Ibn al Rabin

par

Depuis une dizaine d'années, Ibn al Rabin balade ses petits bonshommes énervés dans les micro-productions des Editions Me Myself, les lâchant à l'occasion dans les pages de Bile Noire. Minimaliste par essence, l'animal s'est amusé à surprendre tout le monde l'année dernière en livrant les 1120 pages de l'imposant L'Autre Fin du Monde, toujours chez Atrabile. Entre France et Argentine, discussion détendue autour du pavé.

Xavier Guilbert : La première question que je voulais te poser, c’est que je crois qu’on peut dire que tu n’es pas l’auteur le plus naturellement doué pour le dessin…

Ibn al Rabin : Ah mais pas du tout, quand j’étais petit j’étais le meilleur dessinateur de la classe. Mais je suis feignant alors j’ai pas beaucoup bossé après et j’avais pas trouvé de manière qui me plaisait de représenter les êtres humains avant de faire ces petits machins en ombre noire. Ca correspond aussi à la découverte de Lewis Trondheim et d’autres ex-jeunes gens du début des années 90 qui dessinaient bien plus minimalistes que ce qu’on avait l’habitude de voir. Et puis plus jeune j’avais lu un bouquin de Copi qui m’avait marqué inconsciemment, avec des dessins invraissemblablement simples, alors je suis tombé sur ce style qui me plaît bien finalement.

Xavier Guilbert : Ah damned, première question, et je tombe complètement à côté de la plaque — ça commence bien, tiens.

Ibn al Rabin : Non mais pas tant que ça, vu que aujourd’hui, effectivement, à part mon style que je maitrise plus ou moins je sais plus dessiner grand-chose, enfin je veux dire pas mieux que quand j’étais jeune et maladroit, quoi, sauf qu’à l’époque on pouvait appeler ça «prometteur» (au niveau du dessin donc). Par contre je considère que mes dessins actuels sont très bien (enfin pas tous il m’arrive d’en rater aussi hein).

Xavier Guilbert : Et pourtant, on sent chez toi, dès les premières planches que j’ai pu lire, un enthousiasme, une envie de faire de la bande dessinée, coûte que coûte, pourrait-on dire. D’où te vient cette motivation ?

Ibn al Rabin : Ah ça je sais pas trop, mais j’ai toujours aimé faire des histoires, et la bande dessinée est le moyen le plus naturel pour moi. Je n’ai aucun problème à improviser en bande dessinée (sans que le résultat soit toujours bon, bien sûr) mais par exemple je serais incapable de le faire en texte pur. Donc bon, je fais de la bande dessinée parce que ça vient un peu tout seul.
Sinon pour l’enthousiasme je suis un défenseur de l’amateurisme en bande dessinée, voire en art en général, parce que justement on est bien plus motivé de faire des choses quand on n’est pas obligé de les faire. Je suis incapable de faire de la bande dessinée par obligation, ça m’emmerde, c’est gâcher le plaisir.
Et puis produire des trucs c’est toujours un bon moyen de faire le malin, mais faut admettre que pour emballer vaut mieux être guitariste de rock. D’ailleurs je vais pas tarder à être guitariste de rock parce qu’il faut pas déconner non plus. Non mais il faut pas sous-évaluer la volonté de faire le malin dans les motivations artistiques, évidemment y a pas que ça, mais ça existe. Et réussir à raconter des histoires avec de faibles moyens c’est vraiment un bon truc pour faire le malin. Si en plus les histoires sont intéressantes alors là c’est le summum. Et en plus ça permet de passer moins de temps que celui qui veut faire le malin avec un dessin compliqué, autant de minutes gagnées pour le bistrot.

Xavier Guilbert : Justement, comment s’est passée cette découverte du travail de Trondheim & Co. ? Tu étais déjà familier avec la bande dessinée avant ?

Ibn al Rabin : Le bouquin de Copi était chez mes parents, j’ai dû le découvrir jeune, sauf que je l’avais un peu oublié. Trondheim et compagnie c’était quand ils ont commencé à sortir des livres chez Cornélius et l’Assoce, simplement. J’avais vu ça au salon du livre de Genève, je crois. (Tiens d’ailleurs c’est aussi la première fois que j’ai rencontré Baladi maintenant que j’y pense.) Quand j’ai entendu parler de Lapinot et les carottes de Patagonie j’ai foncé dessus, c’était quelque chose d’assez incrédible quand même. Faut se rappeler que les premiers livres de Trondheim étaient tous assez novateurs, en tout cas pour le jeune homme pas complètement au courant que j’étais. Sinon oui la bande dessinée j’étais tout-à-fait familier, mais je connaissais que les trucs classiques plus deux-trois machins des éditions du Square et du Fromage qu’avaient mes parents. Gébé tiens par exemple, je me rappelle de Berk. Futuropolis, pour prendre la maison d’édition citée par tous, j’avais jamais entendu parler, j’étais jeune aussi faut dire (je suis né en 75).
A propos de Copi j’aimerais bien un jour 1) que quelqu’un réédite ses bouquins (à moins que ça aie déjà été fait sans que je le voie) et 2) que quelqu’un demande à Trondheim si il était familier de son boulot. Un truc qui m’avait marqué chez Trondheim au début c’est la gestion des silences, dans Monolinguistes par exemple, l’alternance entre les cases vides et celles avec du texte qui donnent un rythme parfois très drôle. Eh ben en relisant Copi je me suis rendu compte qu’il faisait exactement pareil, avec la même efficacité. Monolinguistes ça ressemble vraiment à Les poulets n’ont pas de chaise (le livre de Copi qui traînait chez mes parents) à ce niveau-là. D’ailleurs je me suis souvent inspiré de ce procédé, qu’ils doivent pas être les seuls à utiliser mais c’est ceux chez qui ça m’a marqué.

Xavier Guilbert : Je viens de consulter ta biblio — tu publies «officiellement» tes premières pages en 1997, et ensuite, ça n’arrête plus. Comment ça s’est passé, pour le premier pas ? C’était chez B.ü.L.B. ou chez Atrabile ?

Ibn al Rabin : Le premier pas c’était chez B.ü.L.B., avec Nicolas qui lançait sa maison d’édition, je lui avait montré des trucs et il avait presque rien aimé sauf mes petits bonshommes, justement, et des pages que j’avais faites à partir de photos piquées dans les journeaux. Du coup on a fait deux bouquins avec ça, des petits trucs mais au look plutôt joli, il est graphiste jusqu’auboutiste l’animal, donc ses bouquins sont fabriqués artisanalement (en général) mais beaux. Après j’ai rencontré les guignols d’Atrabile avec qui je me suis fait copain parce qu’à mon humble avis c’est les meilleurs éditeurs du monde sauf que Daniel ne mange pas de viande et ne boit plus ce qui en fait un compagnon de soirée grognon. Mais sinon je pense vraiment qu’au niveau de l’esprit, sans même parler de la qualité de leurs livres, ce sont les meilleurs éditeurs que je connaisse.
Par exemple ils gagnent pas de sous avec ça, enfin cette année peut-être que oui, et Daniel c’est un gars qui passe trois ou quatre heures par jour pour Atrabile, je veux dire plus que moi pour dessiner. Ou un jour après Angoulème où ils ont eu des discussions avec des éditeurs Coréens pour des traductions des deux côtés, un truc intéressant mais un peu formel, moi j’ai ça à vous proposer ah mais moi par contre j’ai ça, Daniel avait l’air un peu fatigué et il me dit : «Ouais, bon, c’est intéressant mais moi ce que j’aime, c’est quand on se croise un soir à 1h du mat dans un bar, que tu me dis que tu vas faire un bouquin de 1000 pages, que je dis ahhhaahaha on le fait, et qu’après on le fait effectivment. C’est ça qui me plaît.» Eh ben on peut dire ce qu’on veut mais moi je trouve que c’est la classe. Et en plus leurs bouquins c’est pas de la merde en boîte. Bon ceci dit je sais pas s’il sera très content que je divulgue comme ça des choses sur Atrabile mais bon, on pire on lui demandera et on virera.

Xavier Guilbert : Et qu’est-ce qui t’a poussé, en parallèle, à te lancer dans de la micro-édition ?

Ibn al Rabin : Ah ça c’est parce que j’aime bien bricoler des petits trucs tout seul. Je trouve que c’est un processus intéressant de tout faire soi-même. En plus je trouve qu’il est important qu’il existe des bandes dessinées (des fanzines en l’occurence) gratuites ou pas cher. C’est vraiment une démarche qui me plaît, je le fais moins mainteant mais c’est parce qu’avec la fabrique de fanzines on en a fait des milliers, de fanzines gratuits, alors j’en fais peu à côté. Et puis j’ai suivi l’exemple d’Alex Baladi, qui a une attitude exemplaire à mon avis par rapport à ça : à peine un bouquin chez Delcourt sorti qu’il s’est immédiatement remis à faire des fanzines, par réaction.
Le fanzine j’adore ça, on peut y faire exactement ce qu’on veut et parfois un boulot est parfait en fanzine, mais médiocre si on le transfère sur un autre support. Pareil que toute votre discussion sur les blogs en fait. Le fanzine pour moi est un mode d’édition complètement légitime, et c’est dommage que souvent les dessinateurs prennent ça comme un tremplin, ça peut en être un mais il est dommage d’arrêter d’en faire sous prétexte qu’on fait de «vrais» livres. C’est comme prétendre que comme on peut bouffer dans un quatre étoiles on arrète les chawarmahs. Moi souvent je préfère les chawarmahs, sauf qu’un chawarmah dans un quatre étoiles ça va pas, c’est moins bon que mangé debout dans la rue. Eh ben les fanzines c’est pareil.
D’ailleurs depuis quelques années y a plein de gens qui font (ou refont) des tas de fanzines, comme Chez Jérôme, ou alors Mycose, ou plein d’autres, et on pourrait arguer du fait que les blogs sont un genre dérivé (et du fait qu’utiliser l’expression «arguer du fait» est d’une pédanterie crasse mais bon).

Xavier Guilbert : Sur la micro-édition, encore, j’ai l’impression que tu ne faisais pas trop de tri — tu mentionnes plusieurs fois que tel ou tel truc, c’est de la récupération, ou bien une idée avortée recyclée.

Ibn al Rabin : Non je mettais un peu tout sous le prétexte de puisque c’est fait autant y mettre dedans. Et puis quand on fait des fanzines gratos on n’a pas l’impression d’arnaquer les gens.

Xavier Guilbert : Un autre aspect intéressant de la micro-édition, je trouve, c’est le fait que comme c’est petit, on peut se permettre plein de choses — quitte à fonctionner sur l’équivalent visuel d’un bon mot, une sorte de gag étiré sur plusieurs petites pages, comme dans un Bon ben je prendrais le suivant ou bien l’histoire des stores.

Ibn al Rabin : Oui, et j’aime bien ça. Bon ben je prendrais le suivant dans un gros livre en fait ça serait pas terrible, mais en petit objet fanzinesque c’est bien. (D’ailleurs il est plus disponible sur du9, je crois ? je pourrais le mettre sur mon site du coup… Encore faudrait-il savoir si il est légitime de remettre à la disposition de tous des objets ephémères comme les fanzines gratuits… Je suis pas sûr d’avoir raison de mettre tous mes fanzines en ligne par exemple, mais bon, je cède à la facilité.)
C’est marrant que tu aies repéré l’histoire des stores parce que je sais pas pourquoi mais je l’aime bien.
Là je viens de découvrir un type qui fait des fanzines ici, en Argentine, dans un bled nommé Rio Tercero (ma copine le connait depuis longtemps elle vient de là), et c’est assez génial (mais c’est pas de la bande dessinée), et il se permet effectivement un peu tout. Parfois c’est juste une page photocopiée recto-verso avec une seule idée. En livre ça serait forcément moins bien.

Xavier Guilbert : C’est un peu ce que fait B.ü.L.B. avec les petites boites, non ? L’aspect expérimentation formelle à petite échelle, mais avec des trucs vraiment barrés et étonnants.

Ibn al Rabin : Non ça a rien à voir, là c’est du cheap de base, B.ü.L.B. ça reste classieux, même comme ça tout petit, je crois que Nicolas considère ces petits accordéons vraiment comme des livres à part entière et que si tu lui parles de fanzines il va filer ton adresse à ses amis qui font du Kung-Fu. Enfin je voudrais pas parler pour lui non plus.

Xavier Guilbert : Je ne disais pas ça sur un plan qualitatif, mais plutôt sur le concept. Je crois qu’une des boîtes avait des récits qui se lisaient par transparence, c’est à ce genre d’expérimentation que je pensais.

Ibn al Rabin : Ah ok.

Xavier Guilbert : Et puis sinon, pour ce qui est de ton style… moi, ça me faisait un peu penser au travail de Cizo avec les pictogrammes, avec un côté plus organique. Par contre, je trouve intéressant le fait que très rapidement, on trouve une volonté de représenter le mouvement — la danse revient à plusieurs reprises, en particulier.

Ibn al Rabin : Cizo j’ai découvert sur du9 plus tard. J’avais trouvé ça super. Effectivement y a une inspiration commune, les pictogrammes des chiottes en gros. On peut trouver pire comme source.
En fait c’est Nicolas Robel de B.ü.L.B. Comix qui avait vu mes premières pages (j’étais allé lui montrer des trucs quand il lançait sa maison d’édition) avec de «vrais dessins» plutôt maladroits, et puis il y avait une histoire (visible sur hinah.com d’ailleurs) où les personnages devenaient tout petits, en ombre, et il m’a dit que «eh mais c’est bien ça», et ça m’a donné l’idée d’essayer de dessiner comme ça tout le temps.
Pour le mouvement et la danse, je pense que c’est pour rester expressif. Si c’est tout figé au bout d’un moment j’ai l’impression que ça rend la lecture plus lourde. Enfin je dis ça j’en sais rien c’est venu tout seul.

Xavier Guilbert : Si je te pose la question sur le mouvement, c’est que d’une part ça semble être une préoccupation de tes premiers travaux (du moins, ceux que j’ai pu relire sur ton site), et d’autre part, j’ai l’impression que ça fait partie intégrante de ton «système» graphique, si je peux appeler ça comme ça. Un peu comme si tu compensais une certaine simplicité de la représentation (graphique, donc), par une débauche d’expression. Ce qui est sans doute renforcé par le fait que beaucoup de ces expérimentations sont muettes…

Ibn al Rabin : Oui c’est obligé dans un système aussi simple d’être «excessivement expressif» dans les attitudes. Sinon on pige rien. Le mime Marceau, quand il s’allume une clope, il crame 1500 calories tellement les mouvements ils sont amples. S’il eût causé, le mime Marceau eût été gros. (D’ailleurs je me demande si mes histoires muettes pourraient être comprises dans des pays où les codes corporels sont différents.) Enfin c’était surtout au début, je suis plus mesuré maintenant. Faut dire que maintenant je mets du texte alors qu’au début mes histoires étaient plus muettes, mais bon généralisons pas non plus. Là je suis en train de faire une histoire muette mais assez compliquée, donc j’y reviens souvent au muet. Enfin en train, ça fait six mois que j’y ai pas touché mais bon.

Xavier Guilbert : D’ailleurs, ça rejoint aussi ton intérêt pour l’abstraction, un autre domaine dans lequel Trondheim a expérimenté, avec Bleu ou La nouvelle pornographie. C’est quelque chose que tu poursuis encore ?

Ibn al Rabin : En ce moment assez peu. Au début ce qui me semblait intéressant c’était d’essayer de construire un récit avec presque rien, pour voir quelle était la puissance du langage de la bande dessinée. Maintenant ce qui m’amuse plutôt ça serait d’essayer de raconter «quelque chose d’autre», que quelque chose d’abstrait se passe, je sais pas si je suis clair. Mais là ces temps j’en fais pas de l’abstrait. Pour Trondheim, je crois que c’est la seule fois où c’est lui qui m’a pris une idée et pas le contraire. Si un jour je veux briller en société je pourrais sortir qu’un président d’Angougou s’est inspiré de machins à moi. (Mais bon, Bleu c’est pas terrible quand même.) Je précise que j’ai dû causer à LT une ou deux fois, on se connait pas du tout, hein.

Xavier Guilbert : Tu parlais d’improvisation, ça reste ton mode de fonctionnement principal ?

Ibn al Rabin : Oui et non, c’est rare que je commence une histoire en sachant exactement ce que je vais faire, et d’ailleurs quand ça m’arrive je m’emmerde. Même les histoires longues elles commencent par quelques pages improvisées. Mais ensuite assez rapidement je sais où je vais, même si j’ai pas de plan précis. Et des fois ça change en route.

Xavier Guilbert : Tiens, ça me permet d’embrayer sur tes récits plus longs, justement. Dans l’intro d’un de tes fanzines, tu parles de Retour Ecrémé, un peu comme si c’était un projet qui t’avait dépassé, et que brusquement tu t’étais retrouvé avec 180 pages. C’est une vision un peu romantique, non ?

Ibn al Rabin : Ah je sais plus trop ce que j’avais voulu dire dans cette intro, mais je crois que c’était plutôt que j’avais envie de terminer Retour Ecrémé avant de continuer le fanzine, et qu’au final ben y avait une cralée de pages dans Retour Ecrémé. C’est peut-être un peu romantique mais j’avais commencé par les 5 premières pages avec l’acteur nul sans penser à une suite et d’un coup je me suis dit que ça pourrait être un zombie, et j’ai monté le récit comme ça. J’ai vite décidé de faire les six chapitres, j’ai seulement été surpris que ça fasse autant de pages, je pensais pas au début. Faut dire que j’avais jamais fait un machin si long. Et en fait aussi j’étais en voyage à ce moment-là, je dessinais le soir dans les hôtels, c’était pas mal.

Xavier Guilbert : Sinon, ces récits plus longs sont aussi ceux où tu utilises vraiment le texte. On pourrait presque voir ça comme d’un côté, une sorte de terrain d’expérimentation, avec des personnages malléables que tu tritures comme de la matière expressive, et de l’autre, des récits un peu plus sages et structurés, où l’on parle.

Ibn al Rabin : J’y ai jamais réfléchi mais je pense que tu as raison, encore que c’est presque un lieu commun de dire que les machins expérimentaux sont en général plus courts. Cette histoire de texte dans les récits longs ça vient aussi du fait que pendant un moment va savoir pourquoi ça m’était pas naturel de faire des histoires avec du texte, ou si j’en mettais c’était avec des images fixes (comme dans Le dormeur de Trondheim pour revenir à ce garçon). Et à un moment c’est venu alors j’ai commencé à faire des histoires plus longues parce que c’est plus facile avec du texte.

Xavier Guilbert : Ceci dit, tu as une approche assez particulière du texte. Que ce soit dans Retour Ecrémé ou L’Autre Fin du Monde, le texte est un élément presque dissocié du dessin. Il est à côté, et pas en-dedans.

Ibn al Rabin : C’est un système qui me plaît bien parce qu’on peut maîtriser mieux le rythme comme ça. Et puis ça permet des «effets», par exemple une case seule en bas de la page avec deux personnages, avec un phylactère tout en haut, relié par une très longue «queue» (comment on appelle le machin qui indique qui parle dans un phylactère ?) pointant vers un personnage, et qui dit «oui», ben ça donne un ton complètement différent que si le texte est dans la case. Finalement ce système me paraît assez naturel, bon faut dire aussi que ça nécessite une mise en page bien éthérée, avec peu de cases, et du coup on crame pas mal de papier pour raconter une histoire. Je pense que L’autre fin du monde se lit plus rapidement que Lapinot et les carottes de Patagonie, malgré le double de pages, ou peut-être même que On m’appelle l’avalanche, avec son abondance de texte. C’est pas un style dense, et du coup ça se prète pas à tous les récits.

Xavier Guilbert : Et en même temps, tu en joues aussi comme d’une matière plastique, je pourrais presque dire que ça rejoint tes recherches sur le mouvement — tes dialogues sont naturels, avec des hésitations et des interruptions.

Ibn al Rabin : Oui, j’essaie parfois de trouver des manières graphiques de représenter les «accidents» du discours, comme les gens qui se coupent la parole, ou qui se reprennent au milieu d’un phrase, des choses qui se passent tout le temps dans le language parlé mais qui sont difficiles à faire passer par écrit. Un des avantages de la bande dessinée sur la littérature est son aspect non-linéaire, on peu suggérer graphiquement des discours qui se passent en même temps, c’est plus difficile de le faire avec du texte simple, que l’on lit linéairement. (Je me doute bien qu’il doit y avoir des exemples de gens qui se sont essayés à ce genre d’exercice littéraire, ce que je dis n’est pas une vérité absolue, simplement en bande dessinée les outils sont mieux adaptés à mon avis.) Bien sûr, lorsqu’on lit les choses, on les lit les unes après les autres, mais il n’empêche que graphiquement, on comprend très bien lorsque quelqu’un coupe la parole à un autre, par exemple, en faisant se chevaucher les deux bulles.
Le language en bande dessinée c’est un truc bizarre, c’est hybride entre le parler et l’écrit, enfin c’est de l’écrit, enfin on se comprend je pense, et d’ailleurs j’enfonce des portes ouvertes. Si j’écris de manière littéraire, pour autant que j’en sois capable, ben ça passerait pas, si je fais que de la retranscription de l’oral, non plus. Un jour si je m’y mets j’aimerais bien étudier ça un peu sérieusement.
C’est aussi un peu le genre de trucs que raconte Céline dans Entretiens avec le Professeur Y, pour faire naturel il faut déformer un peu le naturel. Rien de nouveau, on est d’accord. (Tu remarqueras la tentative d’incorporation d’une figure culturelle afin d’appuyer mon discours.) Sauf que j’ai peu vu en bande dessinée ces hésitations langagières, finalement mes machins sont d’un côté bien plus réalistes que la plupart des autres bouquins. Enfin c’est du réalisme genevois aussi, j’utilise exprès des tas d’expressions bien locales.

Xavier Guilbert : Par ailleurs, quand tu fais plus long, tu fais nettement plus long. Tu disais un peu plus tôt qu’il y avait des choses qui fonctionnaient bien en fanzine, mais qu’on ne pouvait pas transposer en livre, que ça ne marcherait pas. Est-ce que, d’une certaine manière, la démesure d’un projet comme L’Autre Fin du Monde ne serait pas un moyen de contrebalancer la simplicité choisie de ton système narratif, et d’en justifier l’existence ? A moins que tu n’aies succombé à «la séduction du pavé», avec l’aura de légitimité/respectabilité qui vient avec ?

Ibn al Rabin : C’est plutôt la séduction du pavé. En fait ça c’est passé comme ça : j’ai fait le premier chapitre sans réfléchir à rien, je voulais juste reprendre un thème que j’avais déjà utilisé dans une histoire muette parue dans Le Phaco, celle du fantôme de la nana qui revient et du type qui n’arrive pas à passer à autre chose, entre autre parce qu’il se complaît dans sa mélancolie. (Soit dit en passant cette histoire dans Le Phaco est je pense un des meilleurs trucs que j’ai fait. Enfin ça fait longtemps que je l’ai pas relue, j’en ai peut-être un souvenir embelli.) Comme j’aimais bien ce début, j’ai laissé ça de côté pendant un moment, histoire de pas faire n’importe quoi et de le gâcher par une suite merdique. Au bout d’un moment j’ai choisi la solution de facilité, je me suis dit que la meilleure manière de continuer cette histoire c’était d’en faire un très gros machin. Du coup, mille pages, comme ça, pour faire le malin, mais aussi parce que très rapidement j’ai eu envie de développer certains trucs. Et puis en fait j’avais aucune idée si j’arriverais à tenir une histoire aussi longue ou pas, donc c’était amusant de voir ça aussi.
Par contre c’est vrai que le pavé fait impression, franchement je suis presque un peu géné des fois, ici en Argentine quand je dis que je fais de la bande dessinée les gens font que bon, mais par contre quand ils voient le bouquin d’un seul coup ils me prennent plus au sérieux j’ai l’impression, alors que c’est couillon, y pas plus de quoi que pour autre chose.
Sinon tu dis que je fais «nettement plus long», mais ça vient aussi de la mise en page très diluée. Retour Ecrémé fait 180 pages mais se lit très rapidement. J’utilise moins ces mises en pages dans les histoires courtes parce que ça marche moins bien, en général.

Xavier Guilbert : Donc dès le départ, le projet était de faire un truc énorme ?

Ibn al Rabin : Après les 40 premières pages où je savais pas trop, oui. Mais avec évidemment la liberté d’arrêter après 200 pages, par exemple, s’il se trouvait que le récit se fermait tout seul à ce moment-là. Mais dès le départ j’avais en tête des situations suffisantes pour faire un gros truc. Ce qui est venu le plus tard, c’est le milieu de l’histoire, le passage avec le maire et tout ça, et d’ailleurs il est moins réussi. J’ai un peu merdé certains bouts avec la foule, aussi, le rythme va pas complètement. Mais y avait plein de scènes que je voulais faire et ça demandait un récit très long pour qu’elles aient du sens (exemple : le meurtrier qui vient frapper à la porte de chez Milch).

Xavier Guilbert : Tu disais que pour les choses plus longues, l’improvisation a ses limites. Est-ce que tu avais plus ou moins planifié l’ensemble du récit ?

Ibn al Rabin : C’est pas que l’impro a des limites, c’est que petit à petit le récit se met en place, et la part d’improvisation tient dans la manière d’aller d’un point à un autre, points qu’on connait déjà. J’avais par exemple décidé de la fin de l’histoire, le passage avec la falaise et tout, dès que j’ai recommencé à dessiner le truc, après le premier chapitre. Enfin si je me rappelle bien, ça fait trois ans maintenant. Et j’ai planifié, oui, plus ou moins, mais en changeant des trucs au fur et à mesure.

Xavier Guilbert : Je pose la question, parce qu’on peut se demander dans quelle mesure l’œuvre est aussi le résultat d’une contrainte OuBaPienne. Je ne me suis pas amusé à voir s’il n’y avait pas de cases doublées, de choses soulignées dans l’ensemble (parce que bon, quand même, 1120 pages — et puis le fait qu’enlever 90 % d’un truc dont on a déjà enlevé 90 %, ça ne laisse pas grand’chose), ou simplement le choix d’un chapitrage qui rappelle un dictionnaire … mais bon, il y aurait la place pour.

Ibn al Rabin : Oui, il semble que d’autres gens se sont demandés ça…

Xavier Guilbert : Et tu n’en diras pas plus, c’est ça ?

Ibn al Rabin : Evidemment, sinon c’est pas drôle…

Xavier Guilbert : Sinon, j’ai remarqué que pour ce récit, tu as modifié deux choses à ton «système» habituel.
D’une part, les personnages sont différenciés, ce qui n’était pas vraiment le cas auparavant, en dehors d’indications de sexe. Ce qui d’une certaine manière, pervertit un peu le système de personnages passe-partout.

Ibn al Rabin : C’est difficile de faire un long récit sans donner une personalité aux différents personnages. Surtout dans une histoire où il ne se passe pas grand chose hors les interactions entre les personnages, justement. Quant aux personnages, je les trouve pas forcément passe-partout, même dans mes autres histoires. Ils ont seulement un physique peu différencié. Un genre de système esthético-communiste, quoi. (Cette histoire de physique des protagonistes me rappelle qu’un des côtés insupportables de pleins de films hollywoodiens à la con, c’est que les gentils y sont beaux et les méchants tous moches. C’est la double peine, quoi. En plus, comme dit Daniel, éditeur et néanmoins ami, certains de ces machins paraissent être des plaidoyers pour la peine de mort, avec massacre rituel du salopard 10 minutes avant le générique final.) (De la merde en boite je te dis.)

Xavier Guilbert : D’autre part, on sort de l’approche en ombres chinoises, avec un univers qui, de temps en temps, prend de la profondeur : la cave, les paysages de forêt, de cascade … mais aussi une ou deux scènes de foule, qui là inscrivent résolument tes personnages dans une tridimensionnalité qu’ils n’avaient pas jusqu’alors. C’est l’ampleur du projet, d’un point de vue narratif, qui a forcé ces choix ? Ou bien tu te sentais un peu limité, avec le système en place ?

Ibn al Rabin : En fait y a les deux, plus le facteur que j’avais un peu envie, comme ça, de dessiner des décors. D’ailleurs si je me rappelle bien le tout premier décor sur double page (une forêt bourrée d’arbres et vue de haut) a été le premier dessin que j’ai fait de cette histoire, c’est après que j’ai commencé le premier chapitre et que je l’ai incluse. Mais je suis pas sûr de me rappeler bien, donc bon. Et comme je voulais faire une histoire contemplative, assez lente, pas mal mélancolique, j’avais besoin de ces dessins pleine page pour donner une atmosphère un peu flottante, comme ça. La tridimensionalité en perspective cavalière de la foule, c’est pour donner l’impression du nombre, tout simplement, ou parfois de l’isolement du groupe (une scène vue de haut, avec des bagnoles de flics qui débarquent au mileu des gens).

Xavier Guilbert : C’est d’ailleurs quelque chose qui revient assez, cette utilisation de la double page comme temps de narration — que ce soit avec les décors, ou avec la manière dont tu y disposes les cases qui épousent parfois le mouvement des personnages. Ca rejoint un peu ce qu’on disait sur le texte.
Globalement, tu es satisfait du résultat ?

Ibn al Rabin : Ben des jours oui, des jours non. Je me dis que certains passages sont un peu baclés. Ceci dit c’est le premier bouquin ou je fais attention à bosser par double page, donc il y a sûrement des trucs un peu maladroits.

Xavier Guilbert : Au passage, je voulais aussi te demander s’il y avait des sources d’inspirations particulières pour ce bouquin. Je dis ça, parce que j’ai aussitôt fait l’association avec deux auteurs américains, Anders Nilsen pour ses Big Questions (dans lequel des oiseaux discutent autour d’un crash d’avion, pour faire simple) et Sammy Harkham avec Crickets (dans lequel un personnage pourchassé s’égare dans la forêt). Tu vas sans doute me dire que tu ne connais pas du tout, et que je suis complètement à côté de la plaque, mais je profite de l’occasion, au cas où …

Ibn al Rabin : Au moment où j’ai dessiné mes trucs je connaissait pas du tout Anders Nilsen mais ce que j’ai lu de lui depuis est vraiment incroyable (des pages dans Bile Noire, et un truc avec un crash d’hélico). Son truc dans Bile Noire ressemble vraiment à rien de ce que je connais, c’est génial.
S’il faut parler d’inspiration je dirais plutôt Nylso, dans Jérome d’Alphagraph, j’avais trouvé les deux premiers absolument géniaux, j’ai moins aimé le troisième par contre. Le quatrième je l’ai pas encore lu. Je crois que je lui ai tout simplement piqué sa manière de disposer des cases comme ça, flottant dans l’espace avec ou sans paysage derrière. Chester Brown faisait ça aussi.

Xavier Guilbert : C’est quelque chose que tu voudrais réutiliser ?

Ibn al Rabin : Ben c’est pas mal de bosser par double-page. Mais bon ça demande de dessiner tout dans l’ordre, surtout si on improvise.

Xavier Guilbert : Comment est-ce que les gens d’Atrabile t’ont accueilli quand tu as débarqué avec un truc pareil ? En plus, je crois que vous avez eu un problème à l’impression, le premier coup, non ?

Ibn al Rabin : J’ai dit à Daniel et Ben : Je vais faire un bouquin de mille pages.
Ils m’ont dit : ouah, hahaha, génial, on le fait.
Et après je donnais les chapitres les uns après les autres, et comme ça leur plaisait ils l’ont vraiment fait. Les meilleurs éditeurs du monde, je te dis. Sinon oui la première impression a été faite sur un papier plus épais mais plus transparent, on voyait trois pages plus loin… Moi j’aurais laissé ça comme ça mais ils ont tenu à le refaire, ça leur a couté du pognon d’ailleurs, évidemment.

Xavier Guilbert : Pensais-tu que ce serait le genre de bouquin qui te vaudrait de faire partie des nominés à Angoulême ? Ceci dit, peut-être que tu t’en fous, aussi…

Ibn al Rabin : Ben ça fait quand même plaisir, même si c’est juste trois gars qui choisissent. Et je vais peut-être paraître gonflé et tout, mais en fait ça m’étonne pas tant que ça d’être nominé, je m’explique. Ce bouquin est exceptionnel par son volume (je parle pas du contenu), on peut difficilement ne pas le voir si on s’intéresse à la bande dessinée «alternative» (je sais pas quoi mettre comme autre mot), ce qui est je pense le cas des gens qui nominent à Angoulème. Du coup, si ces gens-là trouvent le livre plus ou moins réussi, il risque de leur venir à l’esprit au moment de choisir, car c’est un machin qui marque, et qui impose le respect (de manière absurde, certes, mais bon).
Par contre ça m’étonnerait nettement plus si je gagne un prix. Dans ce cas je pourrais emmerder Fred (Peeters donc) qui l’a eu à sa cinquième nomination, je crois, d’ailleurs il est encore nominé, non ? Mais bon, même si j’arrive pas à m’en foutre complètement (parce que bon), je sais que c’est pas bien important. A part peut-être que ça en fera vendre plus, donc Atrabile pourrait perdre un peu moins de pognon et du coup accepter plus facilement mes prochaines propositions branques.

Xavier Guilbert : Puisque tu parles de Frederik Peeters, ça me fait penser qu’il y a quelques fanzines à toi où tu co-publies des trucs, avec Andreas Kündig, avec Alex Baladi aussi. Tu n’as pas poussé plus loin les collaborations ? Ceci étant, vu que ce qui ressort de ton travail, c’est aussi l’envie de pouvoir aller vite, ça se comprendrait aussi …

Ibn al Rabin : Ah mais j’ai déjà fait un bouquin comme scénariste avec Fred au dessin, Les Miettes chez Drozophile en 2001, et un petit machin où on dessine les deux, l’un après l’autre, puis à la fin Andréas Kündig intervient lui aussi. C’est un petit livre édité par moi (enfin, par les éditions Me Myself), paru en 2001 je crois, et qui s’appelle Friture. Y en a plus du tout, je précise déjà. Et avec Alex on a fait un livre ensemble, où on dessine les deux, c’est tout mélangé et du coup tout bizarre, Dormez-vous chez Atrabile. Donc des collaborations j’ai déjà fait, c’est assez plaisant, même si j’aime pas tellement quand les rôles sont simplement scénariste/dessinateur, c’est mieux quand c’est plus le bordel. Là on tente un truc avec Peggy Adam (rien que pour la couverture avec les noms Adam-Ibn al Rabin, ça vaut le coup) mais en ce moment je fous rien alors bon… J’ai violemment tendance à la fénéantise faut dire.

Xavier Guilbert : J’ai vu que tu as commencé à mettre en ligne un autre projet, quelque chose en couleurs. C’est ton prochain gros truc, ou tu travailles sur autre chose ?

Ibn al Rabin : Non ça c’est juste un feuilleton que je mets de temps en temps sur Internet, c’est pas pour être publié. Je sais même pas si je le terminerai, d’ailleurs, ce truc. C’était l’occasion de montrer mes jolis stylos surtout.

Xavier Guilbert : Alors tu as quoi, comme proposition branque, dans tes cartons ?

Ibn al Rabin : J’ai un truc avec les mêmes stylos qui sera une série de petits livres, on sait pas combien, et qui a le très joli nom «Le meilleur de la Bible par Ibn al Rabin» (ça en jette comme nom), où je reprends des passages de la Bible un peu adaptés (mais pas tant que ça). Pas sûr que ça convertisse des masses de gens, note, j’ai pas choisi les passages les plus propres à ça, évidemment. C’est même plutôt du brutal. Le premier est paru dans le dernier Bile Noire.
Sinon j’ai commencé un genre d’histoire qui mélangerait un gars qui réfléchit sur la bande dessinée avec une invasion extraterrestre. Bon j’ai fait qu’une dizaine de pages, et j’y touche plus depuis un moment, mais si je le termine ça sera pas mal plus imbitable que mes autres bouquins, d’autant plus que j’essaie pour changer de le dessiner dans n’importe quel ordre. Bref, on verra. Ah et j’ai aussi un machin en couleurs muet et compliqué, mais y a que dix pages aussi, et je sais pas combien ça fera, mais pas plus de trente. Bah, on verra aussi.
Et puis j’ai aussi le projet de laminer un copain (Jean-Marc Petta, comptable, pour le nommer) au tennis dès ma descente d’avion (je reviens quelques mois en Suisse en Avril normalement), et ce sans le moindre entrainement. Je précise que je suis une brèle au tennis mais le copain en question craque sous la pression, donc j’en cause dans les médias. Si des journaleux pouvaient venir, ça garantirait une victoire éclatante de mesziges.

Xavier Guilbert : Et pour finir, ça n’a rien à voir avec tout ce qu’on a évoqué jusqu’à maintenant — pourquoi «Ibn al Rabin» ?

Ibn al Rabin : Parce que ça sonne sage. Non ?

[Entretien réalisé par furieux échange d’emails entre Paris et l’Argentine, du 13 au 16 Janvier 2008.]

Site officiel de Ibn al Rabin
Entretien par en janvier 2008