François Ayroles

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Pour François Ayrolles, le cru 2009 du Festival d’Angoulême était sans nul doute une année faste : nominé dans la Sélection Officielle avec Les Amis, il avait aussi les honneurs de la Cité Internationale de la Bande Dessinée et de l’Image avec une exposition consacrée à ses Nouveaux Moments Clés de la Bande Dessinée. Discussion en forme de psychanalyse, ou presque.

Xavier Guilbert : J’ai relu pas mal de tes livres en préparant cet entretien, et il y a un truc qui s’est brusquement imposé à moi, comme presqu’une évidence. C’est par rapport aux deux «Mimolettes» — il y a Les Penseurs et puis Les Parleurs, et en partant de là, j’ai retrouvé ces deux positions dans beaucoup d’autres de tes livres. Incertain silence bien sûr, puisque le personnage central est muet ; dans Enfer portatif, il y en a un qui le penseur, qui est plus sur le côté émotionnel qui va développer un penchant artistique et l’autre qui est…

François Ayroles : Le — euh, je te laisse finir.

XG : Peut-être que je force un peu la grille, mais il y avait quelqu’un qui était beaucoup plus dans le très verbeux et dans le très intellectuel, et l’autre plus dans le — pas forcément le penseur, mais l’intime et plus la vie intérieure. C’est quelque chose qui est très présent aussi dans Le jeu des dames, il y a un personnage qui parle beaucoup et le petit jeune qui ne dit pas grand-chose mais qui est à nouveau celui qui va avoir les émotions. Est-ce que c’est quelque chose qui.. ?

FA : (riant) D’où vient ce manque d’inspiration ?

XG : Non non, c’est pas un manque d’inspiration. Je trouve ça très intéressant, il y a le jeu de la dualité — je t’ai découvert avec la «patte de mouche» Jean qui rit, Jean qui pleure, et cet aspect de dualité, cette opposition, je le retrouve beaucoup.

FA : Oui, j’ai remarqué ça aussi. A tel point que j’ai l’impression d’être coincé dans ce schéma, peut-être. Déjà, dans Incertain silence, il y avait donc ce muet et ce type verbeux, et en fait il y a aussi un rapport de domination. C’est pas seulement ça, c’est que en général le verbe domine le muet — comme dans la vie d’ailleurs, le verbeux est le fâcheux et le type qui vient te mettre des bâtons dans les roues. Dans Enfer portatif, il y a un autre système, c’est plutôt une sorte de monôme qui fonctionne. C’est-à-dire que les deux personnages sont inter-dépendants, mais ils se séparent, et il y a en effet le — c’est pas forcément le verbeux, d’ailleurs, il n’y en a pas un qui parle plus que l’autre, mais disons qu’il y a la tête et les jambes, donc il y en a un qui décide et l’autre qui exécute. Donc il y a quand même un rapport de pouvoir. Et dans Le jeu des dames aussi, là on est vraiment dans le rapport de domination, c’est le maître et l’élève. Le type qui décide de modeler un gamin un peu falot, et qui parle beaucoup — donc oui, on retrouve ça, en effet. Je crois que c’est quelque chose qui me vient assez facilement, ce rapport de domination — qui me frappe aussi dans la vie, le besoin de se trouver des maîtres ou des gourous, c’est quelque chose qui me … qui me frappe, voire qui me tracasse.

XG : C’est quelque chose que tu subvertis aussi beaucoup. Si l’on prend le diptyque Les Parleurs / Les Penseurs — dans Les Parleurs il y a beaucoup de jeux formels, dans lesquels finalement les parleurs — on ne sait pas ce qu’ils expriment, mais finalement peu importe de quoi ils parlent, c’est vide. Alors que dans Les Penseurs, c’est là que l’on va trouver le plus de choses qui vont être de l’ordre de la misère, ou de la comédie humaine, même si ces penseurs ne pensent pas à grand-chose en dehors de boire, aimer et fumer une cigarette.

FA : En plus, c’est autant des parleurs que des penseurs, le titre est devenu pour faire un pendant, mais en fait c’est pas uniquement des penseurs. Le penseur, c’est au sens d’obsession, des obsessions qui tournent autour de trois choses : la cigarette, l’amour et la bière, en gros. Et… mais en fait, ça revient au même, c’est le système qui est en jeu, avec d’autres fonctionnements. Ç’aurait pu être autre chose que la cigarette, c’est pas … c’était pour avoir un autre système, enfin, les pictogrammes. Mais au total, ce qui m’intéressait, c’est un truc comme dans Les Parleurs, c’est un système. C’est faire avec peu de choses, trouver des… toujours travailler avec très peu de matière. Après, ça produit d’autres choses, évidemment, on peut interpréter peut-être plus d’un point de vue… par rapport au thème, mais à la base c’est un peu le même état d’esprit pour moi.

XG : On le retrouve aussi dans une histoire qui doit être dans Travail rapide et soigné, avec le mime à trois — c’est «un, deux, trois», je crois. Il y a trois-quatre planches qui font beaucoup référence à un travail de mime, où l’on sent qu’il y a une recherche : il y a à la fois très peu de moyens, et un système d’où sortent des choses aussi.

FA : Là, je ne sais pas ce que ça produit, mais je peux d’avantage te parler de ce qui me motive au départ. Pour «un, deux, trois», la contrainte c’était de faire une histoire muette, puisque c’était une histoire pour le Comix 2000, et d’autre part je voulais faire des danseurs, c’était plus un travail sur le rythme. A part ça, ça produit pas grand-chose, ce sont des rythmes visuels.

XG : Ce sont des choses que tu as aussi dans Les Parleurs. A un moment, il y a une bulle qui est bloquée, et des personnages qui passent dessous, et ça crée des tensions vis-à-vis de la lecture habituelle de la bande dessinée.

FA : Je suis tout ouïe. (rire) P’têtre bien. (silence) Après, c’est difficile de dire, les intentions sont … dans les deux cas, c’étaient des systèmes. Après, je me répète, mais ce que ça peut produire, ça m’échappe, là je sais pas trop. En tous cas, les danseurs c’était un truc très différent a priori, je pense, il n’y a pas de bulle déjà, ce qui change un petit peu le rapport de lecture. C’est plus le corps, mais en fait peut-être que c’est proche en effet, c’est des rythmes différents, des façons de … j’ai du mal à creuser d’avantage, ça m’échappe.

XG : Sur un autre sujet qui revient beaucoup, on parlait de dualité, dans Travail rapide et soigné il y a la lettre de rupture avec des cases presque identiques mais qui correspondent à des personnages sans rien de commun ; il y a aussi les deux écrivains avec, à nouveau, cet aspect du verbe et du rapport de force.

FA : Écoute oui, j’ai un fonctionnement binaire, c’est récurrent — il y en a peut-être d’autres encore.

XG : J’ai encore retrouvé ce truc dans ton histoire dans le dernier Lapin, où il y a un personnage qui est très verbeux, mais qui coupe tout. Ça rejoint aussi certains aspects du verbe «en pilotage automatique», avec des personnages qui fonctionnent sur des systèmes — c’est marquant dans le récit avec les deux écrivains, qui n’écrivent rien du tout, mais qui écrivent quand même. Une sorte de verbe impérieux, qui déborde tout le temps.

FA : En fait, chez moi, souvent quand je fais une séquence, je sais qu’il y aura du dialogue, mais il n’y a pas de dialogue. Et je dois admettre, parfois, c’est pas que je me force à le mettre, mais il vient après, souvent. Je n’ai pas du tout une approche verbale de la bande dessinée. Ce qui fait que quand il est là, souvent — ce n’est pas qu’il pourrait être interchangeable, mais c’est pas ça qui mène le récit. Enfin, je pourrais trouver des contre-exemples, mais souvent je me retrouve avec une séquence, je sais ce qu’il va y avoir, et puis… et puis pour une raison ou pour une autre, c’est bien que les personnages parlent, quand même, mais c’est un peu annexe, souvent, il me semble.

XG : Et en même temps, Les amis, sans le verbe…

FA : Voilà, c’est ça.

XG : Je trouve intéressant que tu parles de «système», parce que dans Les Amis, j’ai vraiment ressenti une approche quasiment entomologique, on dissèque, on incise, et puis on en rajoute un petit peu en appuyant pour voir jusqu’où on peut aller.

FA : Là c’est vrai, c’est plus le verbe qui menait les séquences. Oui, là j’étais dans un autre état d’esprit, c’est clairement le verbe — enfin, le verbe, mais sous une forme dessinée, quand même. J’ai pas écrit des dialogues, etc. Ça restait toujours des … donc j’arrive à m’en sortir un petit peu, ça me rassure quelque part. (rires)

XG : Dans Travail rapide et soigné, il y a une petite histoire qui rappelle beaucoup Les Amis.

FA : Oui, qui préfigurait.

XG : C’était un projet ?

FA : Non, j’avais pas du tout — enfin, c’est à partir de ça, on retrouve d’ailleurs la bande qu’il y a dans cette histoire-là.

XG : En effet.

FA : Donc en fait, c’est venu comme souvent. Les Parleurs, c’est venu des premières planches que j’avais faites dans Lapin, après j’en ai fait d’autres. Qu’est-ce qu’il y a, il y a peut-être d’autres exemples qui ont été développés, comme ça… en fait, pas beaucoup d’autres, mais là c’est clairement cette histoire qui m’a donné envie de pousser ce genre de rapports.

XG : Ce qui m’a marqué aussi dans Les Amis, et puis Les Penseurs / Les Parleurs, c’est l’économie de moyens. Dans Les Amis, il n’y a quasiment pas de décor, les personnages existent, tiennent — en plus le dessin est, par rapport à ce que tu peux faire par ailleurs, juste au trait, et pourtant ça concentre énormément sur des petits morceaux …

FA : Il y a un petit peu de décors, mais c’est parce que je ne pouvais pas m’en passer, il fallait que ça soit quelque part … je ne sais pas si c’est dommageable (rires). Non ? Ils n’étaient pas nécessaires, et je trouvais que ça aurait troublé ce côté radical des rapports entre les personnages. Ça aurait détourné l’attention, tout simplement. Ça ressemble plus à une scène de théâtre nu, en fait.

XG : Avec Le jeu des dames et Les amis, parmi les choses qui étaient moins présentes auparavant, il y a cette focalisation sur l’amitié, ou les relations entre les personnes. Il y avait dans Enfer portatif le «monôme» dont tu parlais, mais là il y a l’introduction de l’adolescence, et du mal-être.

FA : Oui, ça n’a rien à voir, de ce point de vue là.

XG : Tu passes de personnages plus âgés, à des personnages…

FA : Oui oui, c’est quasiment comme dans une cour de récré, ils sont quasiment à être copains — «est-ce qu’on est copains ?». C’est complètement différent. Dans Enfer portatif, les deux personnages, c’étaient pas des amis, c’étaient deux types — c’était le même personnage, en deux corps, en deux morceaux. C’était ça l’idée, donc il n’y avait pas le rapport d’amitié, ils étaient inter-dépendants mais ils ne fonctionnaient pas comme ça.

XG : Ce que je voulais dire, c’est que certains auteurs, on sent quand ils vieillissent parce que leurs personnages aussi.

FA : Ah oui, et moi c’est le contraire, ils rajeunissent. (rires) Oui, c’est vrai, je ne sais pas jusqu’où ça va aller. (rire) Je vais faire une grande série avec des embryons, peut-être. Des embryons, qui font des courses de voitures. Je ne sais pas, non. (rire) Ah oui, ça me laisse de l’espoir, comme parfois on me dit que je fais des trucs vieillots, peut-être que ça…

XG : Justement, c’était un autre point.

FA : Ah, très bien. (rires)

XG : Je ne dirais pas vieillot, il y a un attachement pour un côté plus rétro. Les Frères Jacques, Buster Keaton. C’est peut-être pas tant le fait que ce soit rétro, qu’un côté immanent, intemporel. Dans des personnages qui ne sont pas typés, dans Les Amis ils ne sont pas habillés «djeun’s» particulièrement, ils ne font pas du roller, ils ont peut-être un téléphone portable, mais il n’y a pas de volonté d’être intégré dans une époque particulière.

FA : En fait, il y aurait deux choses. Il y a les thèmes que je traite, la façon dont je dessine les personnages en effet, qui peuvent faire paraître que c’est… moi je pensais d’avantage au traitement graphique qui peut être daté, éventuellement. (rire) Après, ça correspond aussi à mon mode de vie, à ce que j’aime. Je ne mets pas de Nike, je n’ai pas de téléphone portable… j’ai bien vu que ça ne se passait pas comme ça dans la vraie vie, mais… (rires) Je me sens pas … et puis, je suis plus tout jeune non plus. (rire) Non, mais en fait, je crois que profondément, je suis attaché, j’ai été marqué par des choses qui ne sont pas forcément de mon époque. Même si j’aime des choses de l’époque, je n’ai pas le sentiment du besoin d’être à la mode, de suivre … non, je le vois plus comme un mix.
Cela dit — je pensais à autre chose, c’est très vrai dans les villes que je dessine, c’est toujours des mix, j’arrive assez peu à me dire «cette histoire se passe ici et maintenant, là, à tel endroit». J’ai toujours eu besoin de prendre des éléments — j’ai besoin d’une rue, ou d’un musée, et il faut que je compose avec des éléments. Alors je vais prendre un musée qui existe par-ci, et une rue par-là. Du coup, ça tend peut-être à renforcer cette impression que ce n’est pas vraiment — pas irréel, mais un truc à côté.

XG : Il y a quand même des éléments que l’on retrouve — le cirque ambulant d’Enfer portatif et la roulotte d’Incertain silence, qui sont des choses estampillées plutôt rétro.

FA : Là, la référence, le livre est très clairement rétro.

XG : Oui, avec Buster Keaton.

FA : C’était pas recherché, mais c’était immanent si j’ose dire. De par l’époque, qui était plus — même si c’est un peu imaginaire, comme Amérique, ou même fantasmée, dans mon idée c’était les années 20, quand même. Oui là, l’histoire est clairement datée. Et pour les trucs après, j’avais besoin que ce soit un peu — que les histoires soient un peu intemporelles. Mais ça va changer. (rire)

XG : Un élément que je trouvais amusant — par rapport aux Moments clé de la bande dessinée que tu fais chez Alain Beaulet. Ça, c’est pour le coup un format super court, puisque c’est un exerice très particulier de faire comme du Gary Larson…

FA : C’est du cartoon, comme on dit en Américain.

XG : Pourquoi avoir choisi cet aspect hyper «private joke», où il faut être dans le microcosme pour comprendre la moitié des planches.

FA : En fait, il y a eu un premier volume paru chez Le Neuvième Monde, qui était — c’était l’éditeur qui m’avait demandé un petit livre, comme ça, donc je l’avais fait très rapidement. J’y avais pas réfléchi avant, je pense, je n’avais pas ça sous le coude. Ça s’est imposé, j’avais envie de… De manière générale, j’aime bien traiter de — que ce soit Buster Keaton, ou Jean-Pierre Léaud, ou les Frères Jacques, j’aime bien revisiter des gens que j’admire, faire des sortes de vies imaginaires, éventuellement. J’en ai fait d’autres aussi qui n’ont pas été publiées quand j’étais aux Beaux-Arts, des choses comme ça, et ça j’adore ça, ça me stimule beaucoup, c’est une façon de rester dans l’univers qu’on aime, en s’y invitant, quelque part. En le dégradant. (rire) Et après, sur la forme courte…

XG : Le côté concis, le besoin d’être incisif en une phrase…

FA : Ça aurait pu être des planches, par exemple, mais ça s’est imposé, je ne saurais plus dire comment.

XG : En même temps, c’est la consécration, tu as une exposition à la CIBDI.

FA : Mais oui, voilà, c’était un bon calcul. (rire) C’est très plaisant à faire en tout cas. Sur le private joke, le premier je l’ai vraiment fait sans — le livre n’était pas destiné à être beaucoup diffusé, je l’ai vraiment fait comme ça, comme si je le faisais pour trois ou quatre personnes. Ce qui fait qu’il est assez crypté, en effet. Même en ayant les références sur l’histoire de la bande dessinée, on comprend pas forcément, il y a des trucs très — très intuitifs, c’est ma vision un peu des auteurs qui sont dedans. Et dans le suivant, j’ai essayé d’être un peu moins cryptique, mais ça reste quand même, c’est sûr qu’il faut certaines références, il y a certains auteurs d’ailleurs qui doivent rien dire à certains jeunes. Mais moi j’étais content de les mettre, justement, de remettre un peu les pendules à leur place, comme dit l’autre. (rires)
En fait, je suis très attaché à … je suis très frappé souvent par des jeunes, même aux Beaux-Arts, qui sont sensés connaître en particulier ce domaine, connaissent très peu de choses sur la bande dessinée de plus de quinze ans, en gros. Ça pose des questions, parce que c’est vrai que nous, une certaine génération, on a pu acheter des bouquins qui ne sont plus disponibles. Alors j’ai pas d’exemples, mais tu vois ce que je veux dire. Et c’est vrai que le problème de l’accès à ces auteurs … je pensais à Masse, à une époque, on voulait du Masse, il n’y avait plus de Masse. Enfin, maintenant c’est réparé. Des gens comme ça, Barbier c’était pareil. En fait, moi je suis très attaché, je trouve qu’il y a une sorte d’amnésie souvent généralisée, et on a tendance un peu à brûler les vieux trucs.

XG : C’est le problème d’être un produit commercial à la base, malheureusement. Dès que tu n’es plus un produit commercial viable, tu n’es plus dans les rayons.

FA : Donc j’étais content de mettre, par exemple, Régis Franc — je ne sais pas si des gens lisent Régis Franc, encore. Je sais pas, il y a F’murrr, aussi. Enfin, des gens qui sont très marquants, et qui …

XG : F’murrr est plus dans la série, une série existe plus facilement que, disons, Le café de la plage ou des choses comme ça, de plus très estampillées d’une époque et d’un contexte politique.

FA : Oui. Ou Martin Veyron, par exemple — quand tu relis Martin Veyron, il a un sens du dialogue, c’est beaucoup mieux que plein de choses que l’on voit… donc c’est pour ça, c’est une façon de … de comment dire ? de montrer qu’ils existent, avec mes modestes moyens. Et de dire qu’ils ont leur importance. Pour moi en tous cas. C’est pour ça aussi que quand on me fait le reproche d’être dans le rétro, pour moi c’est pas du vieux. Martin Veyron, certes c’est d’une certaine époque, mais artistiquement, je trouve ça toujours formidable. Je n’aime pas trop cette course à la nouveauté où il faut avoir le dernier truc.

XG : D’ailleurs, tu produis très peu — enfin par rapport à d’autres.

FA : Au total, oui, enfin, quand même, je dois faire un ou deux livres par an.

XG : A ce point ? Bon, je retire ma remarque. (rire)

FA : Enfin non, ce sont des petits livres. J’ai dû en faire deux l’année dernière, trois l’année d’avant je crois. Mais c’est vrai ce que tu veux dire, surtout que pendant une période je n’ai pas fait de — j’ai mis un certain temps à sortir des livres, en fait. Je faisais des histoires courtes, par-ci, par-là. Mais ça n’a pas de rapport avec la productivité, c’est plus…

XG : Une volonté de mémoire, d’une certaine manière.

FA : Oui, voilà. Alors du coup, en dehors de la bande dessinée aussi, les références à Keaton, aux Frères Jacques… je pourrais faire d’autres choses encore. Je ne vois pas ça comme des vieux trucs. C’est comme les gens qui ne peuvent pas voir des films en noir et blanc — je ne me dis pas «tiens ! un film en noir et blanc», je ne me pose même plus la question.

XG : En lisant Le jeu des dames, il y a un Killofer qui passe dans le bus en disant «billets, SVP». J’imagine qu’il y en a d’autres à côté desquelles je suis passé — ce sont des choses qui t’amusent, tu en as fait d’autres ?

FA : Des Killofer, oui, il y en a souvent. (rires) Non, je cherche pas à les faire, mais là ça s’est imposé, enfin, «billets s’il vous plaît», évidemment. Et puis j’aime bien dessiner — j’ai tendance à dessiner des Killofer, comme ça… je suis désolé, mais…

XG : A chacun ses marottes, hein.

FA : Oui, c’est une façon d’être avec lui, comme ça. (rire)

XG : Il est au courant ?

FA : Sur ça, je crois pas, non. (rire) Enfin bon. Mais je mets pas trop de clins d’œil, j’évite, même. Enfin, j’évite, je…

XG : C’est pour ça que tu as créé un truc particulier dans lequel tu limites cela ?

FA : Oui, voilà, je crois pas qu’il y en ait d’autres. Après, il y a des références, mais qui… par exemple, dans Notes Mésopotamiennes, c’est une mimolette qui n’est plus disponible, là c’est truffé de références qui sont pas vraiment des clins d’œil. Moi je sais qu’elles y sont, c’en est bourré, il y a des pages où il y en a une dizaine. Et en fait, ça ne fonctionne pas comme des clins d’œil, je ne dis pas «tiens là, je vais mettre ça pour que les gens le trouve», je sais que pour moi, c’est une façon d’être avec ces références.

XG : C’est une résurgence d’école d’art ? ou quelque chose qui est entièrement personnel ?

FA : Oh non non. Je crois que même avant, j’avais tendance à…

XG : Parce qu’on peut trouver dans l’histoire de l’art des empilements de références avec des sens qui se rajoutent, je pense par exemple aux vanités ou ce genre de choses.

FA : Non, c’est plus intuitif, peut-être. C’est suivant les … Notes Mésopotamiennes en particulier, c’était sous influence, le projet lui-même venait après d’autres livres qui m’avaient marqué, donc c’était une façon de — pas rendre hommage, ni de payer une dette, ce sont des grands mots, mais de continuer le truc. En fait, ça me faisait plaisir de les mettre, tout simplement. Des références à Pérec, à je sais plus qui — à plein d’autres.

XG : Le jeu des dames, c’est le premier livre en couleur que j’ai lu de toi.

FA : Oui. Et le dernier. (rires) Enfin, en bande dessinée. Il y a Travail rapide qui est en bichro, mais oui. C’était l’occasion, comme j’avais un pied chez Casterman, et puis j’avais envie de faire de la couleur. Donc voilà, j’ai aimé faire ça.

XG : C’était toi qui faisais tout ? C’est en couleurs directes ?

FA : Non, c’est de l’ordinateur. Mais j’ai tout fait. (rire) J’avais envie d’essayer, j’aimerais en faire encore. Après, le dessin n’est pas le même, j’aime bien changer de technique, d’outil — d’outil, pas forcément, mais d’approche. Donc c’est une façon aussi d’essayer des choses.

XG : J’ai noté deux approches — l’approche au trait, que l’on voit dans Les Amis, que l’on a aussi dans Les Parleurs / Les Penseurs avec quelque chose de très dépouillé…

FA : Très minimaliste, oui.

XG : Voilà. Et il y a ce que tu utilises dans les Moments clé de la bande dessinée, avec le pinceau, avec des choses avec un peu plus de matière.

FA : En fait, ça correspond — j’ai déjà pensé à ça, le trait, disons le trait à la plume puisqu’en général c’est de la plume, ça correspond à des récits beaucoup plus analytique, à des choses plus — j’aime pas trop dire ça, mais des choses cérébrales, des choses plus où le système est en jeu de manière assez radicale. Et le pinceau en fait, ce sont des choses plus intuitives, comment dire ? plus sensuelles éventuellement, dans l’intention — je précise. Plus la lumière, le mouvement éventuellement. Des choses que je ne pourrais pas faire passer dans le dessin au trait … enfin, je ne saurais pas faire.

XG : Encore la dualité.

FA : Oui, voilà. Je crois que je vais m’allonger. (rires)

XG : Tu me parleras de ta petite enfance, ensuite.

FA : (rires) Je t’ai parlé de ma mère ? (rires)

XG : Alors le prochain projet sur lequel tu travailles, c’est quelque chose au pinceau, ou au trait ?

FA : Alors, il y en a un qui … (rire) Je suis en train de dessiner un scénario d’Anne Baraou, à la plume et qui sera en couleurs, normalement.

XG : Donc chez L’Association, plutôt ?

FA : Non, enfin non a priori, on ne sait pas trop encore. Un peu tôt pour en parler. J’ai un autre truc tout seul, je sais pas encore. Plutôt au trait. (rire) Oui, c’est plus un — mais ça, je sais pas encore quand. C’est avancé, mais ça demande encore beaucoup de travail. J’ai besoin un peu de ce va-et-vient. D’ailleurs, je ne sais pas forcément, avant de commencer, par exemple une histoire courte, si ça va être à la plume ou au pinceau. La dernière que j’ai faite dans Lapin, qui s’appelle «Salut les jeunes», ça aurait pu être au pinceau, je crois. Donc rien n’est aussi figé. Je tiens à garder, à ne pas m’imposer de règle aussi stricte.

XG : Ça reste toujours des réflexions sur la communication, est-ce qu’il y aura toujours la dualité ?

FA : Dans mon projet tout seul ? Sur la communication sûrement, c’est sur les lettres. Les lettres «physiques», l’alphabet, même, et des écrivains. Donc oui, on sera … c’est un peu ça. Après, est-ce qu’on y retrouve tout ce que tu m’as dit, il faudra que je passe ça au tamis, je ne sais pas si je vais pouvoir continuer après toute cette analyse.

XG : Justement, est-ce que c’est pas un problème quand tu travailles beaucoup sur les systèmes — j’espère que je ne t’ai pas inhibé.

FA : (rire) Non non, mais du coup j’essaie de repasser, même les trucs OuBaPiens, je me demandais s’il n’y avait pas ce que tu disais, si ça pouvait se retrouver dans les …

XG : Ça m’a sauté aux yeux, puisque j’ai relu une dose d’Ayroles en quelques jours.

FA : Il y a des hivers cruels, comme ça. (rire)

XG : Et vraiment, à partir du moment où j’ai eu ce flash sur Les Penseurs / Les Parleurs, cela m’a donné une sorte de grille qui s’appliquait particulièrement bien sur le reste de ton travail.

FA : J’avais déjà remarqué en effet cela — enfin, je relis pas mes livres, mais bon, je vois bien. Ça, je le sens aussi, est-ce que je fais ça plutôt comme ça, ou … Il faudrait voir dans les trucs que j’ai faits à l’OuBaPo si…

XG : On regardera. (rires)

[Entretien réalisé durant le Festival d’Angoulême, le 29 Janvier 2009.]

Entretien par en mars 2009