Sai Comics

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Sai Comics constitue la seule maison d’édition de bande dessinée alternative en Corée du Sud, et publie également une revue de bande dessinée alternative du même nom. Créée il y a une dizaine d’années par un jeune auteur, Kim Dae-joong et la responsable d’une maison d’édition, Cho Kyung-sook, une trentaine d’auteurs gravite aujourd’hui autour d’eux. Pendant les années 2000, Sai Comics a traduit et fait découvrir au public coréen des auteurs tels que Robert Crumb, Edmond Baudoin, Peter Kuper, David B, Ludovic Debeurme ou encore les Japonais Hanawa Kazuichi, Tatsumi Yoshihro, Abe Shinichi (entre autres). Mais elle a surtout permis l’émergence d’une jeune génération d’auteurs coréens (Park Kun-wook, Ancco) qui a su se détacher de l’influence du manga pour développer un style propre.
Les auteurs de Sai Comics sont traduits et publiés dans plusieurs langues et chez divers éditeurs et revues (les Italiens Coconino et Canicola, l’Allemand Orang, les Suisses Atrabile et Strapazin).[1]. Par ailleurs, le numéro trois (automne 2005) de la défunte version française de Black (Vertige Graphic – Coconino) comprend plusieurs récits issus de la revue Sai Comics. Le numéro 18 (2011) de Bile Noire reprend également les récits de deux auteurs.))
Sai Comics était également à l’honneur au festival d’Angoulême 2009, une exposition étant consacrée à ses auteurs.

Voitachewski Pourrais-tu te présenter ainsi que Sai Comics[2] en quelques mots ?

Kim Dae-joong je suis né en 1974 et ai lancé Sai Comics au début des années 2000. Plus qu’une maison d’édition, Sai Comics est un mouvement. En fait, Sai Comics a deux types d’activités : l’édition (dont la revue du même nom) et la sensibilisation du public au monde de la bande dessinée ; à travers par exemple des expositions. Nous avons aussi lancé la Sai Narrative Image School : c’est une sorte d’école ouverte qui rassemble (pour l’instant) une poignée d’auteurs.

V Qu’est-ce qui t’a mené à t’intéresser à la bande dessinée et à créer Sai Comics ?

KDJ C’est une longue histoire ! J’ai grandi pendant des années de dictature. Nous avions à certains moments accès à des mangas japonais. Il y avait surtout une revue pour enfants appelée L’Île au Trésor (je crois que le titre est un emprunt à une œuvre à Tezuka) et qui contenait principalement des bandes dessinées. La revue était épaisse et je la lisais régulièrement.
Ça, c’était au début des années 1980. Et puis, en 1988, Dragonball a été publié en coréen. Ça a été un choc ! C’était un manga totalement différent de ce qu’on lisait alors en Corée. D’abord, les histoires étaient bien dessinées. Ensuite, les récits étaient plus osés. Les auteurs coréens souffraient de la censure alors que dans Dragonball il arrivait qu’un personnage se fasse couper un bras… ou même la tête ! Et puis, il y avait de l’érotisme aussi avec quelques nus ou des personnages qui se déshabillaient… Tout cela était complètement nouveau ! D’autres traductions ont suivi : City Hunter, Ken le Survivant et surtout Akira qui a aussi été un choc ! Je me rappelle encore du jour où j’ai acheté mon premier volume d’Akira
En même temps, on souffrait de la dictature : pendant un moment, le gouvernement a décidé d’interdire l’importation de tous biens culturels en provenance du Japon, dont naturellement les mangas… En plus, les éditions coréennes de ces mangas étaient vraiment médiocres. C’était d’ailleurs souvent des éditions illégales. Un truc que je ne supportais pas, c’était la traduction des onomatopées : le traducteur effaçait les caractères japonais pour les remplacer par du coréen mais au passage il effaçait aussi une partie du dessin ! Ça m’énervait ! Et puis le papier était vraiment de mauvaise qualité.

V Comment avais-tu accès à toutes ces publications étrangères ?

KDJ Il y avait à Seoul une librairie d’ouvrages étrangers, dans le quartier de Myeongdong, en face de l’Ambassade de Chine. C’est là que j’ai découvert plein d’ouvrages. J’y allais souvent, c’était un vrai pèlerinage pour moi. Et c’est là que j’ai acheté mon premier Akira.

V Et ta décision de te consacrer à la bande dessinée ? Comment pouvait-on devenir dessinateur de bande dessinée indépendante dans la Corée des années 1990 ?

KDJ Ça n’a pas été simple. J’avais d’abord décidé d’abandonner la bande dessinée pour aller à l’université et devenir ingénieur en mécanique. Je me suis débarrassé de tous mes mangas et me suis mis à étudier, m’inscrivant dans une école spéciale pour préparer les examens d’entrée à l’université… mais cette école était proche de cette librairie étrangère dont je parlais à l’instant. Et rapidement, j’ai recommencé à aller régulièrement dans cette librairie pour lire des bandes dessinées !
Quand je suis rentré à l’université, j’ai ressenti le besoin de me consacrer à la bande dessinée. J’ai essayé de participer à des clubs universitaires de bande dessinée. Mais les étudiants n’y allaient que pour discuter politique et critiquer le régime. Ça m’a beaucoup déçu.
J’ai donc fini par aller étudier le design à l’Université des Beaux-Arts de Corée et j’y ai lancé mon propre club de bande dessinée. C’étaient les années du président Kim Young-sam, la Corée s’ouvrait progressivement et une culture underground commençait à apparaître.
Puis il y a eu la coupure du service militaire. Et enfin, j’ai rencontré en 2002 Cho Kyung-sook, l’éditrice en chef d’une maison d’édition, elle aussi passionnée de bande dessinée. Et nous avons décidé de lancer Sai Comics.

V Que signifie «Sai» ?

KDJ «Sai» est un jeu de mot : c’est la contraction du mot «entre» (in between) en coréen. Mais le terme «sai» a également plusieurs sens : il sert à désigner des oiseaux ou quelque chose de nouveau. Il est aussi utilisé comme adjectif pour souligner la couleur rouge. En coréen, Sai Comics signifie littéralement «Sai Comics books». Le terme de comics book est assez péjoratif en Corée. Mais je tenais à rajouter ce mot, pour que les gens soient prévenus que Sai Comics est de la vraie bande dessinée.

V Quel est l’esprit de Sai ? Comix/comics ou romans graphiques (graphic novels) ? Bande dessinée alternative/indépendante /underground ?

KDJ Comix, comics, graphic novels : ce ne sont que des mots, ça n’a pas d’importance. En revanche, nous ne sommes pas underground. J’étais fasciné par la culture underground quand elle a commencé à apparaître en Corée, au début des années 1990. L’underground était utilisé pour parvenir à quelque chose de nouveau. Mais l’objectif de Sai Comics est d’aborder un public plus large, plus mainstream que purement underground. Je pense qu’il y a deux styles de bande dessinées alternatives : celle qui se détache des productions commerciales et celle qui est purement underground. Sai Comics appartient à la première catégorie. Notre objectif est vraiment de construire un mouvement sur le long terme qui puisse se survivre à lui-même et toucher un large public. Sai Comics est un peu un arbre qui pousse : progressivement les artistes arrivent à maturité et donnent des beaux fruits. Mais c’est un processus lent, très lent.

V La bande dessinée coréenne (les «manhwa») a très fortement été influencée par les mangas. Pourtant Sai Comics paraît plus proche du style européen…

KDJ Il existe une forte différence entre les bandes dessinées occidentales (européennes et américaines) et asiatiques.
L’histoire de la bande dessinée occidentale est marquée par l’influence de la lecture : le texte y occupe une place fondamentale. Cela introduit une certaine distance vis-à-vis des personnages. Et les histoires sont d’ailleurs très denses et les albums beaucoup plus courts que les mangas. On n’imagine pas des bandes dessinées occidentales qui s’étaleraient sur des dizaines et des dizaines de tomes de plusieurs centaines de pages ! Ce qui fait que les bande dessinées occidentales sont excellentes pour conter des histoires, comme on peut par exemple le voir avec David B.
A l’inverse, l’image occupe une place centrale dans la bande dessinée asiatique. Il s’agit de regarder plus que de lire. On voit ici notamment l’influence de Tezuka et de ses jeux graphiques comme par exemple l’alternance entre des plans rapprochés et plus éloignés. Cela créé une très forte dynamique graphique. En coréen, on parle d’ailleurs de «feuilleter» plutôt que lire des bandes dessinées.

Et effectivement, les mangas ont énormément influencé la bande dessinée coréenne, probablement à cause de la colonisation du début du siècle. Par exemple, en 1988 on a vu apparaître en Corée un magazine du nom de IQ Jump, soit le même titre qu’un journal japonais et avec un contenu similaire. D’ailleurs, plusieurs auteurs coréens ont faire carrière au Japon.

A la fin des années 1980, ma culture était donc celle du manga… puis j’ai découvert des auteurs occidentaux tels que Robert Crumb et Moebius. Aujourd’hui, je dirais que la bande dessinée japonaise alternative est probablement l’une des meilleures au monde, avec principalement la revue Ax[3] . Mais elle reste très underground voire parfois difficile d’accès. A l’inverse, le manga commercial est généralement bourré de clichés et de stéréotypes.
Je voudrais mélanger le style asiatique (basé sur le regard) et le style occidental (basé sur la lecture).

V Et ton objectif était d’introduire en Corée la bande dessinée occidentale ?

KDJ La bande dessinée occidentale présentait effectivement une alternative au manga. J’ai été très influencé par Robert Crumb : il utilise la bande dessinée pour parler de lui, pour pratique de l’intro-inspection. C’est très nouveau pour le lectorat coréen, je voulais le faire découvrir non seulement aux lecteurs mais également aux auteurs. Je suis donc aller voir les auteurs européens, j’ai pris contact avec des éditeurs tels que Cornélius, l’Association, Atrabile mais aussi des éditeurs italiens, allemands, espagnols…

V Tu sembles avoir une idée très particulière de la bande dessinée.

KDJ Pour moi, la bande dessinée est un langage à part entière. La bande dessinée est une manière de penser, d’appréhender le monde ; c’est une philosophie. Ce qui m’intéresse c’est le caractère séquentiel : dans la bande dessinée, les actions sont découpées en cases : l’auteur divise l’action pour la représenter. Cette division est je pense un moyen de comprendre le monde. La réalité est trop complexe pour être comprise, donc la bande dessinée la divise (nanuda en coréen) pour mieux l’appréhender.

V Pour terminer : je ne vois pas beaucoup de tes œuvres dans la revue Sai Comics. Pourquoi ? Quels sont tes projets ?

KDJ Pour l’instant, je n’ai plus le temps de dessiner… je dois m’occuper de Sai Comics, cela prend du temps. Pour les projets, j’espère que Sai Comics va continuer à grandir. Mais c’est difficile de trouver des fonds. Récemment nous avons dû quitter Seoul, pour aller vivre à trois heures de la capitale. C’est marrant, on occupe une école abandonnée à cause de l’exode rural !
Mon rêve serait de créer un mouvement des auteurs de bande dessinée alternative asiatique, qui rassemblerait les Japonais d’Ax, les Chinois de Special Comix ainsi que des Hong-Kongais tels que Chihoi et des Taiwanais.
Mais je n’aimerais pas que l’on connaisse le même sort que la revue japonaise Garo[4] . Ou alors que le gekiga : le style s’est développé sous l’influence écrasante de Tezuka mais a permis l’émergence d’auteurs tels que Tatsumi Yoshihiro. Qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le mouvement a échoué.

[Propos recueillis en anglais à Seoul le 6 mai 2011.]

Notes

  1. Quelques auteurs de Sai Comics traduits en français : Park Kun-woong, auteur de Fleur (trois tomes chez Casterman) et du Massacre au Pont de No Gun Ri (Vertige Graphic – Coconino Press) ; Ancco, Aujourd’hui n’existe pas (Cornélius
  2. Voir aussi leur site et leur blog (tous deux en coréen).
  3. Ax est la revue japonaise de référence en matière de bande dessinée indépendante. Son numéro 53 est consacré à la bande dessinée coréenne indépendante. Une sélection d’œuvres tirées d’Ax est récemment parue chez Le Lézard Noir, et chroniquée ici.
  4. Garo était la référence de la bande dessinée alternative japonaise avant de péricliter. Ax a été créée par des transfuges de Garo.
Entretien par en juin 2011