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Les Derniers Jours d’un Immortel

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A force de la voir au futur toujours plus loin dans l’au-delà de ce ciel bouché, on oublie que faire de la science-fiction, c’est remplacer l’imparfait d’«Il était une fois» par le conditionnel.

«Il serait». «Être» ainsi conjugué, pour raconter l’humain par ce temps qui contient le doute et l’hypothèse scientifique, qui contient ce jeu sur les conditions qui nous sont familières, qui font notre présent carcéral. Comme dans un laboratoire, déterminons un élément qui compose notre sujet et changeons-le pour voir, pour comprendre ce qui va se passer, ce qui le détermine. Parmi ce qui fait la condition humaine, partons de celle, peut-être fondamentale, qui fait que l’on se sait mortel. Oui, on va mourir un jour. Alors imaginons le contraire, celle bien plus imaginable du pouvoir vivre sans mourir, sans vieillir (mort lente), celle d’être des humains immortels.
Comment pourrions-nous l’être ? Par la magie ? Non, cela retirerait un possible, une proximité. Plutôt par la science, une science tellement complexe qu’elle serait le fruit de siècles de recherche, qu’elle en serait presque magique dans son abstrusion pour un humain du XXIe siècle. Le résultat en serait que le corps serait désormais le support interchangeable d’un esprit lui-même reproductible. La reproduction ne serait plus la survie de l’espèce mais bien plutôt celle, littérale, de l’individu.
Comment un tel monde, un tel récit, nous resterait intelligible ? Parce qu’il y a une condition qui change et qui change tout, mais beaucoup d’autres qui demeurent. Même à une échelle interstellaire, les questions de l’autre, de l’identité individuelle, du plaisir, restent fondamentales. Les émotions perdurent, vont du sentiment amoureux à la colère qui pousserait au crime. C’est dans ces allers et retours multiples que la fiction se créée, que les nuances s’immiscent créant distance et proximité.
Toute l’intelligence du scénario de Vehlmann est d’explorer au plus près cet espace. Peut-on tuer un immortel ? Peut-on vouloir ne jamais mourir ? Quelles sont les relations entre individus quand le corps n’est plus l’élément identitaire fondamental ? Comment aime-t-on alors ? Peut-on aimer ? Peut-on vouloir des enfants ? De quoi se souvient-on ? Ce temps infini et cette dématérialisation permettant de franchir les plus grandes distances, comment se confronte-t-on à l’altérité radicale extrahumaine ? Etc.
Le titre, en s’inspirant du roman de Hugo,[1] fonctionne comme un oxymore et introduit en second plan l’idée d’êtres condamnés. Il est la résonnance d’une histoire qui commence comme un roman policier dans ce paradis lointain et se termine comme un conte philosophique. Un titre judicieusement trouvé qui contiendrait le refus de la peine de mort[2] et sa possibilité pour un être se définissant justement comme ne pouvant y être sujet. L’immortalité n’éliminerait pas le vouloir mourir un de ces jours.[3]

Le personnage principal s’appelle Elijah, il appartient à la «police philosophique». Une administration interstellaire où le premier terme de son intitulé n’est en contradiction avec le second qu’en apparence, car si elle maintient bien un ordre, elle a plus à voir avec le sens un peu perdu de «la civilité par la culture» du verbe «policer». En cela, Elijah en est le champion, il résout l’insoluble, les cabales spontanées nées d’une profonde différence entre des êtres aux distinctions physiques et culturelles radicales. Les conflits naissent d’une aporie de communication dont il trouve un langage caché et les moyens de l’exprimer.
Cette empathie universelle semble pourtant être mise à défaut avec ses proches, mais aussi avec lui-même. Son désir de parler avec ses «échos»,[4] le «départ»[5] de son conjoint qui ne le lui avait pas annoncé, sont parmi les pages les plus réussies de cet album.[6]
Fabien Velhmann porte une attention constante impressionnante aux détails et implications de son scénario. Loin de toute quincaillerie technologique et d’actions tape-à-l’œil, c’est une science(-humaine)-fiction[7] extrêmement rare en bande dessinée qui est développée ici, qui puiserait ses sources dans les romans de John Varley ou les nouvelles de Robert Silverberg[8]

Les choix graphiques de Gwen de Bonneval accompagnent avec la même profondeur les arcanes de l’histoire, cherchant ses décors et une sobriété graphique dans une abstraction formelle telle qu’on pouvait la concevoir dans les années soixante, voire soixante-dix s’il l’on pense à La planète sauvage de René Laloux et Roland Topor.
L’écueil en aurait pu être une sorte de rétro-futurisme. Péril heureusement évité par un dessinateur attentif à la nature philosophique du récit. Sensible aux conditions lui aussi, il ne cherche pas à illustrer ce qui sera, à faire illusion d’un improbable futur, mais bien à étayer ce qui serait, à porter les perspectives du scénario par une épure.

Notes

  1. Le dernier jour d’un condamné – 1829.
  2. Au sens large, notre condition mortelle vécue comme une peine.
  3. A la différence du titre de Hugo, «derniers jours» est au pluriel.
  4. Ses clones.
  5. Choisir de mourir.
  6. Le sexe n’est plus fondamental dans les relations amoureuses de cette société puisque l’on peut changer de corps et donc de sexe. De même pour l’âge du corps, on peut endosser celui d’un vieillard ou celui d’un enfant comme le fait une des partenaires d’Elijah. Avec une telle maîtrise biologique, le sexe n’y est plus non plus le summum du plaisir, il est qualifié de «fade» par rapport aux «plaisirs artificiels». Tous ces détails sont autant de conséquences sociales et comportementales suggérées avec finesse par le scénariste.
  7. Anthropologique, éthologique, ethnologique, psychologique, sociologique, sémiologique, philosophique, etc.
  8. Celles des années 60 – 70.
Site officiel de Gwen de Bonneval
Chroniqué par en avril 2010