Chronographie

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Deux visages, d’une mère et d’une fille ou inversement. Ainsi dessinés, accolés, ils se suivent, se déroulent, font une bande en dessins et peintures matérialisant la direction de la flèche dite du temps.

Deux cent soixante treize sessions de deux heures sur dix ans,[1] l’une en avait 31 et l’autre 7 quand elles ont commencé à poser pour chacune.[2] Une expérience cadencée prenant son temps, montrant deux regards en une multitude d’instants de «pose», pour dire le temps qui coule, pour le saisir en portraits qui seraient moins de visages que ceux d’une dimension imperceptible.

Tout au long de ces années, Dominique sait faire et cherche à savoir. Au début, Nikita s’amuse et apprend, ensuite elle saura faire et cherchera elle aussi. La mère expérimente, scrute son enfant en ombres et volumes, la petite fille cerne, contourne, cherche à saisir par le trait.[3] Ombres, volumes viennent ensuite, petit à petit, avec le temps, l’expérience.[4]

Toutes ces années le protocole est le même, beau et simple, il luttera contre les habitudes par la variété des techniques[5] et des supports.[6] Expérimenter, apprendre, comprendre. Le reste, les saisons et le passage de l’enfance à l’adultat en découlent, font les repères familiers donnant un début, une fin et donc une histoire. Celle-ci n’est pas que celle de deux femmes, elle est aussi celle du lecteur actuel qui aura forcément partagé cette chronologie.[7]

Chronographie est un titre choisi avec la même remarquable intelligence qui a été mis à élaborer cette expérience qui fera date. Il contient le «graphie» de photographie auquel renvoie l’idée de «pose» et de session[8] ainsi que de protocole,[9] ; mais aussi celle «d’écrire, le temps», de s’y mesurer,[10] de l’observer[11] ici entre quatre yeux.

La mise en page de tous ces dessins est extrêmement travaillée. S’il y a bien une double-page par séance, il n’y a pas de place assujettie, qui verrait le portrait de l’une à gauche et de l’autre à droite répété sur des centaines de pages. Ce livre n’a pas des velléités de folioscope géant, son sujet n’est pas la métamorphose. Les portraits de la mère et de la fille changent de place, se répondent du regard ou au contraire semblent s’éviter. Comme les séances pouvaient commencer par qui le désirait, la mise en page semble y faire écho tout en se jouant du contenu des dessins[12] et parfois de leur multiplicité.[13] De cette manière, c’est aussi moins l’idée de face à face que d’un cheminement croisé et parallèle qui se construit. Dominique Goblet et Nikita Fossoul ne se font pas un duel graphique, elles s’observent tour à tour, prennent du temps — Le temps — pour être immobile, être un modèle pour chacune. Il n’y a pas réflexion, qui introduirait l’image trompeuse de miroir et de ressemblance, mais tentative, recherche, de compréhension.

Chronographie est de l’expérience et est une expérience. Il s’agit de comprendre par le trait et la matière picturale, de l’inscrire dans le temps et dans le page d’un livre. Ces images ne s’accordent donc pas à un style, à une école, etc. «Travail sur le temps», sur «la nature du lien»[14] elles sont faites pour être reproduites, être reliées, être séparées par la pliure de la double-page, et se trouver dans un de ces ouvrages attachés à la neuvième chose que l’on appel albums comme ceux où l’on colle/collait les photographies.

Dans les premiers portraits de Nikita,[15] la jeune fille a le plus souvent les paupières semblant clauses par des regards (ailleurs) qu’elle porte de côté ou vers le bas. Sept ans alors, ne sachant lire que depuis quelques mois, elle est dans sa condition d’enfant qui ne maîtrise pas totalement le langage ici matérialisé par l’image à réaliser, d’un visage à saisir, d’un portrait à faire. Ce n’est pas sa mère qui la croque, qui la dessine, et qu’elle n’ose pas regarder, mais l’image que celle-ci va faire d’elle, son portrait dans l’inconscient ou la lucidité du geste parental lui offrant une image de soi, qu’alors, justement, elle ébauche encore en elle. Dix ans plus tard, elles-mêmes entre traits (de visage, d’esprit) et matière (chair), les deux femmes partagent un même regard (voir, savoir être vu), la filiation s’y délinée, s’y dépeint.

Notes

  1. Soit presque 23 jours de leurs vies.
  2. Soit un quart de la vie de Dominique Goblet et plus de la moitié de celle de Nikita Fossoul.
  3. Prendre et apprendre. Faire les traits d’un visage.
  4. Ils apparaissent quasi au milieu du livre en septembre 2002.
  5. Crayons, stylo, pastels, collages, feutres, peintures diverses, etc.
  6. Toutes sortes de papiers.
  7. Bientôt, avec le temps, dans peu de temps, ce sera de moins en moins vrai pour ne plus l’être un jour, bien entendu.
  8. «Session», mot employé par les auteures, c’est étymologiquement le «fait d’être assis».
  9. Je pense à certains travaux photographiques comme par exemple, les sœurs Brown de Nicholas Nixon, ou la façon de se photographier a chaque séance de travail terminée, de Roman Opalka.
  10. On utilise un chronographe pour mesurer une «durée d’un phénomène ou d’une action».
  11. Chronoscopie.
  12. Qui peuvent contenir des mots, des phrases.
  13. Certains dessins sont des séries. Cela peut être lié aux techniques employées.
  14. Propos extraits de la postface de Dominique Goblet.
  15. Notons que le livre commence par un portrait de Nikita Fossoul et se termine par celui de sa mère.
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Chroniqué par en juin 2010

→ Aussi chroniqué par Pilau Daures en décembre 2013 lire sa chronique