Paratexte et bande dessinée

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À chaque discipline sa théorie. L’étude de la bande dessinée (et plus généralement des littératures dessinées), maintenant active mais longtemps moribonde, accuse quelque retard sur les disciplines équivalentes en littérature écrite ou en arts visuels. Cette situation n’est pas problématique en soi. Les critiques écriront et la théorie se fera. Je propose cependant de prendre un raccourci. La théorie littéraire, par exemple, ne parle pas de la bande dessinée, soit. Mais elle dit des choses générales sur la littérature, et donc sur le livre et sur le récit, qui peuvent très bien s’appliquer en stripologie (j’adopte ici le mot proposé par Harry Morgan pour nommer notre discipline, le trouvant suffisamment bien tourné).

Une de ces études littéraires, que la bande dessinée gagnerait selon moi à connaître, est celle du paratexte, tel que défini dans le livre Seuils de Gérard Genette.[1] Sous ce nom quelque peu rébarbatif se cache une catégorie d’objets textuels que tout le monde connaît très bien. Le paratexte est «ce par quoi un texte se fait livre et se propose tel à ses lecteurs et plus généralement au public.» (p. 7) Il s’agit, entre autres, du titre, du nom d’auteur, ainsi que des dédicaces, épigraphes, préfaces, postfaces, intertitres, notes, etc. Le paratexte est donc défini par Genette comme une frontière du texte, qui fait autant partie du texte qu’il en est exclu.
Pour convaincre son lecteur du bien-fondé d’une telle étude, Genette propose l’exemple suivant : «Réduits à son seul texte et sans le secours d’aucun mode d’emploi, comment lirions-nous l’Ulysse de Joyce s’il ne s’intitulait pas Ulysse ?» (p. 8) Ou, pour parler bande dessinée, comment lirions-nous La Nouvelle Pornographie sans l’explication fournie par le titre ? L’étude du paratexte jette donc un éclairage vers l’intérieur — donc sur le projet de l’auteur — mais aussi vers l’extérieur, en l’occurence sur le projet sous sa forme éditoriale. C’est donc potentiellement une zone de conflits (et de diplomatie) entre auteur et éditeur. La politique du livre passe par le paratexte.

Le titre présente plusieurs exemples de cette transaction d’intérêts entre auteur et éditeur. Le Gorille a bonne mine devait au départ s’appeler Le Gorille a mauvaise mine. C’est l’éditeur qui a tranché : il y avait déjà assez d’une Mauvaise tête dans la même collection, il ne fallait pas déprimer davantage les jeunes lecteurs. L’édition originale du Lotus bleu a pour sous-titre : En Extrême-Orient, sans doute pour souligner la continuité après les Au pays des Soviets, Au Congo et En Amérique.[2] On peut imaginer là une interférence éditoriale.
Il arrive bien sûr que l’auteur soit seul responsable d’un titre. Encore peut-on glaner çà et là des indices de repentirs. Annoncé sous le titre de Peggy, le second tome de Gus est plutôt paru sous le nom : Beau bandit. Pourquoi ? Il faudrait demander à l’auteur… Notons en passant que le titre peut aussi être le lieu de contraintes plus ou moins ludiques, par exemple les terminaisons en rime des diverses sous-séries de Donjon (les volumes de Zénith en -ar, Potron-Minet en -ui, etc).

Dans la bande dessinée franco-belge, notamment dans sa forme classique, le titre est souvent accompagné d’un surtitre. À une certaine époque, cela se fait souvent sous la forme «les aventures de…» : Les Aventures de Tintin, Les Aventures de Spirou et Fantasio ou, bien plus tard et sur le mode parodique, Les Aventures extraordinaires d’Adèle Blanc-Sec ou les Formidables aventures de et sans Lapinot. Et que dire de certaines séries du Lombard aux surtitres verbeux, par exemple Fort Navajo, une aventure du Lieutenant Blueberry, qui, en plus de nommer le protagoniste, rappelle le titre du premier tome de la série.[3]
Effet de mode oblige, ce sont plus tard des surtitres sans ambages, mais toujours d’après le nom des personnages principaux : Gaston, Achille Talon, Sibylline, Capricorne etc. Sinon, on fait référence à un groupe de personnages : Les 4 As, La Ribambelle, Les Innommables etc. Éventuellement les surtitres n’ont pas à être personnifiés : Le Génie des Alpages par exemple fait référence au lieu de l’action (c’est aussi le titre du premier tome de la série).
Mais ce genre de surtitre «thématique» est étonnamment rare en bande dessinée. Lorsqu’on le retrouve, il désigne le plus souvent une série sans personnages récurrents, par exemple Les Cités obscures. Même le Phénix de Tezuka emprunte son nom du seul «personnage» à revenir dans chaque tome, mais comme ici le phénix a surtout valeur de symbole (la renaissance perpétuelle), on peut dire qu’on a là une sorte de cas-limite.[4]
Cette esquisse très sommaire sert à montrer que le titre relève bien de la face publique d’un livre (c’est ce que tout le monde voit du livre, y compris ceux qui ne le liront jamais) et donc, forcément, le lieu de stratagèmes éditoriaux auxquels contribuent à la fois de l’auteur et de l’éditeur.

Comme mon but est d’encourager des chercheurs à fouiller cette voie (ou, à la rigueur, convaincre quelque mécène de m’en fournir les moyens), je note que ce travail (qui se voudrait, finalement, une extension du livre de Genette) devrait se faire sur deux plans. D’abord, il s’agirait d’évaluer la pertinence de chaque objet du paratexte tel défini par Genette une fois transposé en bande dessinée. Il est certain que lorsqu’on parle de format, de collections ou de pseudonyme, la bande dessinée peut nous fournir des cas présentant quantité de caractéristiques significativement éloignées du corpus de littérature écrite établi par Genette (et intéressantes pour cette raison).
Certes, les objets du genre préface, dédicace ou note infrapaginale, courants en littérature écrite, ne se retrouveront pas fréquemment dans nos contrées. Mais on trouvera quand même à noter la préface dénégative auctoriale d’A.L.I.E.E.N., le phénomène de la dédicace dessinée (forcément inconnu chez les écrivains) ou les «notes de bas de case» indiquant au lecteur un album précédent, et que l’on trouve par exemple dans la série Isabelle, où elles sont invariablement — et sarcastiquement — signées «Joseph Boulier, service de promotion des albums». Dans ce paratexte précis cohabitent la logique marchande de l’éditeur et l’humour désinvolte de trois auteurs qui en ont vu d’autres. C’est, de manière plus souterraine, un contrariant rappel que les albums d’Isabelle ne se sont jamais très bien vendus…

Il faudra aussi découvrir les objets de paratexte qui sont uniques à la bande dessinée. J’en vois quelques uns. Il y a par exemple la numérotation des planches qui nous informe en partie sur le découpage et la mise en scène du récit. La numérotation des planches, lorsqu’elle s’écarte significativement de celle des pages, peut donner l’indice de remontages nécessités par le passage du périodique à l’album.[5]
La numérotation des histoires courtes est particulière. Lorsque séquentielle, elle peut donner lieu à quantité d’anomalies, par exemple dans Gaston où des numéros sont mystérieusement absents (il n’y a pas de gag 387) et où il n’y a pas moins de 16 «planches bis» (un même numéro utilisé deux fois par erreur).[6] Et, pour rester dans l’univers franquinien, disons que cet auteur illustre assez brillamment cet autre objet paratextuel unique à la bande dessinée, la signature.

Et il y a sans doute autre chose à trouver et à évaluer (doit-on considérer comme paratexte ces illustrations de pleine page que l’on trouve par exemple dans le Crabe aux pinces d’or ?). La tâche présente une visée assez ludique pour ne pas être rébarbative. Ce qui est attirant du paratexte, au fond, c’est que son étude permet de rester à une certaine distance d’un corpus possiblement très large ; en d’autres mots, on ne se perd pas dans chaque livre pris individuellement et la vue d’ensemble peut s’avérer passablement vaste. Pourtant on touche bien les livres, ce n’est donc pas une étude abstraite.
En outre, la dimension politique du paratexte me semble tout à fait pertinente dans le contexte où des livres militants comme Plates-bandes ou Un objet culturel non-identifié parlent collections, titres et formats (par exemple le fameux «48CC») afin d’étayer la thèse d’un déclin de la bande dessinée européenne. Une étude un peu plus rigoureuse de ce qu’il en est vraiment de ces catégories textuelles servirait sans doute à mieux cadrer le débat, quitte à lui donner une forme moins polémique.

Notes

  1. Gérard Genette, Seuils, Le Seuil, coll. «Points», 2002. Les références dans cet article se référent à cette édition.
  2. La page-titre de l’édition originale se lit comme suit : «Les aventures / de / Tintin / Reporter en Extrême-Orient / (Le Lotus bleu) / Par Hergé». A-t-on idée de reléguer un titre aussi fameux aux parenthèses !
  3. Thierry Groensteen a recensé les surtitres de la série Blueberry dans une optique paratextuelle qui se réclame de Genette. La Bande dessinée mode d’emploi, les Impressions nouvelles, p. 14.
  4. Le surtitre ne doit pas être confondu avec la «série» ou la «collection». La Balade de la Mer Salée, du moins dans son édition originale, ne contient pas les mots «Corto Maltese» en couverture comme on aurait pu s’y attendre. La «série» est parfois également le titre général du livre, auquel on apposera plutôt un sous-titre. Ce cas s’applique surtout aux séries «à suivre». Isaac le pirate est, au fond, le titre du livre. Les Amériques est le sous-titre du premier tome. Et ainsi de suite. Il est probable encore là que l’on trouve des cas-limites, surtout si l’on confond les notions de titre avec celles de «série». Tintin est-il une série à suivre ? Alors Les Cigares du Pharaon ne seraient qu’un sous-titre… ? Je conseille plutôt d’observer la couverture et de voir ce qui y est écrit en gros et de manière centrale : sauf fantaisie typographique (toujours possible), c’est bien cela notre titre.
  5. À ce sujet, je renvoie à mon article «Remontages et démontages».
  6. On trouvera la liste de ces anomalies sur le site officiel de Gaston Lagaffe.
Dossier de en avril 2008