En quête de mythe

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Cela devait arriver : Soleil, qui n’en est plus à un produit dérivé près dans l’exploitation de sa marque-phare (t-shirts, badges ou casquettes sont déjà disponibles sur la boutique officielle), nous propose ces jours-ci le premier volume de son « Lanfeust manga », à grand renfort de superlatifs et de points d’exclamation enthousiastes :
« Grâce à un récit et un graphisme hybrides et hyper dynamiques, Lanfeust Quest synthétise l’essence même de l’heroic fantasy et fait fusionner BD, comics et manga. Illustrée de manière époustouflante par Ludollulabi (World of Warcraft, Lilian Cortez), Lanfeust Quest transporte le mythe créé par Arleston et Tarquin bien au-delà des frontières ! Une nouvelle lecture d’un bestseller de la BD, riche en révélations sur Lanfeust et son univers ! »
Hyper dynamique, l’essence même de l’heroic fantasy, époustouflant, riche — n’en jetez plus, je suis conquis. Ironie mise à part, Lanfeust Quest se révèle particulièrement intéressant. Non pas dans le contenu, qui reprend à quelques variations près la première moitié de L’ivoire du Magohamoth (premier tome de Lanfeust de Troy, la série originelle), en plus jeune et plus léger encore. Non, c’est dans la forme que cette nouvelle incarnation de Lanfeust est exceptionnelle, en cela qu’elle est bien porteuse d’un mythe — mais d’un mythe au sens que lui donne Roland Barthes,[1] le mythe du manga.

Bien sûr, cette idée de « manga » passe tout d’abord par un style spécifique et très identifié : cheveux en pointes et bicolores, épées démesurées, tenues exotiques — on joue à fond dans un registre graphique codifié, qui doit en réalité plus aux jeux vidéo de la série des Final Fantasy qu’à Dragon Ball.[2] Ceci s’agrémente d’une mise en page « hyper dynamique » et d’une narration soigneusement diluée, qui permet de faire 180 pages avec une intrigue qui en occupait 26 dans la version originale.
Mais au-delà de ces aspects que l’on pourrait justifier par une volonté de relecture, c’est dans la forme de l’objet final que s’expriment le mieux les éléments les plus fondamentaux du mythe du manga. Ainsi, Lanfeust Quest est un petit volume imprimé dans le sens de lecture japonais, découpé en chapitres de 16 pages (avec une illustration pleine page en ouverture et la reprise d’une case en conclusion), agrémenté de quelques pages couleur en début de volume qui présentent les personnages principaux, donnés avec leur nom en caractères japonais. Rien de surprenant, s’il ne s’agissait ici d’une production 100 % franco-française, de la licence au dessinateur, qui derrière un pseudonyme aux consonnances exotiques cache un Ludovic Moullière bien de chez nous.
Car les choix de forme que l’on retrouve dans ce volume sont tous liés à des exigences structurelles spécifiques au système de publication japonais : les chapitres correspondent aux découpages de la prépublication ; les pages de conclusion sont artificiellement rajoutées pour « remplir » une page qui serait vide sinon, puisque toutes les pages d’introduction sont des pages gauches ; les pages couleur du début de recueil correspondent aux rares occasions où une série est mise en avant dans une revue, et bénéficie des quelques pages couleurs disponibles en début de revue. Quant au sens de lecture japonais, et les noms écrits en kanji ou en katakana, ils sont naturellement dictés par la langue japonaise.[3]

C’est une évidence — la question première n’est pas ici de produire une relecture originale, mais bien de se conformer à une certaine acceptation de ce qu’est un manga, histoire sans doute de le faire reconnaître comme tel et de surfer sur la vague (et son succès) largement célébrée dans les médias depuis deux ans. Et ce, même si cela demande à déployer une débauche d’efforts pour produire ce qui n’est, au final, qu’une sorte de travail de faussaire — orchestrant ce volume comme s’il s’agissait de la traduction d’une série japonaise fictive. On est en plein dans ce que décrit Roland Barthes : « La motivation est nécessaire à la duplicité même du mythe, le mythe joue sur l’amalgame du sens et de la forme : pas de mythe sans forme motivée. » (Mythologies, p.199)
On notera d’ailleurs que cette démarche, même si elle est ici remarquable dans son jusquauboutisme, n’est pas nouvelle : on a déjà pu voir certains grands éditeurs reprendre à leur compte un autre mythe, celui du « livre de bande dessinée d’auteur » (format 17 x 24 cm, pagination élevée, couverture à rabats et préférence pour le noir et blanc), ravis de pouvoir aisément fondre dans une forme symboliquement chargée une approche industrielle.
Et bien sûr, ça marche. Avec une efficacité qui toucherait presque à l’incantatoire : et de s’enthousiasmer pour le « Spirou manga », ou de s’emporter contre une sélection d’Angoulême trop tournée vers les petites structures (en oubliant au passage la moisson des Shampooing de Delcourt). Comme l’écrit encore Roland Barthes : « En fait, ce qui permet au lecteur de consommer le mythe innocemment, c’est qu’il ne voit pas en lui un système sémiologique, mais un système inductif : là où il n’y a qu’une équivalence, il voit une sorte de procès causal : le signifiant et le signifié ont, à ses yeux, des rapports de nature. » (Mythologies, p.204) L’habit fait le moine, en quelque sorte.

Mais en dehors de cette mise en évidence flagrante du mythe du manga, rien ne vient rattraper l’inutilité profonde cette énième incarnation de Lanfeust peu inspirée. Au point qu’on serait tenté de reformuler le texte descriptif proposé par Soleil : « Grâce à un récit sans originalité et un graphisme caricatural et codifié, Lanfeust Quest synthétise l’essence même du produit marketing et fait fusionner opportunisme, idées reçues et manga. » Et en fait de relecture, on y trouvera surtout une redite…

Notes

  1. In Mythologies : « Ce qu’il faut poser fortement dès le début, c’est que le mythe est un système de communication, c’est un message. On voit par là que le mythe ne saurait être un objet, un concept, ou une idée : c’est un mode de signification, c’est une forme. » (p.181) Les numéros de page mentionnés dans l’article font référence à l’édition dans la collection Points, série Essais, chez Le Seuil.
  2. Une filiation vidéo-ludique revendiquée par ailleurs dans le titre, un Lanfeust Quest bien proche des Dragon Quest japonais, série emblématique de jeux de rôles dont le character design est à mettre au compte de Toriyama Akira.
  3. On notera également la forme des bulles utilisées tout au long des pages de Lanfeust Quest, qui se conforment aux systèmes rencontrés dans une narration japonaise. Et qu’importe si cela implique tous les compromis nécessaires pour faire entrer un texte français se lisant horizontalement dans un espace prévu pour un texte japonais en colonnes… un texte japonais qui, faut-il le rappeler, n’a jamais existé.
Humeur de en décembre 2007