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Quai d’Orsay. Chroniques diplomatiques

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Le deuxième et dernier volume de Quai d’Orsay clôt la chronique dessinée des années Villepin, avec le même succès public que le premier. Ce qui fait la grande réussite de ces deux volumes, c’est d’abord leur rythme. La voix des personnages et le style à la fois percutant et scandé des répliques sont pour beaucoup dans le tempo de l’histoire. Lanzac parvient à restituer toutes les nuances d’une situation terriblement compliquée, celle de l’entrée dans la seconde Guerre du Golfe, sans recourir au moindre pavé didactique : tout passe par les dialogues, qui sont extrêmement efficaces, puisqu’ils racontent les étapes de l’intrigue dans leurs moindres détails tout en laissant entendre la voix singulière de chacun. Le ministre Taillard de Worms, par exemple, est une bande-son à lui tout seul : il crie, scande, démontre, déclame, mais il est aussi cerné par une ribambelle de bruits qui l’annoncent et l’accompagnent, onomatopées, claquements de portes, courants d’air, qui s’incarnent à la fois dans des lettres et dans des traits.

Car le rythme repose aussi, évidemment, sur l’écriture graphique de Blain, qui accompagne le découpage des dialogues (le séquençage des phylactères est, à lui seul, une des techniques les mieux maîtrisées de l’album), et qui impose les grands mouvements de la cavalcade de l’histoire. Blain joue avec beaucoup d’art de la déformation dynamique du trait, et cette déformation joue dans deux sens en même temps : un sens chorégraphique, et un sens rhétorique. La chorégraphie, c’est l’animation visuelle du mouvement qui agite en permanence les personnages, et qui les lance dans une danse, un ballet minutieusement réglé dont Lanzac fournirait le livret. Taillard de Worms, en particulier, est l’objet d’un traitement constamment «dansant» : ses proportions changent, il grandit, rapetisse, s’épaissit, prend du coffre, puis redevient pointu, aigü, avant de retrouver une immobilité de statue, trompeuse, puisqu’il ne tarde pas à redémarrer en trombe. Toutes les silhouettes sont sinueuses, faites de courbes serpentines qui les jettent dans les couloirs, les tordent pendant les engueulades, les déforment dans la colère ou le doute — et la couleur elle-même seconde ces déformations : quand un personnage rougit, il devient écarlate, et parfois toute la case vibre et rougit avec lui ; mais lorsque la pantomime prend le dessus cette même case disparaît toute entière pour laisser seules sur la page les silhouettes juxtaposées sur un fond blanc décadré.

D’autre part, tout en proposant des portraits minutieux, et toujours reconnaissables, Blain change en permanence de registre graphique et tord ses figures et ses formes pour les emmener, au besoin, vers une plastique cartoonesque dont les déformations sont hyper-expressives. Comme dans Gus, les éléments graphiques assurent ainsi une bonne partie de la conduite du récit, en particulier dans la transmission des émotions et des sentiments. De ce point de vue, le dessin de Blain a une fonction authentiquement rhétorique, puisqu’il sert à donner une forme aux caractères et aux passions, conformément à la définition grecque des fonctions de la rhétorique. Or c’est bien cela qui est en jeu : la peinture des caractères. Quai d’Orsay, de ce point de vue, est aussi intelligemment écrit que dessiné : les personnages et les situations réussissent la prouesse d’être toujours caricaturaux et pourtant jamais schématiques. Ils sont campés avec une virulence des mots et des lignes qui est rare et sûre, économe et brutale, mais la puissance d’expression que leur confère ce trait littéralement caricatural — c’est-à-dire chargé — leur permet justement d’incarner finement des idées, des émotions et des situations saisies dans toute leur complexité. Il y a là une certaine puissance propre de la bande dessinée comme dispositif d’expression moderne, qui fournit des outils permettant de rendre lisible une situation sans la simplifier, et de peindre le débat, la crise et le conflit sans jamais verser dans le manichéisme.

Il y va aussi de la longue histoire du portrait dessiné des hommes politiques. Saisir un «caractère», tout particulièrement celui d’un homme politique qui est contemporain du dessin qui le crobarde, c’est s’inscrire, qu’on le veuille ou non, dans deux siècles d’histoire de la caricature politique, du Charivari au Canard Enchaîné. Blain endosse cet héritage, sans réticence, et quand il taille ses figures au couteau, quand il les pétrit, quand il les déforme, on pense à Daumier et à ses trente-six Célébrités du Juste Milieu.[1] Mais cette manière d’assumer l’histoire visuelle de la caricature ne se réduit pas à produire des portraits-charges : justement parce qu’il les utilise pour raconter une histoire, Blain les reproduit, et c’est leur répétition et la variation de leurs déformations qui finit par former une rhétorique spécifique. Il ne s’agit plus seulement de croquer en quelques lignes le portrait-charge, qui par sa charge même dévoilera les dispositions éthiques, pathétiques et sociales d’un personnage, parfois même en l’animalisant, et sans jamais perdre sa lisibilité : il s’agit de redresser le schématisme de la rhétorique de la charge par le brio de la chorégraphie visuelle. Rhétorique et chorégraphie se rencontrent et se corrigent mutuellement pour livrer un récit à hurler de rire, sans temps morts, et plein de nuances.

Ainsi la danse des figures permet de dépasser l’élément de schématisation et de standardisation commun aux personnages de comics comme aux «types» des caricaturistes et aux héros de la bande dessinée franco-belge. Les ressources graphiques du fétichisme du personnage sont alors très finement mises au service de la narration : l’héroïsme de Taillard de Vorms, par exemple, est une des choses les plus subtilement traitées dans l’album, par des moyens graphiques au contraire très grossiers — comme sa représentation en Dark Vador, ou en minotaure. Le scénario et les dialogues millimétrés trouvent ainsi un précieux auxiliaire dans la puissance de l’animation dynamique. Taillard de Worms pourrait être un pantin grotesque, une marionnette pétaradante et désarticulée : au contraire, c’est un personnage au sens plein, et ses nuances, ses efforts, ses contradictions finissent par le rendre attachant sans que pourtant jamais le trait ni le ton ne soient eux-mêmes particulièrement gentils.[2]

Cet équilibre donne leur grande force aux deux volumes de Quai d’Orsay, et les met à la hauteur de l’histoire qu’ils racontent. Il s’agit en effet aussi d’un livre politique, qui reconstitue avec un regard solidement affuté un épisode crucial de la vie diplomatique et politique internationale du tout début du siècle. La crise consécutive à la décision américaine d’intervenir en Irak (et la position difficile et acrobatique tenue par la France lors de cet épisode), c’est un sujet difficile. Lanzac, dont le pseudonyme cache un haut fonctionnaire de la diplomatie française qui a vécu cette crise de l’intérieur, apporte à Quai d’Orsay un regard aiguisé, intelligent, cultivé et distancié, et un sens du dialogue remarquable. Blain y ajoute sa science du découpage et du rythme, la sûreté et la plasticité de son trait, et ses architectures solides : les décors et les constructions des planches apportent à l’ensemble du récit une discrète solennité.

En contrôlant narrativement ses propres outrances plastiques, jouissives, Blain parvient à produire un dessin terriblement satisfaisant à regarder — puissant, dynamique, entraînant, hilarant, plongé dans le plaisir du trait et des formes toujours en train de se déformer — et, en même temps, à produire le même genre d’impression à couper le souffle qu’avec ses différents carnets : l’impression de véracité. On lit Quai d’Orsay en se disant, comme devant les dessins des Carnets polaires ou les Carnets de Lettonie, que c’est ça, qu’il a saisi l’image juste, que son système inattendu de traduction de la chose même donne soudainement accès à sa vérité, complexe, multiple, et emmêlée.

Bien sûr, il y a aussi dans l’histoire (dans le scénario comme dans le dessin) des éléments linéaires, des structures d’intrigue purement romanesques. C’est le cas, par exemple, de tout ce qui concerne la relation de Vlaminck avec Marina, et même plus largement de Vlaminck lui-même. Son identité de narrateur, ou plutôt de focalisateur interne du récit, et d’intercesseur entre le lecteur et la jungle hystérique de la diplomatie internationale, oblige à le «lisser» un peu, ce qui fait parfois de lui une sorte de Monsieur Jean paniqué et affairé, finalement un peu plus convenu, un peu moins intéressant que le reste du casting — comme s’il avait fallu le laisser un peu en arrière pour qu’il remplisse parfaitement sa fonction. De ce point de vue, le deuxième tome confirme l’impression que laissait le premier : on dirait que Blain et Lanzac ont laissé Vlaminck n’être qu’un héros de BD de la fin des années 90, pour qu’il remplisse sa fonction de médiateur, pour qu’il nous introduise dans un monde nouveau, pour qu’il fasse les présentations. Mais au fond on s’en fout un peu, de ses angoisses et de ses avanies amoureuses, et même de sa progression essoufflée dans l’entourage du ministre. C’est le reste qui compte et qui occupe tout le champ, parce que c’est le reste qui est complexe et équivoque, clivé, multiple ; c’est le «reste» qui concentre les vrais plis du livre, ceux qui lui donnent son épaisseur.

Notes

  1. Voir sur le site de l’Assemblée Nationale trente-deux des trente-six bustes, actuellement exposés au Musée d’Orsay.
  2. Ce qui explique peut-être que l’intéressé se soit toujours déclaré ravi de l’existence de cet album : Christophe Blain rapportait en décembre dans ActuaLitté qu’il arrivait à Dominique de Villepin de dédicacer l’album !
Site officiel de Dargaud
Chroniqué par en février 2012