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Pour en finir avec le cinéma

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Deux expressions pourraient résumer ce livre. La première serait : «Arrête ton cinéma !», une expression qui s’associe souvent à l’enfance, émise par des adultes amusés ou bien franchement énervés par cette petite jeunesse faisant tourner la roue (ou la bobine) par le jeu et la projection de leurs désirs neufs et informulés, sur le grand écran d’un avenir leur semblant alors riche d’infinies possibilités.
La deuxième serait : «le film de ma vie», celui d’un déroulé des années écoulées, où l’enfance a vécu, où l’adultat plombifère aussi pesant soit-il, se révèle inquiètement et trop rapidement déjà à son mitan.
Entre cet alpha et cet oméga, les lettres d’un imaginaire, formées de choses fictionnelles vues, faites par des adultes projetés idéaux ou côtoyant l’essentiel dans le rôle et/ou la réalisation.

Puis, comme tous, il fallut sortir de la salle, de cette caverne humainement façonnée, «matricielle», pour aller là où les femmes ne sont plus image, ne sont plus à sauver, mais bien à l’origine d’un monde culotté. Et ce vêtement, fait de tissu comme un écran, ne s’efface pas, lui, par la projection lumineuse mais tombe par un jeu qui n’est ni d’acteur, ni d’enfance, mais celui de sentiments que l’on n’ose imaginer plus ou moins négociés, à débattre, voire à se battre. Que le cinéma leur donne un côté faux, «surjoué», ou en deçà, peut alors être un vrai problème, faire de vous un Don Quichotte solitaire de fin du monde, par exemple.
Pour certains il s’agira d’en finir, pour d’autres, seulement d’avec ce cinéma qui ruine la projection de soi, qui la plombe dans un univers ayant déjà tendance à la grisaille.

Au-delà du dessin, la chance du grand Christian est d’avoir été façonné par un cinéma qui a vécu humainement. Il l’a vu s’apprenant, se découvrant, à travers des films vus comme on retrouve les photos de parents jeunes ou d’un membre de la famille disparu, dans une boîte en fer ou un album.[1] Il l’a vu s’explorer, se dire nouvel, ondé, s’épanouir, puis échouer, continuer malgré tout, vieillir, disparaître. Oui, ce cinéma a disparu, ce cinéma projeté dans des salles obscures et dont le peu de chaînes publiques hertziennes étendaient le rayon aux foyers,[2] alors que Blutch n’était pas encore totalement lui-même. Ce cinéma serait mort comme il l’a été dit bien des fois, que ce soit par le mercantilisme extrême, l’effet spécial obligé, le pompiérisme décomplexé et vainqueur, «la comédie à la française», la télévision en série et inversement, les multiplexes, la vidéo, etc. La projection aurait fait place à l’attraction, le sens à la sensation. Que le cinéma soit plus certainement devenu autre, importe peu ici.

Ce cinéma disparu a d’autant vécu qu’il s’incarnait plus que d’autres dans ses acteurs : Burt Lancaster ou Michel Piccoli par exemple, dont la filmographie et les images de leurs rôles successifs racontent quasiment une vie, d’une naissance en noir et blanc à une vieillesse (une mort pour l’un) en couleur.
La force du livre n’est surtout pas d’être nostalgique ou référentiel. Blutch n’en finit pas avec le cinéma, mais avec son cinéma, celui qui l’a illusionné et motivé par l’image.[3] Il en finit pour mieux le vivre et mieux en vivre, reconnaître son aspect autant instinctuel qu’intellectuel, découvrir/montrer la force pulsionnelle qu’il a été pour lui. Si le livre est précis, c’est d’une argumentation nécessaire,[4] une analyse d’un cinéma familial comme à d’autres époques on parlait de «roman familial» en analyse.
Papa Blutch en finirait donc moins avec le cinéma, qu’avec un cinéma non pas de papa, mais un cinéma papa, un cinéma l’ayant enfanté.[5]

Notes

  1. Il y avait aussi ce même code tacite, ce même rapport au temps, où comme pour les photos, le noir et blanc était le cinéma des grands-parents et de l’enfance des parents, où les traces en couleur témoignaient de l’exception pour ne pas dire de la commémoration (une communion par exemple), pour ensuite devenir le banal. La génération de Blutch est une des premières à avoir possiblement son album photo entièrement en couleur.
  2. Le «cinéma de minuit» pouvait être émission.
  3. Motion picture personnel.
  4. Mettre des mots sur les images.
  5. L’auteur dédicace son livre, en fin de volume, à son fils au prénom d’acteur ici non dessiné.
Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en septembre 2011