Le Mur

de

Peter Sis est (presque) né au commencement de la seconde moitié du siècle précédent, après les grands massacres mondiaux, dans une Europe de l’Est se figeant d’un bloc dans le rouge communiste d’inspiration soviétique. Régime dictatorial violent et paranoïaque, s’imposant par le canon des chars, il va durer justement le temps de la première moitié d’une vie d’homme.
L’auteur devenu américain, était Tchèque, avait 19 ans en 1968, dans ce vaste printemps contestataire qui secoua le monde et marqua les mémoires de ses multiples épicentres, à Prague, Paris et ailleurs.
Mais aujourd’hui, aux yeux de ses jeunes enfants pour qui tout américain né autre part est forcément un colon, comment expliquer la grisaille d’un Prague anté-quatre-vingt neuf et cette Histoire d’un autre siècle qui se mélange à bien des passés ?

Dessinateur avant tout, orfèvre du trait et de la hachure, Peter Sis va ciseler ses images, montrer à tous son histoire et celle avec un grand «H» dans un particulier qui touche à l’universel, car il s’agit de vécu et de souvenirs.
Ce livre est bien un album. La couverture vous le montre, par cette reproduction d’un cartonnage et d’une reliure «ficelée» de ce que pourrait être un livre témoignage fabriqué par un homme pour ses proches. Il regroupe les images d’une vie, montrées, juxtaposées, dans un ordre chronologique, comme elles viennent et s’accumulent, mais moins volées au temps qui passe qu’à l’amnésie.
Elles ne sont pas photographiques mais purement graphiques. Celles photographies sont au milieu d’autres traces documentaires (dessinées ou écrites il y a bien longtemps), qui enluminent les trois contrepoints en double-page couleur présentant des extraits du journal/carnet alors tenu par l’auteur.

Ces images dessinées de nos jours doivent d’abord être vues, pour ensuite être lues autrement par le commentaire ou plutôt les commentaires. Car s’ils sont nombreux, annotant dans les marges les images, ils sont essentiellement de deux natures : ceux sur les côtés, descriptifs des grandes causes faisant l’Histoire et la mémoire collective, mettant les dessins au présent littérale ; et ceux en bas de page, à la troisième personne du singulier, au passé simple, de cette simplicité d’un enfant, adolescent puis homme qui grandit de corps et d’esprit dans le refrain d’une destinée lui fredonnant la joie et le plaisir de dessiner.[1]

Ce rouge, il l’avait accepté d’abord, dans ce qu’on lui en avait dit et en avait montré. Puis vient l’adolescence, le doute vis-à-vis de ce référent d’adultes, vacillant davantage par la porosité à sens unique de frontières laissant passer des couleurs «pop» occidentales, ne sachant garder là, comme un barrage, que le limon gris d’un régime se décidant «populaire», transformant la réalité quotidienne en un théâtre d’ombres où tout se cache derrière l’érubescent drapeau du règne de l’obligatoire et de la délation.

La leçon de ce beau livre à la mise en page subtile est double. Montrer la vie quotidienne à l’intérieur de cette étoile rouge, une vie à peine imaginable d’occident et des décennies plus tard.
Montrer aussi cette vie résistante et espérant, sachant déjouer les frontières — qu’elles soient géographiques, culturelles et idéologiques. Le dessin, l’animation et ce jeu avec les couleurs contre celle monochromatique permettra de survivre, de donner à la censure un «petit chien blanc» pour éviter qu’elle ne s’interroge sur le sens du vent qu’indiquerait une manche à air dessinée.

Notes

  1. Un «il» qui s’explique à la fois parce que le Sis d’il y a quarante ans est un autre pour celui de 2007, et parce qu’il n’a pas vécu tout ce qui est ici montré/dessiné. Il n’a pas vu la fin du printemps de Prague par exemple, il l’a suivi indirectement car il voyageait en stop dans toute l’Europe occidentale. Il est revenu peu après en Tchécoslovaquie et ne pourra à nouveau voyager que dans le milieu des années 70, après le succès de ses films d’animations.
    Le Mur est un livre sur la notion de famille, de celle nucléaire à celle humaine au sens large en passant bien sûr par celle générationnelle. Il navigue entre le ressenti du souvenir de toute nature, son interprétation, entre courants intérieurs et vent de l’Histoire.
Site officiel de Peter Sis
Site officiel de Grasset
Chroniqué par en novembre 2007