Jimmy Beaulieu

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Jimmy Beaulieu traîne sa bosse depuis 2000 comme auteur, éditeur, critique et professeur de bande dessinée. On peut aujourd’hui le considérer comme une figure centrale de la bande dessinée québécoise d’auteur. Il a récemment publié deux livres, Comédie sentimentale pornographique (Shampooing) et À la faveur de la nuit (Les Impressions nouvelles), qui reprennent en partie un matériau déjà développé dans une poignée de petits tirages publiés chez Colosse. Rencontre «à chaud» avec un créateur toujours en travail, à la démarche fluctuante et libre.

David Turgeon Jimmy, on a pu lire dans la postface d’À la faveur de la nuit la façon dont tu as colligé des extraits de plusieurs livres publiés chez Colosse, auxquels tu as ajouté des pages inédites afin de former un récit plus ou moins linéaire. Ce que cette postface ne dit pas, c’est que Comédie sentimentale pornographique a été conçue de la même manière. Or, si le matériau de base provient des mêmes sources, les deux livres ont chacun une personnalité et un ton très distincts. Peux-tu me dire en quelques mots ce qui différencie ces deux livres, particulièrement dans la manière dont tu les as conçus ?

Jimmy Beaulieu Ces deux livres découlent du même projet. Dans les dernières années où j’ai fait de l’édition (2007-2009), j’ai manqué de temps pour travailler sur de longs livres, mais à chaque fois que c’était possible, je faisais des dessins autonomes et des histoires courtes. À partir d’un certain moment, j’ai cru qu’il y avait un livre à faire avec ces expériences disparates. J’ai alors commencé à solidariser cette production en réutilisant les mêmes personnages, en tissant des liens.

Ensuite, j’ai eu l’idée consolidatrice de raconter l’histoire d’un auteur de bande dessinée (ex-cinéaste, pour justifier la présence des décors de cinéma dans la séquence p. 103-119) qui se retire dans une maison de campagne pour dessiner des histoires. On devait voir l’auteur interagir avec son entourage et son environnement, puis le voir à la table à dessin, et on allait pouvoir lire des extraits des histoires sur lesquelles il travaillait, ce qui allait donner lieu à un jeu avec l’interprétation subjective du réel par l’auteur, qui allait générer des réactions chez les personnages dont il s’inspirait. Bref, j’avais en tête une jolie petite danse impliquant ces éléments. Mais j’ai rapidement trouvé ce dispositif fastidieux et artificiel. Pour bien fonctionner, il avait besoin de s’inscrire dans une durée substantielle (beaucoup plus que 300 pages). De plus, il invitait à une lecture trop pragmatique. L’attention des premiers lecteurs était séquestrée par la question du départage entre scènes «fictives» et «réelles». Les insertions d’histoires courtes et de dessins autonomes brisaient le rythme et nous éloignaient des personnages (déjà nombreux) de l’histoire «réelle». Plus je coupais de ces distractions — libérant ainsi du temps d’antenne au profit des personnages –, plus j’arrivais à installer le lecteur dans le type de lecture que je voulais susciter.

Comme deux éditeurs ont accepté ce projet, je l’ai coupé en deux (je simplifie, hein…). J’ai mis les «fictions» dans À la faveur de la nuit, avec un dispositif fédérateur beaucoup plus simple, et l’histoire «réelle» dans Comédie sentimentale pornographique.

DT Ce que je trouve remarquable dans ce processus, c’est qu’il me semble que très tôt tu as vu une continuité possible dans ton matériau, mais que tu aies continué tout de même à raconter ton récit de manière anarchique, sur le mode du fragment. Y avait-il une raison particulière pour cette forme fragmentée ?

JB C’est ma manière de résoudre le Grand Paradoxe du dessin de bande dessinée : La redite édulcorante du crayonné/encrage.

Il y a plusieurs manières de régler ce problème. La première et, selon ce qu’on retrouve en librairie, la plus populaire, accepter la perte, est triste à mourir. La deuxième, éviter la redite en dessinant directement et en recommençant en cas d’erreur, est très bien, mais quand je travaille comme ça, je me retrouve coincé dans un alphabet de dessin un peu restreint. J’ai tendance à m’en tenir à faire ce que je sais faire. La troisième, persévérer jusqu’à la maîtrise de la technique — un bon truc étant de se retenir de dessiner quand on travaille sur l’échafaudage aussi froid et minimal que possible, puis vraiment «dessiner» lors de l’exécution du dessin final –, fonctionne à peu près, mais je ne suis arrivé à tirer de cette technique un résultat satisfaisant qu’après une quinzaine d’années d’acharnement.

La solution qui correspond le mieux à mes forces et à mes faiblesses est d’être en constante instabilité formelle. Comme ça, j’ai toujours l’impression de découvrir une nouvelle technique, ça me garde fébrile. Et je j’espère que cette fébrilité sera visible dans le résultat.

Seulement voilà, en bande dessinée, il y a une espèce de loi de maîtresse d’école frigide qui proscrit ce type de mouvance stylistique. C’est dommage. Même chez les auteurs-chercheurs comme Blutch, Sébastien Lumineau, Tommi Musturi ou Jillian Tamaki, la patte qu’on retrouve dans une histoire donnée est régulière. Vite comme ça, je ne vois que Joann Sfar, Winshluss et Dominique Goblet (ou, d’une manière différente, Chris Ware et Brecht Evens) qui proposent des livres où le lecteur doit suivre l’histoire en composant avec ce genre de fractures.

Je me demande si on ne peut pas faire de lien entre cette rigidité imposée et le destin difficile qu’ont connu nombre d’auteurs importants (Franquin, Fred, Forest, Macherot, Jack Cole, Wally Wood, Benoît Joly, Luc Giard, Hergé, Cuvelier…). Ceux qui semblent avoir le mieux vieilli sont les multidisciplinaires (Feiffer, McKay). Pour moi, qui ai été biberonné à la musique de Stereolab, The KLF, Meat Beat Manifesto, Beck, The Go ! Team ou Of Montreal, l’esthétique du patchwork va de soi.

Ironiquement, en travaillant sur ce livre, je me suis aperçu que je pourrais maintenant essayer de faire un livre de facture plus régulière. Cette rigidité n’est pas dénuée de vertu. Je crois seulement qu’elle n’est pas la seule manière d’obtenir une cohérence narrative.

Ma réponse concerne plutôt le dessin, et ta question portait peut-être plutôt sur le choix des scènes racontées. Mais c’est la même chose. «Une fois la recette écrite, elle ne m’intéresse plus.» Je ne suis pas l’auteur idéal pour les lecteurs strictement spectateurs. Je raconte pour des lecteurs imaginatifs, qui prennent le relais au moment où je coupe l’arrivée d’informations, qui font les raccords nécessaires.

À ce sujet, j’ai lu deux critiques de Comédie sentimentale pornographique, à ce jour, et elles étaient truffées de détails que je n’ai jamais mis dans le livre. Par exemple : «En ce moment Annie entretient une relation amoureuse avec la jolie boulangère qui travaille en bas de chez elle.» (David Fournol, du site Une autre histoire) Ah bon ? Elle travaille en bas de chez elle ? Pourquoi pas ? Excellente idée ! Ce genre de choses m’enchante.

C’est une sorte de contrat de respect mutuel entre auteur et lecteur. Le contraire de ce rapport serait ce que Truffaut appelle l’abus de pouvoir du cinéma.

DT Si certains lecteurs déplorent les changements de style dans la bande dessinée, c’est peut-être, il me semble, à cause d’un malentendu autour du mot «style». D’une part, le style, c’est quelque chose d’irréductible, une signature, ce qui fait qu’on est bien chez un auteur et pas un autre. Mais je crois que ce dont tu parles, c’est d’une matière plus malléable, mais qui porte aussi le nom de «style». Tes pages ont souvent cette fluctuation dans le dessin, notamment dans la diversité des matériaux que tu emploies (stylo, rotring, mine, etc.). Crois-tu que le travail sur le style te permette d’exprimer des choses que tu ne saurais dire ou montrer autrement ?

JB Oui. Quand je découvre une nouvelle technique, je vois tout de suite quel genre de scènes ça me permet de faire. Par exemple, le rotring avec aquarelle convient au tempo léger des deux premiers chapitres, le plomb avec aquarelle rend bien les scènes d’intimité chaleureuse, tandis que le crayon de couleur est idéal pour matérialiser des scènes à l’atmosphère plus lyrique, ou luxuriante, comme pour la scène de récital (p. 176-183). J’aime aussi utiliser le crayon de couleur à contre-emploi, en faisant des aplats pops bien définis, comme dans les pages de flashbacks orangés (p. 79-85) d’À la faveur de la nuit.

Il aurait été pratique que je change de technique (ou que j’utilise des cases ou non) comme code pour passer du temps présent aux flashbacks, puis aux histoires de fiction insérées, mais c’est trop pragmatique pour moi. Je préfère choisir selon la musique de lecture. J’aurais du mal à mieux m’expliquer là-dessus. Je peux dire que je n’entrevoyais à peu près aucune des scènes autrement qu’avec la technique que j’ai utilisée.

DT Tant qu’à parler techniques et procédés, j’aimerais que tu me dises quelques mots sur les passages «écrits» par Martin Gariépy, que l’on trouve dans Comédie. Déjà, de passer de la bande dessinée à quelques pages très «littéraires», ça détonne et je trouve que ça enrichit le propos de ton livre. C’est d’autant plus étonnant que le style écrit de Gariépy n’est pas le tien, justement. En même temps, on a l’impression que ce que Gariépy raconte est près de ce que tu as vécu, en tout cas de ce qu’on peut deviner en lisant ton œuvre autobiographique…

JB Je vais te raconter d’où ça vient. Il y a deux ans, Mélissa, mon épouse, suivait des cours de guitare. Son prof était très bon, mais il lui apprenait toujours des pièces qui n’étaient pas à notre goût. A Horse With No Name, Dust in the Wind, Hotel California (frisson de dédain), jusqu’au soir où Mélissa est rentrée avec, comme devoir, une pièce instrumentale tirée de The Wall. Quand elle s’est mise à jouer, je me suis pris la tête à deux mains, j’ai dit «Ôôôôôôôôôh, boy…» et j’ai improvisé à peu près mot pour mot le premier extrait du roman de Gariépy sur ce fond sonore. C’était affreux. Comme ça a fait rire mon amoureuse, je l’ai tapé et mis sur mon blogue, en pure boutade. Je suis complexé par mon écriture, puisque j’ai une culture littéraire très limitée. Mais j’ai eu de bons commentaires sur ce billet de blogue. Ça m’a mis en confiance pour en écrire d’autres, et tant qu’à y être, faire d’un de mes personnages l’écrivain de ces lignes. Donc, si Gariépy a une touche personnelle, c’est grâce à Pink Floyd.

Peu après cette soirée, Mélissa a demandé à son prof de lui apprendre des standards de jazz, ce qui était nettement moins pénible à entendre pour moi et plus inspirant pour elle.

Mais oui, en effet, j’ai consigné dans ces lignes quelques éléments autobiographiques. J’ai plein d’histoires d’adolescence à raconter, mais je n’ai aucune envie de dessiner des bungalows de banlieue des années 80/90. Et situer ces histoires dans un contexte graphiquement plus sexy, ça ne tiendrait plus debout. L’horreur de l’environnement joue un rôle primordial. Alors l’écrit est parfait pour ce matériau.

Je suis un peu impitoyable dans ma manière de représenter Martin Gariépy. Il est aussi idiot que je l’étais à vingt-quatre ans. Léonce, lui, est aussi idiot que je l’étais à seize ans (dans À la faveur de la nuit), Louis est aussi idiot que je le suis aujourd’hui, et j’ai bien peur de finir aussi idiot que Rodrigue Massicotte.

DT Dans tes récits, tes personnages font souvent part au lecteur de réflexions de créateur : Martin Gariépy avec son travail d’écrivain, Louis avec son dessin… Il est notamment question de la représentation du désir, et plus frontalement de «pornographie», et je me demandais d’abord à quel point ces interventions reflètent tes propres réflexions sur la question. Ressens-tu le besoin de «justifier» ton travail, que ce soit au sein de ton œuvre ou ailleurs ?

JB Oui. J’ai cette manie du «mot d’auteur». J’essaie de court-circuiter en amont les critiques faciles parce qu’elles m’énervent. Ça ne donne pas les scènes les plus fortes, je le reconnais. Mais la réflexion sur la création est quelque chose qui m’obsède (peut-être pas autant que toi, mais presque). Il m’est difficile de créer des personnages qui ne sont pas hantés par ces questions. Toutefois, les bribes que je mets dans la bouche des personnages ne sont que des ébauches d’idées.

DT Je me trompe peut-être, mais je décèle dans ces bribes comme une inquiétude par rapport à la pratique du dessin érotique qui dépasse le simple souci des critiques faciles. Il y a au fond toute une mécanique du dévoilement à l’œuvre dans ce type de travail, qui nous fait voir des aspects de ta personne que n’affichaient pas nécessairement tes livres plus ouvertement autobiographiques.
À lire tes livres récents, j’ai l’impression d’un travail très personnel au cœur de ta propre fantasmatique, à des lieues de ce que serait une réelle «pornographie» qui au fond ne se donnerait pour but que de titiller l’éventuel lecteur à l’aide de tropes plus ou moins convenus. Pourtant, ce terme de «pornographie» se trouve clairement désigné comme thème principal du projet, on dirait même qu’il cache quelque chose… ! Quelle est sa place dans ton travail ? Est-ce un leurre, est-ce au contraire quelque chose de plus profond qu’il n’y paraît ?

JB C’est certes un travail introspectif. J’ai toujours cherché à être sincère, dans mon travail, au risque de passer pour un gros naïf. Or, quand on s’engage sur la voie de la sincérité, on glisse assez naturellement sur le terrain de la sexualité.

J’ai l’impression que l’ensemble de la société considère le désir masculin comme la plus risible des abominations. Cette idée a fini par me rentrer dans le crâne, elle a bien pris dans les flaques de colle de culpabilité et de honte qui s’y trouvent, héritage de mon éducation catholique. Il y a aussi, dans mon histoire familiale, une catastrophe originelle liée à la condamnation du sexe par la religion. En travaillant sur ces livres, je sentais que je cherchais à libérer ma libido de ces boulets.

Travailler sur ces petites surdoses de beauté (les dessins cochons) m’apaise. Ça tient à distance mon amertume naturelle. Je ne cherche donc pas vraiment à exciter ou distraire le lecteur, mais au contraire, à le calmer, et si je réussis mon coup, à lui rappeler que le monde n’est pas que laid. J’aimerais faire en sorte qu’en fermant le livre, le lecteur oublie quelques secondes qu’il est frustré de ne pas avoir le gadget dernier cri qu’on annonce partout, et qu’il porte un regard plus attentif et attendri sur la pièce dans laquelle il se trouve, la rue sur laquelle il marche, et sur la personne qu’il y a peut-être à ses côtés. Je vise l’anti-évasion.

Pour moi, l’idée de fuir le monde dans une grande maison-terrain-de-jeu pour faire ce qu’on aime en compagnie de gens qu’on aime, c’est de la pure pornographie. Une «réalité + 1». C’est comme un festin illimité qui apparait tout seul, où on pourrait se goinfrer comme un fou sans trop de conséquences.

Quant à ce titre effronté, sa fonction est surtout d’être drôle et de repousser d’emblée les conservateurs outrables. C’est pas loin du slogan «Some people are gay. Deal with it.» La variante que je propose ici serait : «Some people still have a sense of wonder. Deal with it.»

DT Tu disais plus haut, à propos du «mot d’auteur», que celui-ci à ton avis ne donnait pas «les scènes les plus fortes». J’ai plutôt un sentiment contraire, c’est-à-dire que je trouve que ces réflexions sont très pertinentes dans le cadre narratif que tu choisis, et qu’elles nourrissent ton récit. C’est une interrogation vivante plus qu’une opinion déjà plaquée d’avance.

JB Je ne sais pas si le «mot d’auteur» est une bonne chose ou non. Je crois que c’est largement considéré comme une faiblesse, un manque de confiance d’un auteur en son matériel. Idéalement, on dirait les choses plus indirectement, par la forme, mais quand on s’abstient d’être clair, les interprétations partent dans tous les sens. Quoi qu’il en soit, je ne peux pas m’empêcher de le faire. On fait des livres parce qu’on a des choses à dire, après tout.

DT Pour terminer, j’aimerais bien qu’on parle musique. Tu as mentionné à quelques reprises les liens qui existent entre ton travail et la musique que tu écoutes (et on pourrait rappeler à nos lecteurs que tu as été musicien dans une vie passée). Tes épigraphes proviennent souvent de chansons, et pour tes deux derniers livres, tu t’es même permis de piger dans «Challengers» des New Pornographers, pièce que je trouve intéressante à écouter dans le contexte de ces mêmes livres. J’ai l’impression d’y reconnaître un ton, une thématique… Peux-tu préciser ce rapport entre musique et bande dessinée ?

JB Hm… j’ai appris à faire de la bande dessinée à force d’essayer de comprendre comment on fait de la musique. Plus spécifiquement de la musique pour faire danser (les filles). En vrac : Comprendre la différence entre une pulsation sèche et un groove. Apprendre à choisir les moments où on doit avoir de la retenue, et ceux où on doit mettre toute la gomme. Choisir les moments où il faut réconforter, et ceux où on doit surprendre (ou même agacer). Découvrir que l’enregistrement brouillon d’un démo qui a du chien a souvent plus de valeur qu’une réexécution proprette en studio. Chercher à insuffler une réaction viscérale, physique avec des outils abstraits. Découvrir qu’un son ou une mélodie peuvent, à l’instar du dessin, évoquer des souvenirs, stimuler l’imagination, faire jaillir des émotions qui dépassent le champ de l’explicable.

La mécanique de la bande dessinée est similaire. On fusionne une multiplicité d’éléments qui ont chacun leur spécialité. L’écrit, le dessin, le rythme, la structure, le design, le jeu d’acteur… chacun d’eux a le pouvoir d’évoquer et de toucher au-delà des limites des autres, et l’unisson de ces éléments en devient un autre, comme une équipe de robots de tokusatsu qui, à l’apogée de l’épisode, s’allie pour en faire un seul, super gros et super puissant. C’est le pouvoir secret de la bande dessinée.

Je reviens un instant sur le démo et le patchwork. En 1967, Brian Wilson enregistre en toute spontanéité, liberté (et impunité) des centaines de micro-morceaux semi-autonomes et complètement fous, comme des pièces de casse-tête qu’il compte assembler plus tard pour l’album Smile, qui n’a finalement été complété de manière officielle qu’en 2004, après trente-sept ans d’assemblages différents proposés par des fans/bootleggers. En 1982, Bruce Springsteen enregistre une série de démos chez lui, sur des cassettes, pour l’album Nebraska. Plus tard, en studio, il essaie de recréer les pièces avec le E Street Band. Le résultat n’est jamais aussi bien que les démos. Il décide finalement de nettoyer autant que possible les démos et de sortir ces versions sur le disque, même si c’est beaucoup plus difficile que de réenregistrer les chansons avec un équipement adéquat. Je ne ferai pas l’inventaire de ce type d’histoires, mais ces deux-là ont certainement validé ma méthode de travail, puisqu’elles ont donné des disques superbes. Je trouve plus responsable d’offrir au lecteur une version peut-être accidentée des séquences, mais qui sent l’ivresse de la solution.

Cela dit, je vante les mérites du premier jet, mais s’il est insatisfaisant, je redessine mes pages comme un fou, parfois jusqu’à quinze-vingt fois, pour retrouver cette fraîcheur après avoir réglé les problèmes. Les originaux de la Comédie, c’est cinq kilos de papier.

Il n’est donc pas étonnant que la fibre de mes livres soit plus musicale que littéraire, et qu’ils gagnent à être lus comme tels. Je disais dans Projet domiciliaire quelque chose comme «Pour un auteur de bande dessinée, ça sert à rien d’essayer d’être aussi bon qu’Hergé, mieux vaut essayer d’être aussi bon que Gershwin.»

Je suis content que tu me parles des épigraphes. La chanson «Challengers» m’a d’abord interpellé parce qu’elle fait référence à Challengers of the Unknown, une vieille série de DC que j’aime bien, particulièrement pulp, sur laquelle a travaillé Jack Kirby. Mais quand j’ai prêté attention aux paroles, j’ai été assez bouleversé. Je travaillais alors sur À la faveur de la nuit, et ça tapait vraiment dans les mêmes thèmes (cherchez les paroles sur internet, ça vaut la peine). La nuit, domaine du rêve, de la déraison, de la fascination, de l’intégrité et de la liberté, qui favorise le contact amoureux entre deux personnes qui sont rappelées à la cruelle réalité par le lever du soleil. Chanté avec dignité et gravitas par Neko Case, c’est saisissant.

Pour l’épigraphe d’À la faveur de la nuit, isoler la phrase au passé, comme dans la première mention dans la chanson, faisait également écho à la fin de l’aventure Mécanique générale. Dans Comédie sentimentale pornographique, la reprendre au présent, comme lors de la deuxième mention dans la chanson, lui conférait un côté plus crâneur. Ça aurait pu être remplacé par «The bitch is back.» Moving on. En route vers de nouvelles aventures. Ça renforçait aussi le lien entre les deux livres.

Avant d’opter pour ce jeu des épigraphes semblables, j’avais pour Comédie cette citation assez drôle de Jess Franco : «I believe in personal work, in thrill, and in the heart and nothing else. Oh sorry, and in having balls…». Peu après le départ du livre vers l’imprimerie, j’ai trouvé l’épigraphe parfaite (argh !), et je vais probablement la changer si jamais il y a une réédition, une phrase de Bernard Sumner : «But for these last few days, leave me alone».

[Cet entretien a été réalisé en janvier 2011, et a d’abord été publié dans «Jimmy Beaulieu: L’œil amoureux», paru chez Colosse, aujourd’hui épuisé.]

Site officiel de Jimmy Beaulieu
Entretien par en octobre 2011