Alain Beaulet

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Petit éditeur de beaux livres, Alain Beaulet égrène depuis vingt-cinq ans un catalogue qui, en marge de la bande dessinée, fait la part belle au dessin — au-delà de toute chapelle.

Maël Rannou : Avant d’éditer tu étais dans la publicité. Quels avantages cela donne-t’il à un futur éditeur ?

Alain Beaulet : En 1984, lorsque je me suis lancé dans l’édition, je travaillais comme directeur artistique dans une agence de publicité. Ce métier à l’époque permettait de côtoyer et de bien connaître un grand nombre de métiers comme ceux de la photographie, du cinéma, du dessin (Cela m’a permis d’avoir des contacts avec un certain nombre de réalisateurs, d’artistes…) mais également de l’impression, de la fabrication…
J’ai toujours pris plaisir à bien connaître toutes les formes d’impression, aussi bien artisanales qu’industrielles. C’est une nécessité, de bien connaître l’ensemble du processus, de la conception à la fabrication d’un livre.

MR : Tu apparais dans le monde de l’édition en Novembre 1984 avec Le dernier train supplémentaire. C’est un collectif aux signatures prestigieuses, était-ce pour toi quelque chose de logique ? Une continuité de la pub grâce à laquelle tu as rencontré des artistes ou une chose totalement différenciée ?

AB : Le dernier train supplémentaire a été mon premier ouvrage. J’avais depuis longtemps l’envie de réaliser des livres avec ma propre conception des choses : éditer des livres d’artistes, réalisés avec des dessinateurs issus de la bande dessinée. En 1984 ce n’était pas une chose évidente.
Ce ne l’est toujours pas mais aujourd’hui il existe un certain public qui aborde le dessin dit de bande dessinée en étant convaincu de la valeur artistique de cet art. Les auteurs de bandes dessinées au musée aujourd’hui ce n’est plus une utopie.

La naissance du Dernier train supplémentaire. Il s’est trouvé qu’un client de l’agence dans laquelle je sévissais souhaitait moderniser sa communication et donner une «touche artistique» à sa communication. J’ai proposé l’idée de demander à des dessinateurs de bandes dessinées de réaliser des tableaux sur l’univers des gares. Le Président de France Rail a suivi cette proposition. Le but était d’avoir la palette de talents la plus large possible. Ensuite il m’a semblé important que soient réunis dans un ouvrage tous les auteurs qui avaient participé à cette aventure et qui, à mon sens, marqueraient cette époque de leur empreinte. Le client ne m’a pas suivi dans cette démarche.
J’ai donc racheté les droits de ces dessins et sur les conseils de Mézières et de Bilal j’ai contacté Pierre Christin qui a lié l’ensemble de ces dessins dans une nouvelle de son cru, «Le dernier train supplémentaire». Pour pouvoir réaliser cet ouvrage il m’a fallu monter une SARL, j’avais mis la main dans un engrenage…

MR : Au fil des ans tu as continué à publier peu de livres mais toujours avec un soucis du détail et de la fabrication. Les livres que tu édites sont beaux et rares mais cela rend une bonne partie de ton catalogue hors de portée des petites bourses. Choix d’éditeur ou cruelle réalité du monde de l’Art ?

AB : On considère l’édition comme une industrie, ce n’est pas la manière dont je l’ai abordée. Mon souhait est que le travail d’édition reste un témoignage du talent des dessinateurs. Les ouvrages que je propose relèvent de l’artisanat. Une sorte de cousu main qui n’est peut-être plus la mode d’aujourd’hui.
Pour ce qui est du prix des ouvrages, premièrement ils ne sont pas vendus assez chers, ensuite beaucoup de gens ont oublié qu’un imprimeur, un éditeur et même un dessinateur mangent.

MR : Belle réponse ! Mais dernièrement tu as lancé la collection «Petits Carnets», joliment fabriqués, petit formats et vendus 5€. On sent une envie de rendre certains livres plus accessibles, bien qu’ayant une fabrication tout à fait honorable.

AB : Les dessinateurs possèdent de véritables petits trésors, leurs carnets. C’est un peu leur mémoire, leurs gammes, un exercice permanent de recherche graphique. C’est un lieu secret où ils dessinent, non pour faire «beau» mais par nécessité, un lieu où tout ce qui leur traverse l’esprit, l’œil, est noté, transcrit, transformé. Ils ne dessinent pas «utile». C’est cet esprit de «carnet de l’instant» que je souhaite retrouver dans cette série des «Petits Carnets». Le papier est «recyclable», la couverture est de carton tout simple, l’ensemble est agrafé, imprimé en une seule couleur, ce qui permet un prix réduit.
Le petit plus est que ces Petits Carnets sont tirés et numérotés à 1 000 exemplaires et ne seront jamais réédités — ce qui fait le lien avec mes ouvrages dit de qualité — ce qui en fera un jour de petites raretés, surtout lorsque l’on sait que les premiers numéros sont déjà pratiquement épuisés.

MR : Une chose frappe dans ton catalogue, les signatures de prestige (Tardi, Druillet, Avril, Loustal, Bilal.) mais assez vite tu t’es penché vers des auteurs peu connus, voire inconnus et tu as publié leurs travaux avec un grand enthousiasme. Je pense à des gens comme Bertail, Pat Cab, Troub’s…

AB : En 1984, lorsque j’éditais mon premier ouvrage Le dernier train supplémentaire je souhaitais que celui-ci soit le reflet d’une période de l’art dessiné. Ces dessinateurs, certes déjà reconnus à époque, sont devenus par leur talent des incontournables et de grandes signatures. Mon envie était de connaître ces dessinateurs, de pouvoir avec eux échafauder des projets, de mieux comprendre leur fonctionnement artistique.
La «mode» dans ces années était la ligne claire, j’ai toujours trouvé cette classification totalement triste et ennuyeuse. Ce sont les rencontres qui m’intéressent et j’ai toujours un peu fui les modes. Un livre c’est avant tout le respect du dessin et une amitié. Sans ces deux ingrédients, faire des livres ne m’intéresse pas. Retrouver un dessinateur, un ami, au fil des années pour un nouveau projet est très motivant. Il y a confiance de part et d’autre, cela permet de proposer des ouvrages différents, tout en maintenant une continuité. Ce sont des ouvrages qui n’ont peut-être pas eu un succès immédiat mais dont le tirage fini par s’épuiser et qui deviennent des raretés recherchées.
Ce sont ces mêmes envies qui me font rencontrer des gens comme Bertail, Pat Cab, Troub’s, Mokeït, Blutch, Prudhomme, Ayroles… une nouvelle génération prolifique et dont le talent est déjà incontestable. La seule différence et que cela demande plus de temps pour faire connaître les ouvrages.
Le succès, l’argent sont importants, on peut, avec, se payer des Ferrari, mais ce qui m’importe, c’est de pouvoir croire que mes bouquins ont une âme.

MR : Dans cette diversité d’auteurs une autre chose frappe : la diversité des styles. Entre la grâce épurée d’un Avril et la beauté griffonnée d’un Lolmède il y a un monde. Et pourtant une grande cohérence lie l’ensemble, comment l’expliques-tu ?

AB : Ce qui m’intéresse c’est de pouvoir réaliser avec le dessinateur un ouvrage qui lui soit propre et qui reflète sa véritable recherche graphique. Si l’on tient compte de la personnalité de chaque artiste il est impossible de créer des livres qui soient semblables, ce serait d’ailleurs sans intérêt, chaque dessinateur ayant son univers propre. Chaque ouvrage est une borne, il faut la dépasser et aller plus loin. J’aime repartir sur un nouveau projet avec un dessinateur avec qui j’ai déjà édité un ouvrage, l’axe de pensée et le dessin évoluent, chaque ouvrage ne ressemble pas au précédent. Tu en as un exemple dans le travail réalisé avec Loustal : Ce qu’il attendait d’elles, Nord ou Argentiques sont sur le fond comme sur la forme des ouvrages très différents.
Je n’aurais jamais eu idée d’éditer des auteurs qui soient de la même «famille» de trait. La diversité des talents est tout l’intérêt de la démarche. Se «frotter» avec des caractères, des personnalités différentes fait tout le charme de l’exercice. C’est pourquoi j’ai toujours cherché à travailler avec des talents parfois opposés. Mon seul guide est de n’éditer que des gens qui me plaisent. Ce n’est pas ainsi que l’on devient un éditeur «puissant». Il faut reconnaître qu’il y a une certaine frustration à ne pas pouvoir éditer tous les talents futurs ou présents que l’on rencontre.

MR : On sent là des regrets. Il y a des projets qui t’ont échappé faute de cette «puissance» ?

AB : Les projets non aboutis… mais qui aboutiront peut-être un jour. J’ai eu un projet avec Forest qui n’a rien donné et qui ne se réalisera donc jamais. L’idée était belle, utopique mais possible qu’avec l’appui d’un musée. Forest qui n’a, à ma connaissance jamais été exposé dans le moindre musée, avait des idées et des envies folles, il ferait un tabac aujourd’hui comme «chargé de projets» dans ces établissements.
Je n’ai réalisé qu’un seul ouvrage avec Doury, et un ouvrage avec Martin Matje, là sont mes vrais regrets, leur disparition m’empêchant de les concrétiser. Les autres projets restent à réaliser.

MR : On a parlé des petits jeunes, parlons donc des grands anciens. Ce doit être les seuls que tu n’as pas accompagnés. En effet récemment tu as publié 16 dessins inédits de Gus Bofa pour les Histoires Extraordinaires et les Nouvelles Histoires Extraordinaires d’Edgar Poe, un ouvrage qui s’inscrit bien dans ta ligne mais dont la réalisation a dû être différente des autres. Comment est né cet ouvrage ?

AB : Gus Bofa a été une autre grande rencontre. Je croisais régulièrement Marie Hélène Grosos, nièce de Gus Bofa, dans différents festivals. Elle me proposait régulièrement de réaliser un ouvrage d’après les œuvres de son illustre ancêtre. J’en ai été très flatté mais plusieurs éditeurs publiaient des rééditions d’ouvrages de Bofa. Je ne souhaitais pas marcher sur les plates-bandes d’amis éditeurs qui font très bien leur boulot, comme Cornélius.
Sur l’insistance d’Hélène, je me suis rendu à son atelier où elle m’a ouvert toutes grandes les portes d’une caverne magnifique. Des centaines de dessins de Gus Bofa. Certains cartons recelaient des dessins réalisés pour les nouvelles d’Edgar Poe éditées en 1941 par Gründ, et parmi eux un grand nombre de dessins inédits. Je suis donc reparti avec une cinquante de ces précieux dessins sous le bras. Une grande émotion.

J’ai passé l’été en leur compagnie, essayant de retrouver dans toutes les documentations possibles la genèse de l’édition d’origine. Fidèle à mon désir de ne pas rééditer d’ouvrage j’ai proposé à Marie Hélène Grosos de publier un portfolio de dessins restés inédits, réalisés par Gus Bofa lors de son travail pour les deux ouvrages Histoires Extraordinaires et Nouvelles Histoires Extraordinaires. C’était apporter un petit plus à l’œuvre de Gus Bofa. J’ai fait appel à Éric Seydoux, un grand professionnel de la sérigraphie et un ami avec qui je travaille depuis un grand nombre d’années. Nous sommes arrivés à un rendu identique aux originaux en utilisant une gamme de cinq gris et noirs. Un magnifique travail, dont Éric est coutumier.

MR : L’autre grand ancien est plus surprenant, c’est Robert Doisneau. En effet Le mariage de Paul et Odette est le seul ouvrage de ton catalogue qui ne soit pas un livre de dessin mais de photos.[1] De plus il est co-édité avec Mango. Il apparaît donc comme un ouvrage à part dans ta production. L’union avec Mango vient de toi ou d’eux ? Là encore quelle fut la genèse et l’aventure de ce livre à part ?

AB : Le Mariage de Paul et Odette de Robert Doisneau, est l’histoire d’une autre rencontre. Jean Marc Paty m’a proposé d’éditer un livre de photographies inédites réalisées par Robert Doisneau lors du mariage de ses parents. Doisneau était l’ami de la famille et le témoin des mariés. Éditer un livre de Doisneau ne se refuse pas. Seulement je n’étais pas assez «puissant» pour me permettre une telle édition, en fabrication et surtout avec un système de diffusion très différent de mes livres de dessin. J’ai rencontré les responsables des éditions Mango qui avaient fait appel à moi quelques années auparavant pour un ouvrage sur la Reine Victoria pour effectuer cette co-édition.
J’en ai réalisé la maquette, en étant là encore fidèle à la volonté de l’auteur, les photos n’ont pas été retouchées, elles sont pures, sans les effets que l’on peut retrouver dans certaines photographies exhumées.

MR : En son temps Yves Chaland, autre amoureux des beaux livres, expliquait en parlant des tirages de tête qu’on entrait dans une sorte d’hyper-marchandisation d’un luxe bas de gamme. En gros qu’on accolait vulgairement trois bouts de carton à un livre, avec un tiré-à-part inédit, un marque-page et une signature. Ici plus question d’Art où d’amour du beau livre. Il est clair que ce genre de dérive se multiplie. Quel regard as-tu face à cette tendance jouant avec le fétichisme des collectionneurs ?

AB : Il existe plusieurs formes d’attrape-gogo, beaucoup de tirages de tête ou dits de luxe font partie de cette catégorie. On peut également parler des marque-pages «donnés» à l’achat du livre que certain dénomment ex-libris sans en connaître la fonction exacte, et qui deviennent très vite un commerce lucratif.
Bien souvent le tirage de tête permettait d’engranger quelque argent et de rembourser les frais d’impression, ce que ne parvenait pas faire la seule vente du tirage dit normal. Cela restait acceptable tant que ce n’était qu’un moyen de survie pour certains petits éditeurs qui mettaient dans ces produits une certaine recherche et qualité. Cette pratique est devenue plus douteuse lorsque ces tirages dit de tête sont organisés non pas par les éditeurs mais par certaines chaînes de magasins lors de la sortie de best-sellers. On touche à l’industrie, ce n’est plus mon domaine. Mais si certains aiment et qu’ils sont prêts à payer cher ce qui ne vaudra pas un clou dans quelques années, que grand bien leur fasse.
Pour ma part j’ai la nostalgie de mon premier tirage de tête, celui du Dernier Train Supplémentaire, ou de Rue des Rebuts, tiré sur Vélin d’Arches, relié en peau et contenant un original de Tardi spécialement dessiné pour chaque exemplaire. Une folie, mais qui aujourd’hui me réjouit.

MR : Bien qu’à part dans le milieu de la bande dessinée, car tu en édites finalement très peu, tu es diffusé par le Comptoir des indépendants, présents dans les festivals et la majorité de tes auteurs viennent de ce médium. Quel regard peux-tu porter sur ce milieu ?

AB : La réponse est simple je n’ai aucune opinion ni aucun jugement sur ce marché. Je poursuis tout simplement ce que j’aime faire, les rencontres avec les dessinateurs d’où sortent des idées, des envies, des projets. Je n’aime pas aller nécessairement dans le sens du vent, en fait cela m’ennuierait plutôt. Je ne cherche pas à plaire, ou à déplaire aux libraires qui aiment les piles, je cherche tout simplement à être heureux en faisant ce que je produis.
Je me suis entendu dire que ce que je «produisais» n’était pas dans l’air du temps, j’ai trouvé la remarque très juste mais un peu triste pour mon interlocuteur. Quel problème sa machine à calculer doit se poser chaque soir pour savoir si les piles de son magasin sont dans l’air de notre temps. Est-il si beau que cela notre temps ? N’est-on pas là pour inventer un autre temps ? Je me souviens d’une librairie qui se nommait Temps Futurs…

De la même manière dans le monde de l’« Art »…
Quand j’ai publié Le Dernier train supplémentaire je l’ai présenté à une galerie, pensant qu’il y avait sa place. On m’a ri au nez … de la vulgaire bande dessinée dans leur galerie c’était impensable… Aujourd’hui cette même galerie a mis l’ouvrage en vente lors d’enchères médiatisées. Cela démontre une certaine évolution…

MR : Les éditions Alain Beaulet sont en pleine ébullition en ce moment, avec les petits carnets le rythme s’est accéléré — ce qui n’empêche pas que tu continues de publier des livres et des sérigraphies — peux-tu nous parler des projets à venir ?

AB : Dans un premier temps poursuivre cette collection des Petits Carnets qui me permet de publier beaucoup plus d’auteurs jeunes ou «vétérans».
Parallèlement éditer des ouvrages plus conséquents comme Les Gens de Charles Berberian et Anna Rozen, Art de François Avril, Les Moments Clés de l’Histoire de la bande dessinée de François Ayroles et des projets de portfolio dont un avec le même François Avril qui se nommera Marée basse.

MR : Nous arrivons bientôt à la fin de l’entretien. As-tu en tête des histoires particulières, un livre, une anecdote. Je sais qu’il y en a car tu m’en as raconté de nombreuses…

AB : Derrière chaque livre se cache une histoire. Ces histoires ne sont pas très palpitantes pour le lecteur mais fortes en souvenir pour les protagonistes. Ce ne sont pas des choses à raconter, ou alors plus tard à ses petits enfants, qui n’auront rien à faire du radotage du Papy…

MR : Enfin, question finale, quel conseil donnerais-tu à un apprenti éditeur qui voudrait se lancer ?

AB : Vous y croyez ? Foncez !

[Propos recueillis entre Mai 2008 et Septembre 2008.]

Notes

  1. Depuis, Alain Beaulet a publié deux petits carnets photographiques de Loustal.
Site officiel de Alain Beaulet Editeur
Entretien par en mars 2009