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Ma vie, mon œuvre, mon cul ! (t6) Le crayon entre les dents !

de

Depuis quelques temps, Siné (né en 1928) raconte semestriellement cinq ans de sa vie avec cet humour et cette verve libertaire que tout lecteur de Charlie Hebdo ne peut oublier ou ignorer.
Dans ce sixième opus,[1] ce sont les années 1957 à 1961 qui sont abordées. Siné (marié, une petite fille et moult félins) passe alors le cap de la trentaine, et délaisse petit à petit la carrière confortable du jeune dessinateur célébré des « Chats », pour celle plus risquée mais au diapason de ses convictions et de son tempérament d’anar, de dessinateur politique ou « engagé » si ce mot à encore un sens aujourd’hui.

Les deux catalyseurs de cette évolution seront la guerre d’Algérie de plus en plus meurtrière, et l’arrivée de De Gaulle au pouvoir, perçu à l’époque (et à gauche surtout) d’abord par son grade de général et comme dictateur potentiel.
A cette époque, l’engagement politique de Siné a pour vitrine publique, sa participation à L’Express, le tout jeune et moderne magazine de J.J.S.S., qui emploie aussi le très catholique F. Mauriac. Autant dire que les interventions de Siné ne se font pas sans fracas, et qu’il nous conte tous cela avec une certaine délectation.
Un peu plus clandestinement, Siné apporte sont aide et son soutient au groupe de jeunes avocats défendant les Algériens, victimes de la justice expéditive d’une armée et d’un Etat français, apparaissant, pour beaucoup, abruti et léthargique. Il n’hésite pas à jouer les faussaires ou à loger certains Algériens sans sauf-conduits. Parmi ces jeunes avocats, un des plus doué et des plus énergique est sans doute Jacques Vergès, avec lequel Siné aime à rappeler qu’il est, à cette époque, comme cul et chemise.[2]

Sachant toujours donner aux choses de la vie sa juste place, Siné fait le portrait de célébrités (Ionesco, Queneau, etc.) et de proches (son « dab » en particulier), d’une manière toujours extrêmement vivante. Il sait renforcer son regard par le tissage d’événements (pour ne pas dire souvenirs) personnels, avec ceux de nature emblématique (ici plus culturel qu’historique), de telle sorte que les uns représentent lucidement les autres et vice versa. Les épisodes avec la commande et l’usage de la D.S. Citroën sont peut être exemplaire de ce point de vue, de même que ses vacances en Grèce ou la fausse lettre de Jean-Paul Sartre.

L’autre grand pan de cet album, est l’amitié qui lie Siné à Genet. La famille « Sinoque » part notamment rejoindre ce dernier séjournant en Grèce, où ils vont passer de merveilleuses vacances. Le dessinateur égraine les anecdotes, évoquant aussi bien les amours de l’écrivain, que son tempérament et sa grande culture. Il reproduit pour notre plus grand plaisir, quelques-unes des belles lettres pleines d’humour que Genet lui envoyait.

Siné écrit dans un style proche de ces auteurs et amis. Même dans ses dessins, il est en accord avec leurs styles. Sa marque ou l’identité de son écriture manuscrite, s’enrichie ici d’une proximité, d’une connivence avec le lecteur, qui peut avoir l’impression d’une relation épistolaire avec un proche lui évoquant ses souvenirs. Cette identité manuscrite fait aussi de se livre une bande dessinée plutôt qu’un album bilan de dessins d’humour ou de presse. Une bande dessinée où le rapport texte / image se ferait curieusement en faveur du premier. Cette présence picturale et gestuelle de l’écriture, associées à la linéarité des souvenirs, et une mise en pages plaisante jouant toujours finement de la monochromie, renforcent plus d’une fois cette filiation avec la bande dessinée.

L’originale et formidable liberté de Siné dans ces années cinquante et début soixante que l’on découvre chaque fois si étriquées, laisse admiratif. A travers ce portrait vivant d’une époque, notre début de millénaire dans ses excès comme il faut et ses libertés permises obligatoires, n’en paraît, paradoxalement, que plus proche, partageant cette même étroitesse.
Au fil des chapitres, Siné montre une constance et une sincérité qui renforcent et valorisent son témoignage. Et si l’on se fie avec raison à la chronologie historique, les prochains volumes de cette autobiographie chatoyante s’annoncent encore plus ravageurs et passionnant.

Notes

  1. T1 «Attention j’arrive», T2 « 22 v’là les Chleus ! », T3 « Youpi la guerre est finie ! », T4 « Corvée de Chiottes ! », T5 « … et mes chats ! ».
  2. D’où cette dédicace en début d’album : « à tous les amis cités dans ce volume, même si certains ont, depuis, salement viré de bord ».
Chroniqué par en février 2003