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Capricorne t.13 : Rêve en Cage

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Certains voudraient vous faire croire que la manière optimale de lire Capricorne est la même que pour tous ces «cycles» feuilletonesques qui pullulent depuis un certain temps : comme il s’agit d’un seul récit se suivant sur plusieurs volumes, l’idéal, à la parution de chaque nouveau tome, est forcément de parcourir d’abord l’ensemble des tomes précédents, se remémorer personnages, lieux, enjeux et tout le reste, et seulement après tout ça on ouvre le dernier tome, armé de toute la connaissance nécessaire, prêt à s’insérer dans l’histoire, juste avant la page inaugurale d’un chapitre pas encore défloré. Je ne sais pas si tous les lecteurs suivent ce rituel mais il me semble qu’il s’impose de lui-même : autrement, bien souvent, à moins de posséder une mémoire phénoménale, on n’y comprend plus rien.[1]

Cette méthode comporte certains désavantages, dont celui de retarder la lecture, le temps de se remettre au parfum. Et plus la série est longue, plus le rattrapage est ardu. On pourra tricher, ne lire qu’en diagonale, mais c’est alors le plaisir de lecture que l’on sacrifie pour une question de performance. On lit parce qu’on veut vivre quelque chose, pas parce qu’on veut passer à travers le plus vite possible. L’autre danger, plus sournois, est que cette méthode vous fera forcément lire le tome 1 plus souvent que tous les autres, selon une formule mathématique à la portée du premier venu. À la parution du tome 13 d’une série comme Capricorne, vous vous retrouvez à lire le premier tome pour la treizième fois, alors que vous découvrez le douzième tome pour la seconde fois seulement. Tout cela devient rapidement laborieux.
Avec Andreas, les choses sont encore compliquées du fait que les composantes du feuilleton sont nombreuses et leur enchevêtrement, excessivement complexe : les personnages vont et viennent, empruntent diverses incarnations, des choses qui semblaient acquises à un certain moment redeviennent floues, des enjeux secrets qui paraissaient majeurs se révèlent des leurres monumentaux. Pour espérer s’y retrouver, il faudrait se dessiner un diagramme à côté, à mesure, qui au final ne ferait que multiplier les points d’interrogation. Non seulement il s’agit d’un récit compliqué, mais en plus on ne sait plus trop si ce qu’on lit correspond à ce qu’on devrait retenir. Parfois même, on voit quelque chose de très furtif qui n’aura son sens que plusieurs tomes plus tard. Ainsi chez Andreas la relecture doit se faire également en sens inverse, et chaque nouveau tome n’en est pas moins une porte d’entrée potentielle à la série, parmi d’autres.[2]

Sincèrement, tout ça ne m’est pas apparu d’emblée et j’ouvrais d’abord ce tome 13 de Capricorne avec l’intention de feuilleter sans lire, intrigué par le découpage particulier de ses planches (j’y reviendrai). Bien entendu, dès la page deux, j’étais devenu lecteur et j’avais oublié mon projet de me remettre d’abord dans le bain, à tout le moins relire les quelques épisodes parus depuis le Passage. Je me lançai dans ce Rêve en cage sans préparation sinon muni de très vagues souvenirs. Et comme il s’agit d’un chapitre particulièrement gourmand de références aux tomes précédents, j’ai assez rapidement laissé tomber tout espoir de compréhension effective. Mais j’ai tout lu et goulûment, retrouvant d’autant plus facilement les impressions que j’avais conservées, bien mieux que les tenants et aboutissants des tomes précédents, eux tombés depuis longtemps dans un oubli vorace.
Ce Rêve en cage, c’est un rêve de Capricorne, personnage-titre de la série, qui est un astrologue, mais du genre sceptique (ce qui ne va pas vraiment de soi dans cet univers constamment infiltré par le fantastique). Et dans ce rêve il revoit, pêle-mêle, des éléments de ses aventures antérieures. Lui apprendront-elles quelque chose de nouveau ? Y aura-t-il des révélations cruciales pour la suite ? Ou est-ce qu’on ne refermera pas plutôt le livre sur une conclusion du genre : Ce n’était qu’un rêve… ? Un sceptique ne rêve jamais qu’en cage, c’est entendu : le rêve est un univers clos, une digestion de l’inconscient peut-être, pas une manifestation prémonitoire : le rêve ne s’évade jamais dans le «monde réel». Si ça se passe en rêve c’est que ça n’est pas vraiment la réalité… D’emblée l’auteur nous avertit donc : cette histoire sera un cul de sac sans conséquence : une descente vers un centre élusif.

Andreas — c’est un lieu commun — est un maître du découpage. Pour cette seule raison, ses œuvres ne seront jamais du sous-cinéma ou de la sous-littérature : ce sont des bandes dessinées irréductibles. Peu d’auteurs sont à ce point obsédés par des questions de forme qu’ils prennent ces questions comme point de départ à chacun de leurs récits.[3] C’est ainsi, après tout, qu’est né Capricorne : voulant introduire l’astrologue au sein de la série Rork, Andreas en a fait le héros de cinq aventures imaginaires, dont il nous donnera pour chacune le titre, une citation et une illustration pleine page style gravure. L’Objet, Électricité, Deliah, le Cube numérique, le Secret : énumération forcément magique de romans d’aventure rêvés. Nous sommes aux environs de chez Borges et de ses livres qui n’existent pas. Sauf qu’Andreas est à la fois Borges et Pierre Ménard : il conçoit l’idée et la réalise. Les cinq titres ne se contentent pas longtemps d’être imaginaires et se matérialisent bientôt en véritables livres. On se délectera de la même manière, à chaque quatrième de couverture, de l’annonce des prochains tomes, par exemple ce tome 14 déjà annoncé au titre formidablement andreassien : l’Opération.

Il y a une pensée d’architecte chez Andreas : le plan d’abord, puis la réalisation. Le plan n’est pas qu’un scénario, il est surtout un ordre qui précède ce scénario, lui impose sa forme finale. Les livres ne s’enchaînent pas de manière ordinaire : leur place relève d’un véritable plan d’urbanisme. Ici une maison, là une usine, ici un parc, là une autoroute, ici un musée, là un chantier. Les étapes de l’histoire ne sont pas tant des «cycles» (au sens souvent utilisé en bande dessinée) que des phases de développement. Le numéro de tome est davantage une adresse qu’une mesure de temps passé.
Est-ce à dire qu’Andreas commence chacun de ses projets ainsi, le plan déjà tout en tête, ne reste qu’à construire ? J’espère bien que non. Ce qu’il me semble, c’est qu’au contraire l’auteur ne sait jamais précisément où il va lorsqu’il se lance dans un grand récit. Je pense par exemple à Rork, qui au départ n’était rien d’autre qu’une série de courts récits fantastiques paraissant dans Tintin. L’éditeur proposant de faire un livre de cette série éparse, l’auteur reprend tous ces fragments et les rapproche, fait exister entre eux des liens auparavant invisibles. En deux livres, Andreas imprime une cohérence là où il n’y avait que matière diffuse. Cinq volumes supplémentaires compléteront la série, nouveaux coups de dés, nouveaux éléments, nouveaux dénouements, nouvelles cohérences. Rien de tout ça n’avait été prévu d’avance. L’architecture de Rork, on le voit, est improvisée au fur et à mesure. Capricorne est sans doute plus «composé» mais sans doute pas au point de ne plus réserver de surprises à son créateur. Il y a assurément une part d’impondérable dans la construction de ces récits, ce qui est normal vu la taille des structures créées. C’est l’architecture improvisée qui s’impose alors comme méthode de construction, dont l’objet n’est pas tant la conception d’une structure que la création de modules qui s’emboîteront de façons diverses entre eux ; la forme de la structure, son «point oméga» apparaît de la simple nécessité de chaque emboîtement, non par volonté téléologique du créateur.

Mais je m’égare. C’est normal, me direz-vous, on est chez Andreas. Ne disais-je pas plus haut que ces histoires sont trop complexes, qu’on ne s’y retrouve qu’avec peine ? Ce que nous savons maintenant, c’est que l’auteur lui-même s’y perd volontiers, que ses plans sont susceptibles d’être modifiés en cours de récit. Oh, bien sûr, on peut lire tout ça en se demandant : Mais comment ça va finir ? On peut attendre le dénouement, les explications, peine perdue : les explications iront à l’inverse du sens commun, le dénouement ne permettra l’accès qu’à un nouveau sac de nœuds. Rien de conclusif dans cette œuvre, juste une multiplication de pistes comme autant de manières d’apprêter les ingrédients. Ce qui fait le sel de cette série, encore et toujours, c’est cette obstination à construire un récit à partir d’éléments formels qui a priori ne racontent rien. Ici, par exemple, Andreas découpe systématiquement chaque page en vingt cases formant un motif de cage. Cases qui ne se lisent plus forcément de droite à gauche et de haut en bas mais qui relèvent d’une mise en page polydirectionnelle de laquelle est subordonné le récit (et non pas le contraire). Une case n’est plus un élément constitutif de la narration, elle n’est plus qu’une division arbitraire de la page : nous sommes en présence d’un cas très avancé de tressage.[4]
On le sait, Groensteen définit le tressage comme une lecture à un niveau au-delà de la séquence, une appréciation de la page d’un point de vue plastique, mais qui n’oublie pas le récit qui s’y déroule (il ne s’agit donc pas d’un point de vue purement plastique). Avec Rêve en cage, Andreas appelle très spécifiquement cette capacité qu’a le lecteur de bande dessinée de parcourir une page dans toutes les directions, séquentiellement autant que graphiquement, et d’en tirer rapidement un sens. Il ne brouille pas indûment la lecture, au contraire : il l’enrichit en lui donnant des possibilités supplémentaires d’élucidation.

Encore là se retrouve le principe de base d’une «série» qui interdit d’être lue dans une seule et unique direction. Ce tome 13 est donc à la fois le premier et le dernier, étape, révélation, seuil d’entrée, porte de sortie. Comme les autres tomes, il est peuplé d’invididus aux noms improbables, froids et dépourvus d’affect, accomplissant des actions hautement mystérieuses dans des buts qui nous échappent. On n’y croit pas, on n’a pas à y croire. Le lire avec ou sans la mémoire des tomes précédents revient au même. La familiarité n’est ici pas plus précieuse que l’oubli. Tout n’est jamais clair que dans la page qui se trouve sous nos yeux, et pour autant que nous acceptons de l’habiter. Andreas se nourrit de l’intelligence de la bande dessinée : c’est là son thème et son propos, mais sans vraiment trop le montrer, parce qu’au final, ce qui compte, c’est de raconter une histoire — une histoire d’évasion, par exemple — et que la forme se montrera toujours d’elle-même sans qu’il soit nécessaire de la souligner. Ce qui est également une importante leçon de bande dessinée.

Notes

  1. Je me rappelle par exemple de cette expérience de lecture décevante : ayant en mains le tome 3 de telle série Delcourt empruntée à la bibliothèque et dont je n’avais jamais lu les volumes antérieurs (le nom de la série n’a pas d’importance), je me retrouvai démuni, incapable de suivre l’intrigue ou même de m’intéresser aux personnages.
  2. De là l’affinité de Capricorne avec une série comme Donjon, dont Andreas a d’ailleurs dessiné un Monsters : la Carte majeure.
  3. Outre Andreas, on pensera à Chris Ware, Marc-Antoine Mathieu ou à certains livres de Lewis Trondheim attribués à des auteurs imaginaires. On pensera aussi à l’Oubapo, bien entendu, mais déjà on est dans une visée différente, où la forme est à la fois le point de départ et d’arrivée.
  4. Sur le tressage, voir Thierry Groensteen, Système de la bande dessinée, PUF, p. 173 et suivantes.
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Chroniqué par en juillet 2009