Des clics et du sens

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Après avoir manifesté tout mon enthousiasme pour une bande dessinée interactive, il est temps de déballer ce paquet cadeau légué à la fin de mon précédent texte et de découvrir son contenu. La question à laquelle tentera de répondre ce texte est la suivante : comment une bande dessinée numérique profite plus ou moins du potentiel des technologies numériques, interactivité en tête, pour produire du sens ?

L’attractivité de l’interactivité
Il ne s’agira nullement ici de projection dans un avenir plus ou moins proche, ni d’utilisation massive du conditionnel. Si je privilégie la bande dessinée interactive et si je peux en parler, c’est bien parce qu’elle existe déjà, si d’aucun en doutait encore. Opération Teddy Bear[1] peut être considérée comme la première bande dessinée interactive produite en France, c’était en 1996. Divers éditeurs ont tenté l’aventure à la fin des années 1990, je citerai des exemples plus loin. Fred Boot et Frédéric Boilet ont aussi expérimenté la chose avec une créativité certaine au début des années 2000, à travers la «nouvelle manga digitale».[2] Moon Armstrong a ouvert fin 2009 un blog débordant d’inventivité. Moi-même ai réalisé deux bandes dessinées interactives dans le cadre de mes études.[3] Ces quelques rappels pour tous ceux à qui il échapperait encore que des auteurs ont toujours été attirés par l’interactivité, et surtout que la bande dessinée numérique francophone n’est pas née avec le blog-bd dans les années 2000. D’ailleurs, si au sens strict les planches diffusées via les blogs relèvent bien de données numériques, on peut se demander si elles relèvent vraiment du médium «bande dessinée numérique». Numériser et poster une planche suffit-il pour parler d’œuvre numérique ? La suite de l’article devrait éclairer ce point, mais on peut déjà retenir une sentence : le blog ne fait pas le numérique. D’ailleurs si je vais parler plus loin de certains blogs-bd, ce n’est pas à propos de ce support lui-même mais du contenu de certains d’entre eux.

Si le support ne fait pas le numérique, c’est du côté du fonctionnement interne des œuvres qu’il faut lorgner. Rappelons que j’avais défini dans un élan théorique trois ensembles auxquels peut appartenir une bande dessinée numérique : l’animation, le multimédia, l’interactivité. Cette première typologie est plutôt bancale : ces différents ensembles se chevauchent à divers degrés. De plus, cette classification ne saurait être exhaustive : on peut par exemple y ajouter les bandes dessinées participatives et collaboratives, au sens où Internet en facilite énormément la conception.

L’interactivité pivot du numérique
Reprenons ces quatre ensembles et voyons quelles raisons me poussent à en «disqualifier» trois, au profit de l’interactivité. Attention : je n’excommunie pas l’un ou l’autre de ces ensembles, d’abord parce qu’ils ont tous leurs spécificités, intérêts et défauts propres, ensuite parce qu’ils fonctionnent en symbiose. Plus précisément, une bande dessinée numérique pourra tendre principalement vers l’une de ces catégories (par exemple l’animation) tout en se rangeant tout ou partie dans une autre (une bande dessinée «animée» n’est-elle pas aussi multimédia ?). Une seule de ces catégories me semble réellement propre au numérique et traverser toutes les autres : l’interactivité. C’est pourquoi je la considère comme le catalyseur de la création numérique et je la mets en avant.

Je l’ai déjà mentionné dans mon précédent article, l’animation n’a pas attendu l’informatique et n’est donc pas propre à ce domaine. Tendre vers l’animation, c’est aussi courir le risque de basculer dans le dessin animé proprement dit. La frontière est ténue entre certains motion comics et le film d’animation. Je pense ici à Turnaround[4] , qui a été envisagé comme un dessin animé dont l’esthétique s’inspire de la bande dessinée, mais qui dans sa forme effective n’est rien d’autre qu’un motion comic. Peut-être que le motion comics lui-même est déjà de l’autre côté de la frontière : devant Turnaround, notre activité n’est pas celle d’un lecteur, mais bien plus proche de celle d’un spectateur de cinéma (un «visionneur» si l’on veut).

Le qualificatif «multimédia» est à tout le moins polysémique et il apparaît bien difficile d’en donner une définition exacte. Si on s’en réfère à l’étymologie, serait multimédia une œuvre qui comporte plusieurs média. François Schuiten et Benoît Peeters notent que cela s’applique déjà à l’opéra,[5] Annick Bureaud à la messe catholique[6] . Si l’on s’en tient au strict domaine des œuvres numériques, toutes seraient multimédia, puisque intègrent des media non numériques (image, son, mouvement, voire peinture, musique, danse, sculpture…) et les mêlent à des propriétés inhérentes au médium «informatique» (à commencer par l’encodage en suite de 0 et 1, qui réduit tous les media et toutes les œuvres à un seul et unique matériau). Au sens courant, multimédia qualifie des œuvres qui présentent à la perception du spectateur différents média réunit en un seul «objet», qui est l’œuvre multimédia en question. Dans un sens comme dans l’autre, la majorité des œuvres numériques sont multimédia.[7] Le plus souvent, l’accès aux différentes composantes de l’œuvre multimédia nécessite des interventions de l’utilisateur, à commencer par le clic. L’interactivité est donc la propriété la plus visible du médium «informatique» que l’on retrouve dans le «mix» proposée par l’œuvre multimédia ; et à laquelle elle se trouve subordonnée car cette propriété en détermine rien de moins que l’accès.

Nouvelle catégorie que je mentionne aujourd’hui : les œuvres participatives et collaboratives. La raison de la «disqualification» est ici très simple : comme pour l’animation, ces créations ne sont pas nées des technologies numériques, dont les surréalistes se passaient bien pour produire leurs cadavres exquis, même si ces technologies ont permis d’en renouveler les formes et ont grandement facilité leur développement.[8]

Reste l’interactivité, et l’objection suivante : la bande dessinée interactive court elle aussi le risque de basculer dans un autre médium, le jeu vidéo. Etrangement, après avoir étudié quantité de bandes dessinées interactives (je détaillerai des exemples plus loin), je n’ai pas encore rencontré ce type de basculement, qui est pourtant très clairement observable dans d’autres ensembles (comme le cas des motion comics). Faute d’avoir étudié ce phénomène, je n’ai pas encore d’explications à y donner et je me bornerai ici à ce seul début d’hypothèse : la bande dessinée interactive serait avant tout un récit nécessitant du jeu ponctuellement quand le jeu vidéo serait avant tout un jeu nécessitant un récit. Autre objection quant à l’interactivité : on peut dire qu’elle non plus n’est pas propre à l’informatique car nous savons tous que c’est le regardeur qui fait l’œuvre. Comme toujours, tout est question de définition. Le problème d’une définition large est très simple : toute œuvre est interactive car un spectateur «échange» avec elle, et ce terme n’a même plus lieu d’être ! Si l’on s’en tient à la définition la plus stricte telle que la donne Annick Bureaud, on découvre que le terme «interactivité» est né avec et pour l’informatique. Son utilisation à tout-va hors de ce domaine est donc impropre et souvent anachronique. C’est de plus la Propriété avec un grand P de l’informatique et en conséquence de l’œuvre numérique, car toute œuvre, tout «objet» numérique nécessite une activation. Aucun n’existe «réellement» : ils ne sont que potentiels, virtuels, des suites de 0 et de 1, tant que rien ni personne ne les active. Et c’est seulement sous cette activation extérieure, donc interactive, que l’œuvre numérique «se crée», au sens le plus strict, et se met à exister sous une forme perceptible. Sans interactivité, pas d’œuvre, seulement un programme, un potentiel.

Des interactivités
Résumons les premières étapes de la démonstration. Cantonner la bande dessinée numérique au player standard ou à la planche numérisée ne suffit pas pour parler de bande dessinée numérique. En effet, celle-ci ne commence que quand elle s’engouffre dans l’un ou l’autre de ces ensembles : multimédia, animation, interactivité, participation/collaboration, etc. Pousser la bande dessinée numérique vers les limites de l’un ou l’autre de ces ensembles induit le risque de quitter ce médium pour basculer dans un autre. Souffrant moins de ce «défaut», l’interactivité est aussi le seul dénominateur commun de tous ces ensemble : l’œuvre n’existe simplement pas sans elle car dans un premier moment, celui de l’activation, toute œuvre est interactive. On en déduit que toute bande dessinée numérique est interactive, et on se demande pourquoi je tape autant de lignes. Tout simplement parce que je m’intéresse à un second moment : celui à partir duquel l’œuvre existe déjà,[9] et où le spectateur la contemple. Ce second moment, c’est celui de la lecture, sous toutes les formes qu’elle peut prendre, de notre bande dessinée numérique.

Et voilà de retour l’objection que je mentionnais déjà dans mon précédent article : la simple planche numérisée, s’il faut scroller pour pouvoir la lire, est déjà interactive. C’est totalement vrai et c’est là le nœud de mon propos : il y a différentes «interactivités», certaines purement ergonomiques, d’autres qui font sens, ce sont ces dernières qui font la bande dessinée interactive. Il va donc convenir ici de dresser une typologie de ces «interactivités».

Interactivité endogène vs interactivité exogène
Un poncif lorsqu’on parle d’interactivité est d’opposer des dispositifs relevant de la navigation, qui seraient extérieurs ou exogènes à l’œuvre, à des dispositifs relevant de l’œuvre, qui seraient donc internes ou endogènes à celle-ci. En réalité, dispositif navigationnel et dispositif exogène ne sont pas synonymes.

Il faut commencer par regarder la fonction du dispositif. Distinguer un dispositif dont la fonction est de naviguer dans l’œuvre d’un dispositif dont ce n’est pas la fonction paraît plutôt simple. La complication est qu’un dispositif interactif peut cumuler plusieurs fonctions. Ainsi un dispositif dont la fonction première est de naviguer dans l’œuvre n’en sera pas pour autant dénué de sens au sein de celle-ci. Réciproquement, un dispositif dont la fonction première est d’être un élément moteur du récit pourra également servir à naviguer. De fait, déterminer si un dispositif est navigationnel ou appartient à l’œuvre ne permet pas de dire s’il est externe ou interne à celle-ci : il s’agit bien de deux tiroirs différents.

Puisque la question de la navigation ne permet pas de dire d’un dispositif s’il est endogène ou exogène, il faut chercher ailleurs. Cet ailleurs n’est rien d’autre que le récit lui-même. Si manipuler un dispositif relève d’une «participation» du lecteur au récit, alors le dispositif est endogène. Faire défiler une planche toute en hauteur sur un blog relève d’une manipulation extérieure au récit, donc exogène.

The killer, adaptation du tome 1 de la série Le tueur[10] comprend des dispositifs endogènes. L’un de ceux-ci propose au spectateur de servir un verre au héros en survolant de la souris la bouteille que ce dernier tient à la main. Quittant cette zone, on relève la bouteille. Un second propose d’emprunter momentanément le fusil à lunette du héros. Le lecteur, œil dans le viseur, se trouve mis face à la tentation de «descendre» le premier passant venu dans la rue. En utilisant ces deux dispositifs, sur lesquels je vais m’étendre un peu plus loin, le lecteur intervient, agit sur (ou dans) le récit.

On évitera par ailleurs de tomber dans le piège suivant : ce n’est pas parce qu’un dispositif interactif prend place dans l’image elle-même qu’il est endogène. Dans l’adaptation du tome 1 des Epatantes aventures de Jules,[11] la navigation s’effectue en cliquant sur des éléments de l’image (cases, bulles, personnages) pour afficher la case suivante. Bien qu’inscrit dans l’image,[12] ces dispositifs sont exogènes à l’œuvre car le lecteur n’intervient pas dans le récit ; et relève uniquement de la navigation d’autre part.

Interactivité ajoutée vs interactivité intégrée
Déterminer si un dispositif interactif est exogène ou endogène à l’œuvre ne nous dit cependant encore rien de son implication dans la production du sens. Hypothèse : certains dispositifs auront un impact sémantique fort quand d’autres auront un impact sémantique faible. Dans un premier temps, on peut supposer qu’une bande dessinée conçue pour les supports numériques, dont l’interactivité est théoriquement prise en compte dès l’écriture du scénario, proposera des dispositifs dont l’impact sera plus fort que chez celles adaptées du papier au numérique, et pour lesquelles l’interactivité est un élément additionnel. Suivant Ariane Mallender,[13] nous pouvons faire ici le distinguo d’une interactivité intégrée et d’une interactivité ajoutée.

En réalité cette distinction ne nous apprend pas grand chose au niveau du sens. On peut très bien créer une bande dessinée numérique pensée dès le départ comme une œuvre interactive en ne faisant rien d’autres que des boutons «précédent» et «suivant» ou de rigolos «gadgets». De même le contraire est tout aussi probant : on peut très bien partir d’une bande dessinée papier et en faire une adaptation très réussie, dans laquelle l’interactivité apporte sa pierre à l’édifice. Ce raisonnement n’est pas sans rappeler les théories du récit sémio-structuralistes. Grossièrement, certains éléments seraient les noyaux[14] du récit, de la trame narrative (les actions autour desquelles le récit s’articule), et d’autres seraient des données indicielles, complément de sens des noyaux (l’atmosphère, les gestes anodins des personnages, leurs attitudes et sentiments, et que sais-je encore, nous permettant de nous faire une «idée» de l’ambiance ou de la psychologie des personnages par petites touches successives). Autrement dit, certains éléments feraient le récit quand d’autres seraient non-indispensables, au moins remplaçables, ou relèveraient «d’assaisonnements».[15] Pour mieux montrer l’inanité d’un tel raisonnement, appliquons-le à un exemple.

L’adaptation du Tueur est très fidèle à l’album, et pourtant ne lui ressemble pas du tout tant les ajouts de dispositifs interactifs et la transformation de certains passages en animation sont omniprésents. Certains d’entre eux semblent «superflus», alors que d’autres sont réellement des apports de sens qui, s’ils n’étaient de fait ajoutés à la bande dessinée d’origine, les feraient passer pour des dispositifs intégrés dès l’écriture du scénario de celle-ci !

«Superflu» : le dispositif de la bouteille, déjà décrit plus haut. On pourra toujours dire que cet effet amplifie la tension que vit le héros entre son «métier» de tueur et les doutes qui l’habitent. L’insistance sur des actions banales de la vie quotidienne renforce alors la perception de ses états d’âme. Mais ce geste intervenant une seule et unique fois (plus loin l’épluchage d’une pomme n’est pas déclenché par le lecteur), il passe finalement inaperçu. Une récurrence de ce dispositif interactif sur des actions banales aurait eu un tout autre effet.

Apport de sens : le dispositif du fusil à lunette. Pris de sympathie pour notre héros tourmenté, le lecteur est soudain rappelé à la réalité : ce n’est rien d’autre qu’un tueur. Cette identification violente est impossible dans l’album, où cette scène se présente sous la forme d’une planche montrant case après case ce que voit le tueur dans son viseur, à savoir les passants dans la rue. Dans la version numérique, le lecteur peut viser qui il veut dans la foule. Tenté de tirer, il clique et… rien, le coup n’est pas parti, ouf ! Ce sont simplement d’autres passants-cibles qui sont apparus dans la rue.

Problème de ce type d’analyse : c’est le théoricien qui décide de l’utilité ou de l’inutilité d’un élément appartenant au récit. Cette décision, quels que soient les présupposés théoriques qui la fondent, court le risque de la subjectivité. On peut imaginer qu’un théoricien, ou un lecteur, trouve utile une scène qu’un autre trouvera superflue, ce que l’on a d’ailleurs démontré avec l’exemple de la bouteille. L’œuvre et tous les éléments qui la composent sont le résultat d’un travail de choix de la part de l’auteur : rien n’est pas là par hasard, tout ce qui est là est donc a priori indispensable. Décréter que le dispositif de la bouteille n’est pas indispensable au récit, c’est donc s’attaquer au contenu même du récit et aux choix des auteurs. Ce n’est pas du côté du contenu qu’il faut envisager le sens produit par le dispositif, mais du côté du lien entre ce contenu et le lecteur-utilisateur. La question est double : d’abord il faut déterminer quelle est l’action effectuée par l’utilisateur, ensuite comment et à quel degré l’action effectuée (ou en cours d’effectuation) le rend présent dans l’œuvre. Sous ce nouvel angle d’attaque, l’analyse des dispositifs de la bouteille et du viseur sont toujours valides, mais on évite l’écueil décrit ci-dessus. La manipulation de la bouteille intègre à un faible niveau le lecteur dans le récit, en retour la production de sens est toute relative. La manipulation du viseur intègre fortement le lecteur, la production de sens est plus grande, ou plus forte. Ce passage du Tueur est une démonstration assez magistrale de la manière dont un dispositif interactif ponctuel, scrupuleusement choisi, justifié et mis en scène peut créer du sens, sans commune mesure avec le dessin, le texte ou dans notre exemple le son.

Dans mon optique de montrer comment le sens peut naître des dispositifs interactifs, je recyclerais donc l’outil d’analyse de Ariane Mallender, et emploierais les termes qu’elle propose dans des sens un peu différents. L’interactivité ajoutée ne désignerait pas une «dose» d’interactivité ajoutée à une bande dessinée préexistante, par exemple dans le cadre d’une adaptation, mais des dispositifs interactifs dont la manipulation par le lecteur l’intègre peu au récit et n’apporte pas d’élément significatif à sa réception. L’interactivité intégrée ne désignerait plus les dispositifs pensés dès le scénario, mais des dispositifs dont la manipulation par le lecteur le fait entrer pleinement dans le récit, et par «réflexivité»[16] produit du sens sans lequel l’œuvre serait dénaturée. Le clivage adaptation versus création originale est ainsi dépassé, et l’analyse n’est plus entravée par le souci de dire qu’une adaptation serait nécessairement «moins bonne» qu’une création originale, ce qui est évidemment stupide. Le distinguo ajoutée/intégrée devient une première gradation permettant de déterminer le degré d’impact sémantique d’un dispositif interactif dans le récit.

Le numérique faiseur de sens
Discours ardu et techniciste que tout cela, me dira-t-on. Pourtant, ce sont bien les distinctions et catégories établies ci-dessus qui vont me permettre de montrer que les dispositifs interactifs ne produisent pas tous du sens, et que ceux qui en produisent le font à des degrés différents. Cette analyse passe comme on l’a vu par la détermination des fonctions des dispositifs interactifs. Première question à se poser : le dispositif en question implique-t-il ou non une intervention du lecteur dans l’œuvre ; ou autrement dit est-il exogène ou endogène à celle-ci ? Deuxième question, double celle-là : comment et à quel degré le lecteur manipulant le dispositif intervient dans l’œuvre, et comment cette action produit du sens en retour ; autrement dit le dispositif est-il intégré ou ajouté à l’œuvre ? Enfin, question subsidiaire, on peut se demander si le dispositif a ou non une fonction navigationnelle. On obtient donc une classification des dispositifs interactifs en quatre catégories : exogène ajouté, exogène intégré, endogène ajouté, endogène intégré. En sus, le dispositif peut avoir ou non une fonction de navigation. Exemples.

La quasi totalité des bandes dessinées numériques n’ont de «numérique» que le dispositif interactif de lecture, de navigation. Scroller une planche sur un blog pour pouvoir la lire ne fait pas intervenir le lecteur dans l’œuvre, et n’apporte rien au récit, pas plus qu’appuyer sur le bouton suivant, zoomer ou faire slider la case sur l’écran d’un smartphone. La bande dessinée numérique de base, celle qui fait les choux gras de «l’actualité culturelle» aujourd’hui, procède d’une interactivité exogène ajoutée. Elle est purement ergonomique et navigationnelle, degré zéro dans la production de sens par l’emploi des technologies numériques.

La dernière page-écran du chapitre Les masques de Prise de tête présente une planche dépassant la hauteur de la fenêtre du navigateur. De même que sur un blog, il faut donc la faire défiler pour pouvoir la lire : la manipulation relève d’une interactivité exogène à l’œuvre. Mais cette manipulation active également la chute d’un personnage à travers les cases, jusqu’en bas de la planche. Cette chute est cruciale dans le récit, car c’est à ce moment là que le héros perd définitivement sa tête, et que commence sa quête, objet de toute l’intrigue. Si l’aventure peut commencer, c’est à cause du/grâce au lecteur, coupable d’avoir voulu lire et passer à la page suivante ! Ce dispositif relève donc d’une interactivité intégrée. On se situe avec cet exemple dans la catégorie intermédiaire de l’interactivité exogène intégrée.

Même chose avec la note 45 du blog de Moon Armstrong. Dans la quasi totalité des modules que propose l’auteur, le bouton bleu, certes inséré dans la case mais à fonction uniquement navigationnelle, relève de l’interactivité exogène ajoutée. Le module de la note 45 offre une variante le plaçant dans la catégorie de l’interactivité exogène intégrée. Ce bouton est toujours externe à l’œuvre car ne fait pas du lecteur un participant à l’histoire : dispositif exogène. Par contre, le bouton est doté de la parole ! Il est donc un personnage de l’histoire, que sa manipulation par le lecteur fait se déplacer dans la case : dispositif intégré !

Comme on l’a vu plus haut, le dispositif permettant de servir à boire au Tueur appartient bien au récit, mais sa manipulation ne procure pas un apport sémantique déterminant. On pourrait dire que le lecteur devient momentanément le compagnon de route du héros, mais il faut bien avouer que ça ne s’avère pas réellement pertinent dans le récit… Nous sommes donc en présence d’un dispositif relevant de l’autre catégorie intermédiaire : l’interactivité endogène ajoutée.

Le doute est plus permis avec un passage de Opération Teddy Bear. En Normandie, pendant le Débarquement, le petit Paul tente de rejoindre sa mère à Paris. Il entame son périple à bicyclette accompagné de son ours en peluche qui renferme des documents secrets de la Résistance. Pris dans une embuscade entre allemand et américains, il se glisse dans le side-car de Joachim, un officier allemand, qui finit par l’y découvrir et fouiller ses affaires. Dans le passage dont il est ici question,[17] la narration suppose une ellipse entre les cases 1 et 2, ellipse pendant laquelle Joachim prend les objets dans le side-car. C’est le lecteur qui reconstitue cette action éclipsée. Or ici, l’action du lecteur est nécessaire pour poursuivre la lecture : le dispositif général de navigation impose d’attendre la fin des animations se déroulant dans une case ou d’y accomplir une série d’actions pour libérer la case suivante, qui reste floue en attendant. Que demande-t-on au lecteur ? De prendre lui-même les objets dans la case 1 et, par un glisser-déposer, les remettre à Joachim en case 2. La manipulation est bien endogène au récit car le lecteur y intervient en déplaçant les objets. Par contre on peut se demander si elle est ajoutée ou intégrée. Elle s’apparente énormément à l’épisode de la bouteille cité ci-dessus : l’apport de sens est relatif. Toutefois, on peut aussi envisager que le lecteur se fait alors complice de Paul, et devient un acteur à proprement parler de l’histoire (acteur à qui appartient la «main-curseur» qui transporte les objets). Il se met autant en danger que Paul avec qui le lecteur s’identifie alors plus fortement. On pourrait dire qu’il s’agit d’un dispositif relevant d’une interactivité endogène à forte valeur ajoutée. A noter que ce dispositif endogène a aussi une fonction de navigation, car il est le seul moyen de libérer la case suivante pour poursuivre la lecture.

Cette classification suppose que les dispositif interactifs les plus producteurs de sens sont les endogènes intégrés. Nous pouvons le constater à travers trois exemples.

Le premier a déjà été décrit ci-dessus, je n’y reviens pas : le dispositif du viseur du Tueur.

L’Epinard de Yukiko,[18] «manga digitale» de Fred Boot et Frédéric Boilet, comporte un dispositif à placer dans la même catégorie. Le narrateur, dont on comprend qu’il est artiste, nous présente son modèle mademoiselle Hashimoto. Puis le curseur de la souris se transforme en crayon, et il nous appartient de «caresser» l’écran pour dessiner une partie du corps de la jeune femme. Dispositif endogène. Une fois de plus, l’effet de ce dispositif joue sur un fort sentiment d’identification au narrateur. Nous nous plaçons dans sa peau, face au modèle, en train de le croquer. Un corps que nous caressons sensuellement à mesure que nous le dessinons. Il s’en faudrait de peu pour que nous tombions amoureux de la belle demoiselle, c’est exactement ce qui arrive au narrateur. Le dispositif interactif est intégré : il offre un apport poétique et sensible qui prend place au cœur même du récit, où tout est dit à demi-mot, et signifié par la douceur des effets animés et celle des caresses que nous prodiguons au modèle.

Dernier exemple qui, coïncidence, est proche thématiquement du précédent, le chapitre Bricolage de Prise de tête. Il faut ici cliquer sur la dernière case affichée pour afficher la suivante. A priori exogène, car navigationnel, ce dispositif est en réalité endogène. En effet, la navigation n’est en fait qu’une de ses fonctions, et pas la principale. Case après case, le lecteur construit littéralement l’image comme on assemble un meuble en kit, et plus important le contenu même de cette image. Après moult péripéties pour retrouver une tête, et autant de cheminement intérieur, car la perte de sa tête est métaphorique, le héros a un déclic en voyant des gosses fabriquer un ballon à partir de rien. Ce n’est pas d’une quelconque aide extérieure que pourra se produire un changement en lui, comme il l’a cru jusqu’à présent, mais bien du plus profond de lui-même. Inspiré par les enfants, il se met à créer, au sens le plus artistique du terme, une œuvre, une création faisant émaner à la surface tout ce qu’il a en lui. Une personnalité toute neuve, une nouvelle tête. Le lecteur est l’alter-ego du héros : c’est lui qui construit la tête à la manière d’un puzzle, c’est lui qui fait acte de création artistique (deviendrait-il même un co-auteur ?). Lui aussi, comme le héros, est changé, transformé, en arrivant au bout de l’histoire… ou pas. Car s’il ferme la première case de la planche, il ne peut plus rien faire du tout : il reste face à une page blanche, dans laquelle le seul élément subsistant est le bouton qui le ramène à la page d’accueil du site. Il a tout détruit : les espoirs du héros, et sa propre transformation. La manipulation effectuée par le lecteur détermine tout le sens porté par ce chapitre ; elle relève d’une interactivité intégrée.

L’interactivité… n’est pas seule !
Sans revenir sur toute la démarche qui m’a amené à la classification des dispositifs interactifs que je propose, on peut retenir pour conclure quelques points essentiels. La bande dessinée numérique peut relever de quatre ensembles (dont la quantité comme les définitions sont modulables) : multimédia, participation et collaboration, animation, interactivité. Ces ensembles sont combinables sans limitation. L’interactivité les chevauche tous car elle y intervient peu ou prou pour naviguer et/ou pour créer du sens : on pourrait d’ailleurs la considérer comme un méta-ensemble. Elle participe plus ou moins à la construction du récit selon quatre modalités : exogène ajoutée, exogène intégrée, endogène ajoutée, endogène intégrée. De manière objective, on a vu au travers d’exemple que ces quatre catégories forment trois degrés d’implication de l’interactivité. L’interactivité exogène ajoutée n’est pas ou très faiblement porteuse de sens, et se rabat très souvent (ou toujours ?) uniquement à la navigation. En haut de l’échelle, l’interactivité endogène intégrée, créant réellement du sens. Entre les deux, et à peu près équivalente l’une et l’autre, l’interactivité exogène intégrée et endogène ajoutée.

Bien sûr l’interactivité n’est pas seule. Outre l’importance et le poids des différents ensembles déjà mentionnés, il ne faudrait pas non plus oublier les conséquences artistiques de l’emploi des technologies numériques en tant que moyens de diffusion et d’édition. Cet usage n’est pas à envisager délayé d’autres plus créatifs, mais avec eux. Il a nécessairement des conséquences artistiques et détermine en grande partie la forme des exemples que j’ai pu analyser dans cet article (pensons au blog et sa formule périodique notamment).

Cependant aujourd’hui, ce dernier usage du numérique a tendance à être exclusif et limitatif. On constate que si la bande dessinée numérique ne profite pas de tous les apports que peuvent lui fournir les technologies numériques dans la production de sens, ce que je trouve regrettable, c’est parce qu’on l’envisage du point de vue unique de la diffusion. Ce point de vue devrait permettre de réfléchir sur les formes : la formule périodique du blog-bd a par exemple permis de remettre au goût du jour le feuilleton et le journal. Malheureusement, c’est le contraire qui se produit : il coupe de la réflexion sur l’emploi créatif des technologies, et notamment de l’interactivité, car les seuls dispositifs imaginés et standardisés sont des dispositifs techniques de lecture, qui ne peuvent que rester extérieurs à l’œuvre. La question créative est évacuée au profit de la question ergonomique. La bande dessinée numérique se laisse violemment imposer une forme de l’extérieur ; elle reproduit le carcan de la bande dessinée papier en se figeant dans l’équivalent numérique du 48CC : le player et le blog standardisé déjà canoniques…

Notes

  1. Edouard Lussan, Jacques Simian (direction artistique), Opération Teddy Bear, bande dessinée interactive et logiciel ludo-éducatif sur CD-rom, Index+/Flammarion, 1996.
  2. Ces expérimentations sont visibles sur le site de Fred Boot.
  3. Aldwin et Caboche crèvent l’écran, bande dessinée numérique pour CD-rom, 2006-2007, disponible au téléchargement et Prise de tête, 2009.
  4. Céline Keller (réalisation), Turnaround, film d’animation pour DVD, Raum für Projektion, 2003.
  5. A ce sujet : François Schuiten et Benoît Peeters, L’aventure des images, de la bande dessinée au multimédia, Autrement, Paris, 1996.
  6. Voir notamment ses textes sur le site OLATS.
  7. Exemple pour préciser les choses : un croquis numérisé affiché à l’écran. Au sens courant, il n’est pas multimédia car le spectateur ne perçoit qu’un seul média : le «croquis» ou «l’image que montre l’écran». Au sens strict, ce croquis est multimédia car son mode de visionnage est emprunté à un autre médium (le «numérique»), sans compter qu’il est réduit à une suite de 0 et de 1.
  8. On peut collaborer à distance via Internet bien plus facilement que par la Poste ou par fax…
  9. Même si en grande partie, l’œuvre se crée parce que le spectateur la consulte, et les deux moments sont donc synchrones.
  10. Jacamon, Matz, studio Submarine Channel (adaptation), The killer, adaptation numérique en flash du tome 1 de la série Le Tueur (par Jacamon et Matz, éditions Casterman), Submarine Channel, 2001. Disponible en ligne.
  11. Emile Bravo, Une épatante aventure de Jules : l’imparfait du futur, adaptation en flash par Wanadoo Après l’Ecole du tome 1 de la série Jules (par Emile Bravo, éditions Dargaud), disponible alors sur le site «Après l’Ecole», Dargaud/Wanadoo, paris, 1999.
  12. A supposer que des boutons qui se trouveraient hors de l’image ne soient pas une image, alors qu’ils sont affichés sur un écran !
  13. Ariane Mallender, Ecrire pour le multimédia, Dunod, Paris, 1999.
  14. Terme emprunté à Roland Barthes.
  15. Emprunt à Aristote. Dans le cadre de la bande dessinée numérique, notre assaisonnement serait de manière radicale le dispositif interactif lui-même.
  16. Voir notamment Serge Bouchardon et Franck Ghitalla, «Récit interactif, sens et réflexivité», in Hypertextes, hypermédias, créer du sens à l’ère du numérique, actes du colloque HPTM’03, Hermès, Paris, 2003. On entend par là le fait que le dispositif interactif est transparent : le sens naît (en partie au moins) du fait que l’utilisateur est conscient de la manipulation «non naturelle» qu’il effectue.
  17. Page-écran 22/73.
  18. Fred Boot et Frédéric Boilet, L’Epinard de Yukiko, d’après l’album du même nom de Frédéric Boilet (édité en France par Ego comme X), 2001.
Dossier de en mai 2010