La Colline aux Mille Croix

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Hauteur d’où l’on voit, mais hauteur d’où l’on est vu. La scène sera ce piton rocheux, le décor ce château construit dessus. On en saura les étapes de construction en plongeant dans l’histoire par paliers successifs. L’orientation, le nom de certaines pièces, entrées, tout cela sera précisé aussi, mais sans pour autant effacer l’aspect labyrinthique d’une architecture d’accumulation au fil des siècles, comme pour mieux matérialiser les racines du drame qui va se jouer devant nous, voir son enchevêtrement dans le temps à la fois comme aboutissement et persistance de ce qui n’est que construction humaine. L’écheveau sera de pierres accumulées qui feront ruine, masse métaphore projetant sa dureté et son inertie dans le destin de personnages perdus dans des conflits maquillés d’idéaux religieux.
Ce château s’appelle Rocmirail,[1] et se trouve dans «les basses marches[2] du Rouergue».

Après le lieu, une date : 1588. La France est en pleine guerre de religions, conflit qui ici sera à l’échelle d’une famille, petite noblesse de province.
Pourquoi s’y intéresser ? Parce qu’elle reflète une autre histoire, à l’antique, à la grecque, manière dont on se soucie surtout si l’on est du XIXe siècle. C’est justement par un historien de cette époque que cette histoire va remonter jusqu’à nous. C’est de lui que la lumière viendra, que la vie de Luce[3] nous sera montrée à l’aune (à moins qu’elle n’éclaire) d’un autre drame : celui d’Antigone.
Comme la fille d’Œdipe, Luce de Mirail, née Dalmayrac, s’oppose à son oncle à propos de la sépulture de son frère, acmé d’un drame couvant depuis des générations. Comme elle, elle en mourra. Brûlée vive, elle aura pour tombeau une colline, un arbre et sa place dans la mémoire d’habitants de la région qui y feront pèlerinage. Elle deviendra figure de résistance, de celle de la femme au-delà des conflits entre hommes, entièrement dédiés à la quête du pouvoir et la survie de leur patronyme.

La colline aux mille croix est un livre discret mais d’une très grande force. Les auteurs transposent un quasi mythe dans l’imaginaire d’une région.[4]
Histoire liée au théâtre depuis toujours,[5] cette région en devient alors une scène avec son décor, et les personnages deviennent acteurs. Ce livre n’est pas pour autant du théâtre en bande dessinée mais plutôt du «théâtre filmé» en bande dessinée.[6]

Christian Perrissin crée des images charbonneuses aux noirs et blancs contrastés qui évoquent un cinéma des années quarante ou cinquante. La posture de ses personnages renvoie en écho à un scénario qui, s’il ne fonctionne pas comme une pièce, trouve son moteur, son cœur, dans une œuvre antique majeure du monde des planches, qu’accentue l’idée de transposition souvent pratiquée au théâtre quand il s’agit de monter un classique du répertoire.[7]
La typographie des bulles, récitatifs ou narratifs, souvent décriée par certains commentateurs, participe pourtant à cette étrange texture de l’image, intégrant l’idée d’un autre filtre intermédiaire, faisant du livre un cinéroman, un roman-photo d’un film des années quarante-cinquante inspiré d’une pièce de théâtre.

Une mise en abîme de plus, par l’image cette fois, qui s’ajoute à celle de l’historien du XIXe siècle et qui ensemble disent cette distance et cette actualité, disent ce jeu de la transposition et la volonté de chercher ce qui fait résistance au temps, en même temps que Luce/Antigone le fait au pouvoir des hommes. Les auteurs charpentent ainsi leur scénario, lui donnant assise culturelle pour mieux affirmer une histoire qu’ils ont inventée. Un entremêlement savant, mutuel et constant, entre temporel et intemporel, distillant à la fois acuité et flou, pour entretenir sans effets une tension dramatique et psychologique remarquable.

Notes

  1. Roche d’où et que l’on «miraille», c’est-à-dire voir. «Mirail» peut aussi désigner un miroir au moyen-âge. Mot proche de l’espagnol «Mirar», regarder.
  2. Position du spectateur devant la scène.
  3. «Luce», lumière en italien, «Luz» en espagnol.
  4. Le Rouergue.
  5. Depuis Sophocle.
  6. Décrire au moyen de récitatifs, l’histoire où la fonction de certains espaces du château où les personnages évoluent, se déplacent, donne aussi l’idée qu’ils jouent dans un monument historique, qu’ils ont un statut entre fantômes et acteurs se produisant aujourd’hui, par exemple, dans un lieu de mémoire au cours d’un festival d’été consacré au théâtre, ou d’une reconstitution en décor naturels pour le cinéma ou la télévision, etc.
  7. Et au mythe d’Antigone en particulier. Antigone d’Anouilh est un exemple de transposition, puisqu’elle magnifiait la résistance du personnage dans le contexte de la France des années quarante.
Chroniqué par en mars 2010