Les Invisibles

de

Les invisibles le sont aux yeux de l’Histoire. Et s’ils sont vus, ici, c’est qu’il s’agit de mémoire, pour dire, montrer et en faire toute une histoire.

Qui sait les voir ? Le particulier, le local, l’alentour, le concerné, le chercheur, ceux qui sauront écouter et ceux qui sauront lire. Nous sommes en Gascogne dans les années soixante du XVIIe siècle, à l’arrière de l’Histoire qui trouve ses gloires dans les batailles des Flandres et les débuts de l’absolutisme héliocentrique de Louis XIV.
Ce que cette lumière a caché, ébloui peut-être, il s’agira de le montrer. A l’ombre, ou loin au Sud sous le vrai soleil, des hommes, des femmes, dans une société qui n’est ni la cour, ni le champ de bataille, mais la vie rurale frustre, innervée des frustrations d’une bourgeoisie émergente et d’une petite noblesse immergente, dont la fortune (dans toute la polysémie de ce mot) se résume au nom et l’affixe distinctif qu’est la particule.

Le jeune Audijos part à la guerre au Nord, sur l’influence décisive de sa veuve de mère endossant le patriarcat nobiliaire. Parti sous des allures digne de Don Quichotte, il revient bretteur de talent, D’Artagnan sans emploi, manquant de haut lignage et, peut-être, de croyance dans les vertus de la guerre, à ses yeux moins glorieuse que désastreuse depuis qu’il l’a pratiquée.[1]

En haut, de ce qui va devenir Versailles, le roi tout à la construction de sa gloire a besoin de sous. Les gabelous viennent donc en Gascogne, imposant et s’imposant. Le peuple gronde et se cherche un chef pour structurer sa révolte. Audijos ne montre pas d’enthousiasme particulier pour cette fonction. C’est là encore sa mère qui le convaincra, faisant de lui une figure qu’il ne peut concevoir de par son expérience de la guerre. Audijos fera ce qu’il sait faire et bien faire, mais comme un Robin des Bois sans un Richard Cœur de Lion à attendre.
Un cape et d’épée au hasard de la vie s’en suivra, durant plusieurs années, provoquant l’exil puis la réhabilitation royale. Audijos mourra ailleurs dans une autre vie, puis dans les souvenirs Gascons, pour hanter seulement quelques chansons, oubliées, retrouvées. L’héroïsme d’Audijos aura été celui d’endosser le rôle d’un héros.

Pas de reconstitution dans ce livre, du moins pas dans le sens du détail.[2] L’idée de vie prime ici, de la circulation d’une ligne qui donne/montre le vivant d’un passé qui, quoi qu’on fasse, en appelle à l’imagination pour exister au présent. L’auteur en joue, d’un trait vital et d’un rehaut bichrome au lavis ancrant la part d’ombre[3] et d’oubli, qui forgent par le manque le souvenir et la mémoire.
Harambat a assimilé la manière Prattienne mélancolique, sans en faire un maniérisme graphique et narratif attendu. A vif, sur le vif, le dessin n’est pas là uniquement pour dire, mais là aussi et paradoxalement pour témoigner, comme Callot avait su le faire avec ses eaux fortes, mais aux lumières/leçons contemporaines du reportage et du documentaire.
Intelligemment, le temps du récit se divise en trois parties, en trois témoignages, en trois temps de natures psychologiques différentes, celui de trois femmes comme trois parques fatidiques : la mère, la sœur et la femme d’Audijos. [4] Une triangulation parfaite pour faire ressortir la géographie interne d’un homme devenu/devenant légende.

Combattre l’oubli par l’oubli. Afficher ce qui est l’injustice, se faire sans nom quand on a un nom, mais aussi asseoir ce nom dans le mythe populaire quand celui-ci, de petite noblesse pauvre, va disparaître. Finalement cette mère a su convaincre son fils à combattre. Elle a eu une descendance par ce fils unique plus noble que d’autres dans l’acceptation de cette charge nobiliaire étrange consistant à se vouer à la guerre. Audijos est là jusqu’à nos jours quand ceux de hauts lignages sont ailleurs, sans histoires possibles, pure généalogie ne parlant qu’à ceux qui s’accrochent à ses branches, un peu à la manière superstitieuse de ceux croyant en certaines réincarnations. Ici point de fantômes d’une destinée actuelle falote s’accrochant au tuteur d’une vieille gloire, mais une histoire face à l’Histoire.
L’invisibilité se sera donc déplacée. Qui se souvient des batailles de Flandres ? Qui ne se souviendra pas d’Audijos luttant contre la gabelle en Gascogne ?

Notes

  1. Harambat ponctue ses chapitres d’eaux fortes de Jacques Callot extrait des Désastres de la guerre.
  2. Plus on en montre, plus on se trompe.
  3. Faire face au soleil roi, sans ombre est impossible.
  4. Elles représentent aussi les trois âges d’une vie.
Chroniqué par en septembre 2008