Nuits blanches

de

Qu’est-ce qu’une limite ? Quand passe-t-on d’un moment à l’autre ? Peut-on percevoir ce changement, ce passage ?
Pour ce qui est de la bande dessinée, la limite est généralement marquée, dessinée, par le cadre d’un moment à l’autre que l’on appelle case. Entre les deux, cette «gouttière», ce blanc comme la neige, cette absence d’image comme la nuit aveuglante peut en offrir, permettant d’y voir mieux par et en soi que dehors. Nuits blanches est dans ces limites, transformant en récit une particularité dont joue la bande dessinée.

La page blanche est d’abord ainsi : il neige, et le temps s’émiette à l’image de cette eau devenue solide, fragiles cristaux étoilés transformant leur chute en vols gracieux, éléments d’un cycle parsemé, ralenti, soudain palpable, donnant une autre réalité aux paysages familiers, effaçant le passé, ébauchant l’avenir dans des signes inconnus.
Puis, avant les limites, se posent les différences : un homme, une femme, l’un part dans un pays en guerre, l’autre reste dans un pays sans (guerre). Elle sera dans le froid d’un climat tempéré en hiver, il sera dans le désertique hors saisons. Debout, éveillé, il sera déjà dans le jour ; couchée, en sommeil, elle sera encore dans la nuit. Etc.

Peut-on voir les limites par ce dessin/trait qui fait ici voir ?
Non. Du plus macro au plus micro elles sont «indessinables».
Inframinces, dans l’accolement des deux épidermes aux chaleurs radiantes ; en milliers de kilomètres dans celles du monde dispersant, dans les deux cas elles ne seront que conventions relatives et ne fixeront rien de plus que des instants plus ou moins longs. Les limites sont donc du temps et du langage, Orff le constate et s’en joue en tant qu’auteur de bandes dessinées.

Nous avons donc des morceaux de temps dans les limites dessinées par un cadre que nous franchissons par le sens de lecture et la lecture qui fait sens (narratif). Ainsi, nous savons comment passer d’un moment à l’autre en franchissant la «gouttière» par notre lecture de ce qui se donne à voir.
Hypothèse : une limite se distinguera-t-elle d’autant mieux si ce qui va être donné à voir sera lu ? C’est le postulat inconscient des personnages.

L’homme part dans deux jours. Pour lui, pour elle, ralentir l’échéance sera de transformer ces deux nuits en jours supplémentaires. Le sommeil peut attendre, ce qui suit y ressemblera peut-être. Pour l’instant et tout ces instants de cases en cases, il s’agit/s’agira de voir, de voir ce qui doit l’être et ce qui n’a pu l’être. Tout devient autre, visitable et re-visitable s’affichant en projets et enfance derrière soi, et ce qui n’a pas été vu peut le devenir en franchissant les distances autrefois laissées distantes. Une chute d’eau souterraine dans une vieille mine d’or devient alors le but de ce road comic.
L’arrivée révèlera autre chose. Le flux intérieur est bel et bien suspendu par l’hiver et être côte à côte dans une voiture c’est regarder dans la même direction pendant un trajet. Mais cela rassurera, resserrera et confirmera que passer du tempéré au désertique n’est/ne sera pas la métaphore de sentiments partagés mais une obligation d’une autre nature. L’amour peut encore rimer avec toujours.

Quoiqu’ils fassent pour prolonger la nuit, elle ne s’appréciera qu’après, en étant souvenir, en étant de la case précédente. L’auteur s’en amuse alors astucieusement. Avec une belle transition tenant à un flocon, il montre dès le début que la limite a été franchie. Les différences posées évoquées plus haut, restent suggestives[1] et ne seront jamais montrées. En quelque sorte et au final, la limite est franchie dans la limite qui fait qu’elle a été franchie, insaisissable et au plus près. L’avion s’envole et le départ est la fin du livre. La gouttière est bien franchie mais l’avion devient case symbolique, assujettissant le cadre à sa silhouette en le rétrécissant et le tordant.[2] Orff en fait un point final dynamique donnant une fin ouverte par ce qu’il représente, dans une confusion limpide du contenu et du contenant.

Notes

  1. On ne sait pas précisément de quel théâtre de guerre il s’agit.
  2. D’autant qu’il n’y a aucune traînée de condensation ou de signes indiquant un mouvement.
Site officiel de Joel Orff
Site officiel de Editions çà et là
Chroniqué par en mai 2007