La Loi du Marché

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En Juillet dernier, du côté d’Angoulême, se tenait la Troisième Université d’Eté de la Bande Dessinée, au sujet hautement évocateur : «Vive la crise ?» Et si l’on évoquait avec plus ou moins d’inquiétude qui la surproduction, qui l’avènement du numérique, qui encore l’importance croissante des manga, aucune de ces menaces n’arrivait à la cheville de celle qu’une question vint évoquer en fin de table ronde des éditeurs, le premier jour des débats : «Scénario catastrophe : la loi Lang disparaît, comment réagissez-vous ?»
Alors que l’on avait vu jusque là les intervenants discuter de leur vision respective du métier d’éditeur (qui, on l’imagine, n’étaient pas tout à fait les mêmes entre Louis Delas de Casterman et Jean-Louis Gauthey de Cornélius), les dissensions avaient alors fait place à une unanimité preque saisissante : il fallait conserver la loi Lang, coûte que coûte. Il en allait de la survie du réseau de librairies et de la «bibliodiversité». Rien que ça.

Pourtant, le 8 Février dernier, M.E.L. (puisque c’est ainsi qu’il n’hésite pas à signer) osait sur son blog une attaque en règle contre la loi Lang :
«Anodine mais amusante réflexion de Philippe Mabille dans La Tribune du 8/02 : “Pourquoi Jacques Attali a-t-il arrêté son bras à 316 mesures précisément, et pas 300” (chiffre repris pour la couverture du livre). Pourquoi pas un autre nombre ? […] Mais je me risquerais bien à une autre explication. Il y aurait bien eu l’opportunité d’intégrer une 317ème mesure dans le rapport. C’est l’abrogation de la loi Lang.
A part libraires et éditeurs, les lecteurs connaissent de moins en moins cette loi (1981) qui interdit de pratiquer des rabais sur les livres. C’est typiquement une mesure corporatiste. La Fnac, puis E. Leclerc, s’étaient battus contre cette mesure qui faisait partie des “déjà” 101 propositions de Mitterrand. Les tribunaux nous avaient re-toqués au grand soulagement de la profession arc-boutée à l’époque, comme les taximen aujourd’hui.»

Diantre, la loi Lang serait alors une «mesure corporatiste», «qui interdit de pratiquer des rabais sur les livres» ? C’est écrit entre les lignes — contrairement à M.E.L., la loi Lang ne pense pas aux lecteurs, qui pourraient payer leurs livres moins chers, mais seulement à cette «corporation» des libraires et éditeurs qui (il ne fait aucun doute) en profitent impunément. Tst tst tst.

Alors, cette loi Lang ? Dernier rempart contre l’Apocalypse, ou vil arrangement anti-lecteur ? Ami lecteur, lectrice mon amour, du9 (collectif non-aligné) mène l’enquête.

Dura lex, sed lex

En France, la commercialisation du livre est régie par la loi n° 81-766 du 10 août 1981 modifiée relative au prix du livre, dite Loi Lang. Cette loi dispose que le prix de vente des livres doit être indiqué par l’éditeur sur la couverture du livre, et que tout détaillant est tenu de vendre l’ouvrage à un prix compris entre 95 % et 100 % du prix indiqué. Le prix ainsi fixé s’impose comme un minimum à toutes les éditions ultérieures de l’ouvrage dans un délai de neuf mois.[1]
Donc très succinctement, la loi Lang fixe le prix auquel un ouvrage peut être vendu en France, quel que soit l’endroit où on l’achète.

Il faut d’ailleurs noter que la France n’est pas un cas isolé, puisque l’on compte pas moins de 11 autres pays dans l’Union Européenne qui ont adopté des dispositions comparables,[2] auxquels on peut rajouter le Japon, la Corée du Sud ou encore le Mexique, l’Argentine ou la Norvège. On remarquera qu’un certain nombre de ces dispositions ont été prises récemment, ce qui semblerait indiquer qu’il y ait un véritable enjeu (culturel, économique ou politique) derrière le prix unique du livre.

L’exemple Grand-Breton

Par chance, nous disposons quasiment d’un «laboratoire grandeur nature» outre-Manche, puisque la Grande Bretagne vivait depuis 1990 sous la régulation d’un accord interprofessionnel, le «Net Book Agreement». Cet accord ayant été suspendu en 1995 suite à un certain nombre de pressions, l’on peut donc analyser la situation britannique (marché donc sans politique de prix unique du livre) avec le bénéfice de plus d’une décennie de recul.
C’est d’ailleurs le domaine d’expertise de Francis Fishwick (anciennement professeur en Managerial Economics à l’université de Cranfield, Royaume-Uni), lequel donnait en Mai dernier une communication sur le sujet dans le cadre du symposium «Vielfalt statt Einfalt» qui se tenait à Soleure, en Suisse. Les réflexions qui suivent se basent donc principalement sur le contenu de cette conférence, complété ou mis en perspective à l’aide de quelques recherches personnelles, l’idée étant de dégager (en terme simples) les grandes dynamiques à l’œuvre.

Suite à la suspension du Net Book Agreement en 1995, on constate tout d’abord que les ventes de livres en Grande-Bretagne se sont progressivement déplacées vers les canaux de distribution les plus puissants. En effet, dans un premier temps, on a vu les petits libraires perdre du terrain (leur importance se voyant divisée par deux entre 1998 et 2004), principalement au profit des grandes chaînes spécialisées. Puis dans un second temps, les grandes chaînes spécialisées ont reculé à leur tour, sous la montée des supermarchés.
La (très officielle) Booksellers Association reste assez elliptique sur le sujet, reconnaissant néanmoins dans un rapport : «The number of stockholding bookshops has decreased slightly, but retail square footage devoted to books has grown enormously. Bookshop chains have opened more branches and supermarkets and other non-traditional outlets have increased their sales and range of books.»[3] Pas de chiffre mais une évolution réelle, avec moins de libraires indépendants, et plus de grandes surfaces, spécialisées ou non.

Répartition des ventes de livres en valeur en GB[4]
1998 2004 2007 France
Chaînes spécialisées 38.5 43.3 37.5 25.8
Libraires Indépendants 19.9 10.6 9.6 21.8
Supermarchés 4.0 6.4 11.0 21.2
Clubs de lecture 24.7 17.8 10.9 15.7
Internet 0.3 9.1 20.0 6.8
Autres 12.6 12.8 11.0 8.7

Cette «prise de pouvoir» par les grands comptes centralisés a eu plusieurs impacts.
D’une part, comme on pouvait s’y attendre, on a assisté à une augmentation des rabais sur les livres — mais pas tous les livres. En effet, on note que ces opérations se sont majoritairement portées sur les meilleures ventes au détriment du reste de la production, confirmant ainsi l’utilisation de ces ouvrages comme produits d’appel.
D’autre part, ces rabais importants en apparence cachent une réalité toute autre. En effet, alors que jusqu’en 1997 l’évolution de l’indice des prix du livre restait en ligne avec celle de l’indice des prix à la consommation, ce n’est plus le cas : ainsi, les prix du livre auraient augmenté de près de 50 % depuis 1995, dans un contexte de prix à la consommation en progression de 27,6 % sur la même période.[5]
On se retrouve donc dans une situation «industrielle», où l’on se focalise sur quelques best-sellers vendus avec des rabais importants afin d’attirer la clientèle. Par contre, le reste de la production subit une forte augmentation de ses prix, au détriment des lecteurs de ces ouvrages moins vendeurs.

Du point de vue des éditeurs, cette situation nouvelle n’est pas sans conséquence. En effet, qui dit grands comptes centralisés, dit aussi pouvoir de négociation renforcé. Et si ces derniers sont prêts à pratiquer des politiques de prix cassés, il n’est pas question qu’ils en supportent l’intégralité des coûts, loin de là. L’équation est simple : en échange de commandes plus importantes, les éditeurs se voient obligés d’accepter un prix d’achat plus bas — coupant dans leur marge, et augmentant leur prise de risque.
Le tableau ci-dessous met en lumière cette dynamique, puisqu’il apparaît que la part du prix dévolue aux vendeurs (le «retail» en bon franglais) était déjà supérieure en Grande-Bretagne en 1998 à l’hypothèse haute constatée en France en 2006. Il est d’ailleurs probable que la situation se soit encore accentuée depuis, au vu de l’importance prise par les grandes surfaces en général.
L’abandon du prix unique du livre a donc fragilisé la position des éditeurs au profit des grands réseaux de ventes. Alors que l’indice du prix du livre (vendu au consommateur) progressait de près de 50 % entre 1995 et 2007, les prix d’achat aux éditeurs n’ont augmenté que d’environ 33 %[6] — la différence étant, on l’imagine, au bénéfice des grands réseaux de ventes.

Répartition du prix du livre entre les acteurs[7]
GB France
Auteur 8 % 8-12 %
Fabrication 15 % 15-19 %
Editeur 14 % 10-20 %
Marketing 8 % 6-10 %
Retail 55 % 36-52 %

De plus, il ne faut pas oublier que les grands comptes centralisés sont également gouvernés par une politique de rentabilité. Leur objectif est donc de privilégier les titres à forte rotation (et donc générateurs de revenus) au détriment de titres moins vendeurs. Les conséquences ne se sont pas faites attendre : la montée en puissance des supermarchés sur le secteur du livre, amorcée en 2004, s’est accompagnée d’une diminution marquée (-12 % entre 2003 et 2007) du nombre de nouveautés annuelles — un chiffre qui était jusqu’alors en croissance constante (cf. Booksellers Association, «Titles Published 1994-2007»).
Ainsi, la combinaison de ces deux facteurs — fragilisation des éditeurs, importance croissante de la politique de rentabilité des vendeurs — entraîne à terme un appauvrissement de l’offre, écartant les titres jugés insuffisamment viables. Ces derniers titres avaient pu jusqu’alors exister grâce à un réseau de libraires indépendants positionnés sur des niches,[8] réseau mis à mal par la montée en puissance des grands comptes, comme on a pu le voir.

Quel que soit le sujet, la ligne de défense des grandes surfaces est souvent la même : leur préoccupation principale, c’est le consommateur. Qu’en est-il, justement ?
Depuis 1995, le marché du livre en Grande-Bretagne a enregistré une progression corrigée de 59,5 % — une progression qu’il faut relativiser dans un contexte de forte augmentation de la consommation : +48 % au global, +56 % pour dépenses de loisirs et culture. De plus, n’oublions pas la forte augmentation du prix des livres (+49,6 % sur la même période), qui explique à elle seule la quasi-totalité de la progression constatée.
Plus encore, la plus large diffusion du livre dans les grandes surfaces (génératrices de plus de passage) n’a eu aucun impact visible sur l’importance de la population d’acheteurs de livres. En 1995, une étude continue indiquait que 24,4 % des foyers interrogés avaient procédé à un achat de livre durant les deux dernières semaines. En 2006, ils étaient 23,9 % — autant dire un statu quo.

Récapitulons donc ce que l’on peut tirer de ce rapide tour d’horizon Grand-Breton :
L’abandon du prix unique du livre attire l’intérêt des grands comptes centralisés sur ce produit.
Les grands comptes pratiquent des rabais importants sur les best-sellers afin de s’en servir comme produit d’appel. Par contre, les titres générant des volumes plus faibles voient leur prix augmenter.
Les grands comptes font valoir leur force de négociation auprès des éditeurs, qui se fragilisent en se voyant obligés d’accepter des prix d’achat plus bas.
Incapables de soutenir la concurrence, les libraires indépendants perdent du terrain et disparaissent, fragilisant plus encore les titres aux ventes modestes.
Face à la pression des grands comptes, les éditeurs se retrouvent alors obligés de réduire leur prise de risque, et diminuent le nombre de sorties en écartant les livres jugés moins porteurs.
Malgré la politique de forts rabais, le nombre d’acheteurs de livre n’évolue pas. Par contre, les acheteurs ont désormais le choix entre quelques best-sellers à prix cassés, et des prix majorés sur le reste de la production — amputée des livres jugés moins porteurs.

Retour en France

Ce tableau que l’on entrevoit Outre-Manche permet de mieux comprendre pourquoi M.E.L. se montre si vindicatif à l’égard de la loi Lang, dont il souhaiterait l’abrogation. De facto, cela donnerait le pouvoir aux grands réseaux de vente (dont E. Leclerc sans nul doute aux premières loges), affaiblirait la position des éditeurs, et ferait basculer la fragile contradiction qu’est «l’industrie culturelle du livre» dans la logique industrielle. Quant aux consommateurs (que M.E.L. semble si désireux de défendre contre les méfaits du corporatisme), ils se retrouveraient perdants face à une offre moins riche, mais proposée à des prix plus élevés — encourageant plus encore une concentration sur les meilleures ventes.

C’est d’ailleurs la conclusion à laquelle est arrivée la Commission des Affaires Culturelles, Familiales et Sociales, dans son «Rapport d’information sur la politique du livre» présenté le 7 Juillet 2008. Car la loi Lang protège la culture en atténuant la loi du marché. Et là, ami lecteur, lectrice mon amour, nous avons tout à gagner.

Notes

  1. Pour les plus curieux, la Direction du livre et de la lecture du Ministère de la culture et de la communication tient à disposition un mode d’emploi du prix du livre très détaillé.
  2. Par voie législative : Allemagne, Autriche, Grèce, Italie, Pays-Bas, Portugal ; par accord interprofessionnel ou autre : Danemark, Hongrie, Bulgarie, Slovénie. La loi serait en réflexion en Belgique francophone.
  3. Traduction : «Le nombre de librairies a légèrement diminué, mais la superficie consacrée aux livres sur les lieux de vente a augmenté considérablement. Les chaînes spécialisées ont ouvert plus de boutiques et les supermarchés et autres canaux non-traditionnels ont augmenté leurs ventes et leur offre en livres.»
  4. Source : Francis Fishwick, «Book retailing in the UK since the abandonment of fixed prices». Sauf chiffres France, «Le secteur du livre :chiffres-clé 2006-2007».
  5. Il est à noter qu’à l’inverse, en France, le prix du livre suit l’évolution de l’indice général des prix à la consommation ou lui est inférieur. Cf. p.14, Commission des Affaires Culturelles, Familiales et Sociales, «Rapport d’information sur la politique du livre», Juillet 2008.
  6. Soit une progression «normale» au vu de l’évolution de l’indice des prix à la consommation sur la période (+27,6 %).
  7. Source : Grande-Bretagne – Booksellers Association, «Price of a Book – Who Gets What ?», Septembre 1998 ; France – Commission des Affaires Culturelles, Familiales et Sociales, «Rapport d’information sur la politique du livre», Juillet 2008.
  8. Cf. la communication de Francis Fishwick : «In the week ended 22 December 2007 (probably the busiest of the year) only nine of the 20 best-selling titles in independent bookshops were in the top 20 for the market as a whole.» [Traduction: «Durant la semaine se terminant le 22 Décembre 2007 (sans doute la plus active de l’année), seulement neuf des vingt meilleures ventes dans les librairies spécialisées étaient présents dans le top 20 du marché dans son ensemble.»] p.3, op. cit.
Dossier de en novembre 2008