril 2008