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Photographie ou dessin ?

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Il n’y a pas de titre sur la couverture, juste des masques empruntant leurs profils au Dresseur d’animaux de Picabia, [1] lancés ou exhibés par une forêt horizontale de longs bâtons.
En ouvrant l’album, ce sont des «extraits» de La veuve joyeuse qui s’offrent au lecteur, un collage du même Francis, daté de 1921. Ce sont surtout les mots qui sont «extraits», car dans un autre «certain ordre agencé», agrémentés de la conjonction coordinatrice «ou» et du diacritique point d’interrogation.

Serait-ce là titre ? Serait-ce là l’interrogation ?
On s’en contentera, on fera comme ci. Une sorte d’entrée en matière, à la fois précise dans sa fonction de titre (en images cités et mots ré-agencés), et des plus floue dans la place qu’il lui est assigné.

On tourne la page, le noir et blanc s’affirme, le dessin s’impose, tout en étant complémentaire de la photo prise par Man Ray, d’un Picabia exposant un sourire charmeur. Le dessin en montre le hors champ du coté droit inférieur, c’est à dire l’avant de cette voiture où est installé l’artiste pilote, une machine nommée et qualifiée par des mots manuscrits de «rouge hotchkiss».

Il y a donc une couleur ? Serions-nous encore du coté de la peinture ?
Et bien non, Picabia n’est pas encore au volant et se trouve accompagné d’un personnage que l’on reconnaît être Marcel Duchamp. Il a le profil d’une de ses œuvres,[2] tout en étant auréolé de l’étoile tonsure que Man Ray (encore lui) a su immortaliser.

Les indices s’accumulent : des mots, des dessins, un photographe hors champ, des personnages de la légende dorée de l’art du XXième siècle, eux même légendés de textes dialogiques.
Mais avant d’aller plus loin, on regarde un peu plus l’objet de l’énigme (on ne sait jamais, quelque chose aurait pu nous échapper). Et à nos sens façonnés par l’interrogation et les indices, le quatrième de (la) couverture (sérigraphiée) se retrouve enrichi d’une citation, tout aussi indiciaire, de certains «J & J». Ceux-ci évoquent une ballade épique, en 1934, de Marcel Duchamp et Picabia, où les artistes furent confondus par la police, avec Bonnot et son complice Callemin.

Une oeuvre de 1921 ? Une balade de 1934 ? Et des anarchistes disparus en 1912 ! ? ! ?
Le temps s’éparpille, l’énigme s’épaissie.
Si les noms des auteurs cités se résument à des initiales, le titre de leur ouvrage est complet. Perspicace dans notre lecture, ayant un peu potassé le sujet Marcel, nous nous rappelons qu’il s’agit des prénoms de Caumont (Jacques) et Cough-Cooper (Jennifer).
Une affirmation des initiales de «pré-noms» pour signaler que cette citation est fondamentale ? Pour qu’un couple anonyme d’historien ne puisse voler la vedette de celui d’artistes sur la route de la gloire ? Pour simplifier ? Pour orienter ? Désorienter ?
Il y a certainement plus qu’un peu de tout ça…

De toute façon il y a Marcel.
Marcel pense, «aphorise» et s’étonne des mots et du paysage. Quant à Picabia le dadaïste, il le conduit à toute vitesse ! !
Marcel Duchamp est la mariée, on le savait [3] . De ce couple d’amour pour l’art, on le savait moins. Père officiel du «concept» en la matière, créateur du «tout près tout fait»[4] dans le même domaine, l’artiste Marcel en bande dessinée devait se faire, et c’est certainement moins irrationnel, ni moins conceptuel, qu’un homme en collant rouge et bleu, volant et sauvant le monde déséquilibré. Marcel est ad hoc, Marcel à son Haddock.

On poursuit alors la lecture et c’est bien de poursuite qu’il s’agit. Improbable et semblant interminable comme l’Entracte de René Clair.[5]
Et on peut le dire : c’est burlesque ! Pensez-donc ! Un gendarme à vélo,[6] rattrape une voiture brûlant le bitume, pliant par sa vitesse toute perspective paysagère ! !
Le temps éparpillé, l’espace s’en trouve raccourci (logique étrange de la fameuse quatrième dimension). Le gendarme fini par arrêter le bolide et ses occupants. Puis il reconnaît son erreur, et s’en va en jurant sur les artistes, c’est «Crétins d’esthètes !».

Encore haletant, nous pensons soudainement au texte, au sens des paroles prononcées, d’une syntaxe surgissant du dessin (mais où avions-nous donc la tête ?), ondulante, signifiant et chantant comme une chanson de carabins ou d’étudiants fêtards. En 1840, aux beaux-arts, ils chantaient : «(…) Un casque de pompier, Ca fait guerrier (…), Le casque de guerrier est donc un héritage, De tous ces valeureux guerriers, Et si nous l’avons en partage, C’est que nous sommes pompiers, Comme eux…».[7] C’est ainsi que le mot pompier devint un adjectif, d’une moquerie des modèles déguisés en hoplites et de l’extravagance du casque des pompiers de l’époque.

C’est la même moquerie étudiante que distille Benoît Pretesteille, dont l’adresse email de la dernière page laisse deviner qu’il faisait lui-même parti de cette classe sociale lors de la réalisation de ce livre. La forme n’est plus en vers et en chanson, elle a un autre rythme et l’aspect tout aussi populaire (dans ses origines) de la bande dessinée.
Le quasi-titre était une quasi-fausse route. Ce n’est pas de dessin et de photographie, mais du passage de la seconde vers le premier pour faire une bande dessinée. Sans cette amorce, Pretestielle aurait fait un roman photo, l’art contemporain aurait été autrement veuf et joyeux.[8]
Remercions Francis, cet autre animal farceur, amoureux des belles mécaniques, joyeux veuf et célibataire même (forcément), de pratiques artistiques multi-séculaire institutionnalisées.
Pretestielle, pas moins joyeux et pas moins veuf en art, chante/déchante un début de XXième siècle devenu modèle antique, tout en rêvant, entre les pages, de ces routes désertes et sans limitations de vitesses dédiées à l’avant-garde. Oui ! Entre le «Ready-made» et le «Just do it», c’est vraiment dur d’être un artiste aujourd’hui.

Notes

  1. Une «ripolinade» de 1923.
  2. Autoportrait de profil, 1958.
  3. Rrose Sélavy.
  4. Ready-made.
  5. 1924, scénario Picabia.
  6. Notons que pour J & J les gendarmes sont à Dada… euh pardon… A cheval…
  7. Marie-Louis LECHARNY : L’art pompier, Paris, P.u.f., collection Que sais-je ?, n°3392, 1998, p.13.
  8. Le collage de Picabia est, pour cette raison, partiellement reproduit à la fin de l’album, démontrant la subtilité du ré-agencement.
Chroniqué par en mars 2003