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Le Roi de la savane

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Le Roi de la savane commence, comme Citizen Kane ou Sunset Boulevard, par la mort du personnage principal. Ces comparaisons hasardeuses ne méritent sans doute d’être mentionnées qu’a contrario — le livre de Daniel Blancou est tout sauf une satire ou un drame moral — mais elles posent en quelque sorte le cadre du livre, qui consiste donc en une longue analepse (pour dire autrement flashback) où nous sont racontés, sur le mode du souvenir et de l’anecdote, certains grands moments de la vie de César, lion de cirque de son état, ayant même élevé l’art du lion de cirque à des sommets que personne ne pouvait imaginer auparavant. Applaudissons d’emblée l’irrésistible de la proposition, soulignée cent fois plutôt qu’une : la couverture se présente comme une fausse vraie affiche de cirque — superbe au demeurant — et le quatrième de couverture offre, sur le mode de l’interview journalistique, un court témoignage post-mortem d’un proche. Quant aux rabats, ils proposent, outre quelques clichés d’une époque glorieuse, un court résumé de la vie tumultueuse de César qui, fort du succès de ses premiers numéros, en vient à créer ses propres spectacles qui lui valent d’être invité partout dans le monde. César est acclamé partout, il est aimé de tous, on lui décerne tous les prix, il prend position sur les sujets de l’heure, disons-le : il est le lion public numéro un. C’est donc la curiosité agréablement piquée que je m’apprête à rencontrer César, personnage légendaire.

Or, je m’en rendrai compte assez vite, illustrer un faste d’aventures et de mondanités ne fait pas vraiment partie du projet de Daniel Blancou. Les collègues du cher disparu, se rappelant sa vie mouvementée, n’évoquent pas tant les grandes victoires ni les succès planétaires : on se remémore plutôt les débuts, période peu glorieuse où César, s’il a bien rejoint le cirque Astropof qui fera sa renommée, y est employé non pas comme lion de scène mais comme gardien… C’est à force d’obstination, d’essais souvent infructueux voire carrément foireux, qu’il en viendra, très lentement, à imposer sa vision d’un spectacle léonin qui, sublimant la brutalité sauvage, atteindrait à une sophistication et à une profondeur nouvelle. Mais ça, c’est pour plus tard, quand César sera devenu la sommité que l’on sait. Le récit ci-présent s’en tiendra, pour sa part, à cette étape formatrice de la vie du lion, où celui-ci rêve son rôle, imagine l’œuvre à venir avec une ambition démesurée par rapport à ses moyens et à ses capacités du moment.

Sur ce plan, c’est évident, nous sommes en face d’un récit qui s’obstine à décevoir les attentes du lecteur avide de feux d’artifice. César s’y prend si maladroitement qu’on ne voit pas trop a priori comment il pourra jamais atteindre son rêve. Ses tentatives les plus sincères échouent lamentablement. Qui plus est, le cirque Astropof, vu de l’intérieur, apparaît comme un lieu bien banal, routinier et bien moins fantastique que ce que les spectateurs voudraient croire. Derrière les affiches aux typographies exotiques, derrière le chapiteau et ses numéros merveilleux, il n’y a que des animaux (certains d’espèce humaine) bien ordinaires : eux tiennent les ficelles du mieux qu’ils peuvent, le temps d’un spectacle, les enfants crient, la foule est en liesse, tonnerre d’applaudissements et puis on remballe, c’est fini, on passe à la prochaine ville. Des tracasseries normales : tel animal un soir est malade, tel autre un jour meurt, c’est comme ça. Et parmi tout ce petit monde incrédule, un lion qui essaie de prouver qu’il en a à revendre alors que, côté férocité, autant dire que tout le sépare de ses congénères.
Autant dire aussi que cette biographie imaginaire n’a rien d’hagiographique. De sorte que, le récit se terminant avec le premier succès, modeste mais décisif, j’en viens à me demander si la réalité a bel et bien rejoint la légende qu’elle a engendré. César a-t-il vraiment été le lion révolutionnaire, le grand artiste de la félinité promis sur le rabat ? Ou s’il a simplement eu de la chance, s’est trouvé au bon endroit au bon moment, s’est arrangé pour faire passer ses maladresses pour autant de précieux atouts scéniques ? Les deux réponses sont sans doute aussi vraies l’une que l’autre.

Le Roi de la savane, je le vois bien, est raconté avec une belle intelligence. Pourtant, il n’a pas été sans provoquer en moi, à sa lecture, un soupçon de frustration. C’est que voilà un livre qui raconte, on l’a vu, tout autre chose que ce qu’il annonce. Comme dans le Carrosse d’or (décidément…), nous sommes dans les coulisses et nous y restons. La scène est brutalement montrée, elle n’est rien d’autre que ce qu’elle est : un endroit platement factice. Et le public est rien de plus qu’un public, il est montré comme tel, grand personnage ingrat de qui dépend la vie et la mort du spectacle. On voudrait admirer le Plongeon de la gloire et partager son accueil triomphal : on se contente de la vue du pauvre César qui, dépassé par la commande, se plante sans art et sans façon. Mais inversement : faites passer la médiocrité du quotidien par le prisme du spectacle, et voyez comme tout s’éclaire. Donnez au lion sa part de l’affiche (celle du lion, donc) et voyez comme le public s’emballe. Affublez-le d’un éléphant et d’une mise en scène sommaire : nous sommes maintenant au plus profond de l’Afrique rêvée. Et alors, coup de grâce, faites-le Roi : soudain c’est la savane toute entière qui est conquise.

Finalement, le Roi de la savane est un livre à côté de son récit et si l’approche est osée, c’est peut-être aussi un trait de finesse de la part de l’auteur qui s’empêche ainsi de nous parler d’artifice avec les moyens de l’artifice, choisit au contraire un coup de crayon simple et gracieux, sans fioriture, les couleurs délavées ajoutant à la tonalité mélancolique du souvenir, déjà imprécis, presque oublié. Et de même, feuilletant le livre à nouveau, j’y retrouve le simple bonheur d’un dessin tracé dans la douceur, de la brève rencontre de personnages attachants, avec le regret de ne pas les avoir connus plus longtemps. Après quelques relectures, je le vois bien, ma tête aura fabriqué de toutes pièces et à mon insu les hauts faits modestement évoqués dans ce livre, sans oublier tous ceux que l’histoire ne dit pas, et à la mort de César, je l’avoue, je serai bien triste.

Site officiel de Daniel Blancou
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Chroniqué par en octobre 2008