Dominique Matteï

par

Les expositions de Bastia.

Pilau Daures : En tant que responsable d’un festival de bande dessinée et commanditaire d’expositions, qu’est-ce qui vous anime au moment d’organiser une exposition de bande dessinée ?

Dominique Mattéi D’abord, une exposition de bande dessinée, ce n’est pas seulement une exposition. Quand on monte une exposition de bande dessinée, c’est un projet global : l’auteur est nécessairement invité, il y a les originaux qui sont accrochés au mur, il y a nécessairement le livre qui est dans la salle (et si ce n’est pas le cas, c’est parce qu’on expose quelque chose qui n’a pas de traduction livresque) et puis, il y a aussi la plupart du temps un accompagnement : des ateliers avec les auteurs pour des publics scolaires, et des temps de rencontre tous publics où l’auteur parle de son travail. L’exposition de bande dessinée, en principe, n’est jamais conçue toute seule.

PLD Il y a l’auteur, il y a le livre, il y a les originaux : une trilogie indispensable ? Est ce qu’on peut se passer d’originaux dans une exposition de bande dessinée ?

DM On peut se passer d’originaux… Je pense que les enjeux vont être différents avec le numérique : ça ne va plus pouvoir se jouer exactement de la même façon. Quand on expose de la bande dessinée, il faut aussi se demander pourquoi on expose de la bande dessinée. Pour moi, c’est simple : exposer de la bande dessinée, c’est amener les gens au livre. Pour amener les gens au livre, il y a plusieurs chemins : il y a le chemin de l’émotion esthétique «pure», qu’on peut avoir quand on est confronté, par exemple, à des grands originaux en couleurs directes ; ensuite, il y a le chemin de la médiation culturelle au travers d’ateliers, de rencontres avec les artistes, etc. ; et enfin, il y a l’espace où on est confronté au livre, un espace de lecture qui est inclus dans la salle ou qui jouxte la salle, qui n’est pas bien loin en tous cas.

PLD Le premier chemin que vous citez, «l’émotion esthétique pure», et pour lequel vous avez parlé d’originaux en couleurs directes par exemple, est-il praticable avec tous les auteurs ?

DM Moi je dis que oui : J’ai cité les originaux en couleurs directes parce que c’est quelque chose d’évident dans la bande dessinée, mais il y a aussi une notion de scénographie de l’exposition de bande dessinée qui entre en jeu. Nous avons par exemple fait de nombreuses expositions dans lesquelles ce n’étaient pas des originaux qui étaient montrés, ce n’étaient même pas forcément des dessins : c’était parfois des carnets, des croquis, des choses beaucoup plus discrètes. Là, l’objectif est aussi de créer une émotion qui soit plus de l’ordre d’un contact avec une zone imaginaire, d’un contact avec une zone de création. On n’est plus dans la salle d’exposition classique, avec les œuvres accrochées : il faut faire en sorte que lorsque le spectateur entre dans une salle, il soit pris dans un propos poétique qui va l’amener, in fine vers le livre.

PLD J’ai l’impression que le chemin pédagogique, avec des originaux encadrés, des cartels en dessous et des grands panneaux explicatifs, vous paraît moins praticable ?

DM Les panneaux, je ne supporte pas : c’est complètement rédhibitoire. Les panneaux pour expliquer les chemins de la création, ça me semble contre-productif. Je suis assez affirmative parce que nous l’avons vraiment expérimenté. L’émotion esthétique doit primer. L’émotion esthétique on peut la susciter avec l’écrit, elle n’est pas forcément associée qu’à l’image. Mais elle est vraiment première si on veut qu’il se passe quelque chose. Après on rencontre l’auteur, on parle avec lui, on l’écoute parler. Ça peut être aussi un écran avec un film : Arte a réalisé de très bons films sur des auteurs qu’on peut projeter dans un petit espace tranquille. Et puis surtout, on arrive à des espaces de lecture privilégiés, où on a accès gratuitement au livre, pour pouvoir le lire à loisir tant qu’on veut. L’idée, c’est quand même de faire acheter des livres par les gens pour qu’ils les ramènent à la maison.

PLD Le parcours de l’exposition est donc conçu pour amener les gens au livre.

DM Ce qui m’importe, c’est d’amener les gens à l’univers d’un auteur. Il y a très longtemps, quand David B avait sorti son premier tome, nous avions exposé L’Ascension du Haut Mal. C’était une découverte pour le public bastiais, et pour tous les autres d’ailleurs aussi, je suppose. Nous avions présenté cet ouvrage dans le cadre d’une exposition un peu plus globale consacrée à l’auteur, avec des contacts entre le public et lui, tout un dispositif avait été mis en place. Les libraires de Bastia me disent aujourd’hui qu’il fait partie de ces auteurs qui sont régulièrement achetés. Parce que les gens ont ouvert une connexion avec son univers.

 

PLD Ils ont fait connaissance avec lui…

DM C’est ça qui est important. Et les gens continuent à acheter les livres d’un auteur : ils en achètent un et après, ils continuent à suivre ce qu’il fait. Il y a parfois des gens qui m’arrêtent dans la rue et qui me disent «celui-là, ça fait bien quelques années qu’on ne l’a pas vu. Il faudrait le faire revenir».

PLD Quelles sont les étapes de préparation d’une exposition ?

DM Il y a nécessairement une intuition au départ : elle peut être nourrie par une idée qui trotte depuis longtemps, mais ça peut aussi être une intuition au vu des petits bouts de production d’un très jeune auteur. Nous avons par exemple été les premiers à exposer Marjane Satrapi : je passais à l’Association et il y avait des photocopies de ce qui allait devenir le premier tome de Persépolis ; je suis allée la voir ; j’ai trouvé qu’il y avait quelque chose d’intéressant et de touchant dans ce qu’elle faisait, et voilà, c’est comme ça que nous l’avons exposée.

L’intuition peut porter sur un créateur ou sur une thématique, mais au départ, c’est forcément quelque chose de très intuitif : je ne crois pas beaucoup au célébratif, au commémoratif. Il faut ensuite vérifier que l’intuition est bonne. S’il s’agit d’une exposition thématique, il faut faire correspondre la réalité avec l’intuition : quels auteurs, pour quelle place, comment… etc. Soit le fait de réunir cinq ou six auteurs autour d’une thématique a un sens, et l’exposition sera alors constituée ainsi, soit on veut donner un peu plus de sens ou un peu plus d’émotion, et il faut enrichir cette exposition, soit d’une scénographie, soit d’un projet qui peut être autre.

Je prends un exemple très simple cette année : l’idée était de faire quelque chose autour des privés dans la bande dessinée, de l’image du privé, du personnage. Nous nous tournons donc évidemment vers les Jack Palmer, les Canardo, etc. Mais une fois qu’ils étaient réunis, c’était quand même «BD de genre» stricto sensu et il est apparu qu’il fallait y mettre un peu de dynamisme. Nous avons donc contacté Etienne Lécroart en lui demandant d’imaginer une enquête dans leurs enquêtes, quelque chose qui va permettre de l’interactivité, et donner envie au public de redécouvrir des héros comme Jack Palmer, ou Soda, des héros qui sont assez connus voire parfois rebattus. Etienne Lécroart a imaginé toute une histoire qui donne aussi lieu à la publication d’un livre. L’exposition, qui s’appelle Un vaste complot réunit huit auteurs autour de la thématique des privés, des enquêteurs dans la bande dessinée. Cette exposition est mise en lien par un auteur de bande dessinée qui n’a rien à voir avec la thématique, Etienne Lécroart, autour d’une histoire d’enquête menée par le commissaire d’exposition.

PLD Et un livre en est issu ?

DM Pour que le public comprenne bien ce qu’il s’est passé entre Etienne et nous quand nous avons préparé l’exposition, ce commissaire d’exposition (il s’agit d’un commissaire d’exposition fictif, qui découvre des indices plus ou moins réels dans les bandes dessinées) a tenu un journal, qui s’appelle le journal du commissaire, qui donne un album qui fait 48 pages. On découvre les enquêteurs, on découvre les livres des huit auteurs, et en même temps, on découvre l’univers d’Etienne Lécroart, qui est un univers peu connu ; on découvre aussi la création sous contrainte…

PLD C’est une solution alternative à la scénographie. Le risque de la scénographie excessive, c’est qu’on fasse l’exposition du scénographe plus que celle de l’auteur. C’est déjà arrivé ?

DM Chez nous non, parce que le scénographe ne travaille pas tout seul : il travaille toujours avec nous. Ce n’est pas le scénographe qui fait le commissariat de l’exposition. Lorsque le scénographe est seul, c’est un peu dangereux. Il faut un commissaire d’exposition qui soit indépendant du scénographe, parce que le scénographe a vraiment tendance à faire passer la scénographie avant. C’est comme quand on fait un catalogue avec un graphiste.

PLD Au fil des années, avez-vous vu évoluer les attentes du public ? Peut on parler d’une forme de «pacte d’exposition» qui se construit progressivement avec le public ?

DM C’est indéniable. Ça se traduit par une exigence de plus en plus forte. Au début, le public est épaté : Nous avons fait des expositions avec des scénographies extrêmement fortes, notamment avec les Lucie-Lom, des projets très délirants mais très marquants. Donc au début le public adhère, dans le plaisir. Puis petit à petit, un esprit critique se met en place. Les gens font des comparaisons d’une année sur l’autre, d’une expo sur l’autre… il y a un véritable esprit critique qui se déploie, c’est certain.

PLD On a un public qui ne se laisse plus bluffer aussi facilement ?

DM Un public de plus en plus averti, de plus en plus efficace, de plus en plus exigeant, même dans les publics scolaires. Ce sont surtout les auteurs qui nous l’ont dit. Nous organisons beaucoup de rencontres avec les scolaires et les auteurs nous disent que maintenant, depuis quelques années, les élèves sont de plus en plus pertinents dans leurs questions.

PLD Et du coté des auteurs, sentez-vous une maturité plus grande vis-à-vis de l’exposition et de ce type de rencontres ?

DM 

[Entretien téléphonique réalisé le 3 mars 2011.]

Entretien par en janvier 2012