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Histoire du Manga

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«Phénomène éditorial de la décennie»,[1] le succès du manga sous nos latitudes s’est accompagné d’une multiplication des ouvrages qui lui sont consacrés. Alors que L’univers des mangas de Thierry Groensteen (1991) était longtemps resté la seule référence en français, depuis 2003 le lecteur curieux bénéficie d’un large choix, des opuscules les plus synthétiques (comme Les mangas signé Stéphane Ferrand et Sébastien Langevin) aux grands livres illustrés (Mille ans de manga de Brigitte Koyama-Richard ou Manga : soixante ans de bande dessinée japonaise de Paul Gravett) en passant par un épais dictionnaire (Dico Manga, sous la direction de Nicolas Finet) et une revue d’étude (Manga 10 000 Images).
Dans cette littérature conséquente, l’ouvrage de Karyn Poupée paru l’été dernier se démarque par un projet original : proposant véritablement le premier ouvrage entièrement axé sur l’histoire du manga (et non pas visant à décrire une «culture manga» englobante), il s’agit également d’ancrer son évolution dans l’histoire plus large du Japon lui-même comme l’indique le sous-titre de cet ouvrage : «L’école de la vie japonaise». L’idée était alléchante, mais voilà — le résultat est loin d’être à la hauteur.

A la lecture, il ressort rapidement que l’auteur a sa préférence pour l’histoire du pays, inscrivant ce livre dans le prolongement de son précédent.[2] Certes, il est intéressant d’évoquer le contexte historique ou social des époques que l’on parcourt, surtout pour un pays finalement aussi mal connu de ce point de vue que le Japon. Malheureusement, cela se fait au détriment d’une vision claire du sujet principal, à savoir la chronologie du manga — une chronologie que le texte n’aide pas à établir : qu’il s’agisse de retours en arrière entre deux paragraphes successifs, ou de projections vers l’époque contemporaine pour évoquer le traitement en manga d’un événement historique, tout semble se percuter, se mélanger, sans que s’en dégage une évolution qui ferait sens. On cherchera en vain une chronologie en dehors des périodes que les différents chapitres sont sensés encadrer.
Reprenant un travers que l’on trouvait déjà dans le Culture Manga de Fabien Tillon, Karyn Poupée a souvent recours à la simple juxtaposition de deux évènements pour en tirer une chaîne de causalité immédiate et pas toujours concluante. Plus gênant, on y trouve également des raccourcis qui frisent la manipulation — comme pour cet enchaînement des innovations sociales vues au travers du prisme de Sazae-san, dans lequel la chronologie se retrouve tordue et fait valoir des relations où la cause précède en réalité l’effet : «(on) se demandait qui était réellement cette prétendue large classe moyenne de 100 millions d’individus (1965), on se souciait de la chute d’autorité du père (1969), mais le remerciait pour les primes d’été et d’hiver (1962)» (p.232).
Ce manque de rigueur (surprenant de la part d’une journaliste) se retrouve également dans le recours fréquent à des sources des plus vagues («des spécialistes du manga», «un responsable d’édition», «un scénariste et gros lecteur de manga en tout genre» sans autre précision) et dans l’absence de toute bibliographie en fin de volume.

De manière générale, Karyn Poupée manque souvent de pédagogie, en se laissant emporter par le plaisir d’une histoire rondement racontée, laissant des zones d’ombres, parlant de personnages sans les présenter (cf. p.117 le personnage d’Ôgon-Batto, dont aucune description n’est donnée, ce qui est fâcheux pour comprendre l’allusion qui est faite quelques lignes plus tard au crâne du personnage) ou bien d’évoquer certains évènements historiques sans les mentionner nommément (cf. p.201 la présentation cryptique de l’exposition universelle d’Osaka en 1970). Bien sûr, on souffre ici de l’absence totale d’illustrations dans cet ouvrage, en particulier lorsque le texte vient à évoquer des personnages (supposément) mémorables ou des filiations (prétendument) évidentes.
Loin d’être un ouvrage d’introduction à l’histoire du manga, il s’agit donc surtout d’un ouvrage qui s’adresserait plutôt aux spécialistes… mais qui ne leur apprendra pas grand-chose, puisqu’il présente les mêmes travers que la plupart des ouvrages déjà publiés : une célébration idolâtre du personnage de Tezuka Osamu,[3] un traitement plus que léger de la production alternative, et une focalisation sur les auteurs publiés en français : on notera en particulier la place accordée à Hirata Hiroshi, l’éloge appuyé d’Otomo Katsuhiro, ou encore Urasawa Naoki érigé au statut de «révélation de cette fin de siècle», avec son «prodigieux» 20th Century Boys.
Il y a de quoi tiquer devant la vision «critique» exposée dans ces pages, qui fait plus loin la découverte (émerveillée) que les manga peuvent parler de société, en se pâmant d’admiration devant le travail d’Arai Hideki, d’Asano Inio et autres Matsumoto Jirô,[4] — alors que Tsuge Yoshiharu, Tatsumi Yoshihiro et bien d’autres avaient ouvert le chemin un demi-siècle plus tôt : «Oui, des manga permettent d’appréhender des phénomènes complexes, même si leurs auteurs ne se sont pas sciemment donné telle mission. Oui, des manga sont une riche matière sociologique sur la forme comme sur le fond. Il faut en entamer énormément, en détester beaucoup, pour en apprécier certains, en adorer quelques-uns. Mais ceux-là méritent d’être salués. lls racontent en 2010, davantage peut-être que dans les années quatre-vingt, la société japonaise, parce que cette dernière est secouée.» (p. 352-3)

A ces approximations de fond, il faut ajouter un problème de forme : L’histoire du manga souffre ainsi d’être effroyablement mal écrit, dans un style donnant trop souvent dans l’affèterie et les effets de manche. On notera entre autres le recours à un vocabulaire suranné (longanimité, allicier, coryphée, etc.) et des expressions argotiques empruntées aux années 30 («revues à la graisse d’oie», «sans un rotin», etc.), une concordance des temps peu rigoureuse et une structure de phrase alambiquée qui inverse trop souvent le verbe et son sujet, ou encore des adjectifs placés (à tort) avant le mot qu’ils qualifient (pour des résultats pas très heureux, comme «les prisées cigarettes»).
Étonnamment, le texte se voit également émaillé de locutions exagérément familières (une boutique «riquiqui», «le môme Tezuka», etc.), et plus particulièrement lorsqu’il s’agit de faire parler les gens de l’époque : «Sugeee (c’est génial !), on y tranche des têtes, mutile des bras, y’a des giclées de sang partout. Promis. Eh, les mecs, sans dec, louez-le, mais faites gaffe, le montrez pas à vos parents.» (p.143) ; «Eh les gars ! y en a-t-il un parmi vous qui pourrait nous brosser huit pages pour demain, on a un vide à remplir fissa» (p.173) ; «Craignos» (p.270). Certes, Karyn Poupée vise probablement ici à rajouter un peu de couleur au récit, mais ces libertés sont plutôt malvenues dans un ouvrage se voulant historique.
Par ailleurs, on pourra également poser la question de la retranscription des titres japonais, parfois traduits, parfois pas, et qui s’acharne à singer la retranscription japonaise même dans le cas d’emprunts évidents à l’anglais : «bukku» pour «book», «Biggu Komikku» pour «Big Comic», ou encore «Kyuti Hani» pour «Cutie Honey» et «Kyandi Kyandi» pour «Candy Candy». Le puriste notera cependant l’exception étrangement accordée à «Magazine» (qui devrait alors être «Magajin»), et s’étonnera de la retranscription choisie qui s’écarte des standards habituels (i.e., de type Hepburn) puisqu’il n’y figure aucune marque de voyelle longue.[5]

Il serait possible d’arrêter là les récriminations, si la dernière partie du livre ne laissait pas échapper quelques relents nauséabonds d’une vision finalement très négative et réactionnaire. Alors que l’on sent Karyn Poupée faire état de nostalgie à l’égard du Japon d’après-guerre et de ses manga, son attitude face aux productions plus récentes se teinte d’un jugement moral très appuyé, en particulier lorsqu’il s’agit d’évoquer les otaku. L’historique y cède la place à l’hystérique, n’hésitant pas à vilipender tout ce qui ne ressortirait pas d’une lecture familiale :
«Manga porno, manga homo, manga facho, manga violent, manga sanglant, manga écoeurant, manga révoltant, manga insolent, manga méchant, est-ce à dire que l’univers de la bande dessinée nippone, contaminé par l’ambiance néfaste liée aux piètres conditions économiques, avait soudain en cette fin de siècle perdu sa capacité à créer des personnages paisibles, gentils, adorables et consensuels, des manga à ne point cacher, à laisser traîner sans s’inquiéter au milieu du salon familial, sans hantise de choquer ou traumatiser quiconque dans la maisonnée ?» (p.323)
Se drapant dans les atours de sainte-nitouche (précisant qu’elle ne fréquente pas les lieux où l’on pourrait trouver ce genre de choses), Karyn Poupée s’attache alors à peindre le portrait d’une industrie vénale et uniquement motivée par l’appât du gain. Les mots ne sont pas assez durs pour stigmatiser des fans «relevant pourtant de la psychiatrie» (sic, p.271), la description des manga kissa se fait apocalyptique, les présentant sous un jour qui les ferait ressembler à des salles de cinéma porno,[6] enfin le Comiket[7] se voit réduit à une manifestation entièrement dédiée au Lolicon[8] et le lieu où s’échangent «aberrations, abominations, infractions que n’osent pas ou plus les professionnels reconnus, mais pour lesquelles existe manifestement un public, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore.» (p.316) On ne sera pas vraiment surpris de voir l’auteur appeler de ces vœux une régulation plus draconienne, regrettant la suspension en juin 2009 d’une réflexion sur le sujet au Parlement (p.320). Qu’elle se rassure : depuis, le désormais fameux «Non-Existent Youth Bill»[9] fait l’objet d’un soutien important de la droite japonaise, malgré un premier échec en juin 2010 face à l’opposition d’un grand nombre d’auteurs et de manga-ka — une session de rattrapage devrait se tenir d’ici le 15 décembre. Tout n’est donc pas perdu.

En fait d’«histoire du manga», il s’agit donc avant tout d’une fable, avec des bons, des méchants, des rebondissements incroyables et des moments sinistres à souhait. On aurait pu croire à un travail d’historienne préoccupée d’exactitude et de rigueur, c’est plutôt un travail de raconteuse beaucoup plus attachée à travailler ses effets et à placer ses bons mots.

Notes

  1. Pour reprendre l’intitulé d’une table ronde lors de la dernière édition du Festival d’Angoulême.
  2. Les Japonais, Taillandier, 2008.
  3. Depuis l’oubli désormais habituel de la contribution de Sakai Shichima au Shin-Takarajima des débuts, à la traversée du désert du début des années 70 durant laquelle Karyn Poupée présente un Tezuka faisant généreusement l’honneur d’accorder son talent à des revues humblement demandeuses…
  4. Érigé au statut d’auteur de premier plan, au point que l’on pourrait croire à la confusion de prénom au détriment de Matsumoto Taiyô par exemple. Hypothèse qui se trouve démentie une centaine de pages plus loin lorsque Karyn Poupée vante les qualités de Freesia comme œuvre porteuse de commentaire social.
  5. L’équivalent en français, pour les non-japonisants, serait par exemple l’omission des accents et cédilles. La méthode Hepburn a été longtemps la méthode officielle de retranscription du Japonais en alphabet romain. Malgré son remplacement en 1994 par la méthode Kunrei (qui ne diffère que sur quelques détails), elle reste très largement employée encore aujourd’hui.
  6. Dans son emportement bien-pensant, Karyn Poupée va même jusqu’à mettre en doute la viabilité économique de ces établissements, sur la base de l’idée (largement fausse) qu’un manga se lit en au moins une heure…
  7. De Comic Market — le Comiket est un festival bi-annuel, consacré aux publications amateurs. Il s’agit de la plus grande manifestation mondiale du genre, la 76e édition en août 2009 ayant attiré 560 000 visiteurs sur trois jours. La plupart des œuvres qui y sont vendues relèvent du dôjinshi, des adaptations/parodies utilisant des personnages de manga ou d’anime existants. Si une grande partie de ces publications sont pornographiques, le Comiket propose un large éventail de genres et de thèmes et est fréquenté par les deux sexes.
  8. De Lolita Complex, courant du début des années 80 en manga qui fétichise des personnages féminins très jeunes.
  9. Ou «loi sur les jeunes fictionnels», surnom donné au projet de loi pour son attaque spécifiquement dirigée contre les manga et les anime. Le nom exact en japonais est «seishônen no kenzen na ikusei ni kansuru jôrei», ou «loi relative à la protection de l’éducation des jeunes».
Site officiel de Karyn Poupée
Site officiel de Taillandier
Chroniqué par en décembre 2010