Shaun Tan

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Né en 1974, Shaun Tan vit à Perth, en Australie. Diplômé des Beaux-Arts et en littérature anglaise, il est illustrateur et auteur indépendant. Il partage son activité professionnelle entre la réalisation de livres illustrés et des collaborations avec des studios d’animation comme Pixar et Blue Sky. Il s’est vu décerner le prix du meilleur dessinateur au World Fantasy Awards de Montréal en 2001.
Shaun Tan est l’auteur d’un «livre de bande dessinée» intitulé Là où vont nos pères (The Arrival) et publié par les éditions Dargaud. Cet ouvrage muet, sur lequel il a travaillé près de quatre ans, nous plonge dans la peau d’un émigrant contraint de quitter son pays afin d’offrir à sa famille un avenir meilleur. L’auteur nous dévoile dans l’entretien qui suit les différentes approches qui l’ont mené à la réalisation de ce livre magnifique mais surtout le regard qu’il porte sur un médium qui lui était encore étranger il y a peu.

Nicolas Verstappen : Vous travaillez principalement sur des livres illustrés dont l’une des particularités est de s’adresser non pas au public jeunesse qui leur est traditionnellement lié mais à un public plus âgé. Comment avez-vous envisagé cette approche plus «adulte» du livre illustré ? A-t-il été difficile de trouver un éditeur (et un lectorat) pour ces ouvrages ?

Shaun Tan : J’ai été invité par la maison d’édition Lothian Books (située à Melbourne et aujourd’hui sous la direction d’Hachette Livres) à rejoindre son catalogue qui accueillait déjà des livres illustrés pour adultes depuis le milieu des années ’90. Après avoir travaillé à l’illustration de plusieurs récits d’horreur pour des lecteurs plus jeunes, j’ai été présenté à Gary Crew, un auteur qui travaillait pour le même éditeur. Il était universitaire comme moi et il portait un grand intérêt à l’histoire de la littérature illustrée pour adulte. C’est un fervent défenseur de l’idée que les livres illustrés peuvent être une forme artistique adaptée à un lectorat adolescent ou adulte au travers d’une sophistication visuelle encore très peu exploitée. Cette idée m’a semblé d’autant plus naturelle que j’avais débuté ma carrière d’illustrateur en travaillant sur des récits de science-fiction pour adultes. Ainsi, ces «livres illustrés pour lectorat plus âgé» m’ont semblé partager la même approche que ce que j’avais déjà abordé précédemment dans ma carrière.

NV : Avec Là où vont nos pères, vous abordez un «livre illustré» qui prendra progressivement la forme d’une bande dessinée. Sur votre site, vous parlez du concept de l’«appartenance» comme étant le thème central de cet ouvrage. Pouvez-vous nous en dire plus sur les différentes réflexions qui vous ont poussé à aborder ce thème ?

ST : Je ne me lance presque jamais dans un projet avec un thème précis en tête. Si l’histoire trouve sa source dans l’idée d’appartenance (ou de non appartenance), cela tient d’une préoccupation presque inconsciente, alors que j’étais occupé à me concentrer sur des aspects plus spécifiques comme les personnages et les paysages.
Dans le cas de Là où vont nos pères, de nombreuses idées du livre ont été inspirées par de vieilles photographies de personnes et de lieux qui ont disparus depuis longtemps et qui furent à l’origine de plusieurs de mes peintures. Il existe un sentiment de mystère dans les documents historiques qui est lié à leur éloignement et à leur silence. Je dois donc faire travailler mon imagination pour bâtir un monde perdu à partir de ces petits fragments de mémoire. D’une certaine manière, l’absence d’information appelle à l’élaboration d’une fiction pour combler le vide.

J’imagine que les nombreuses images d’archive de l’Australie de l’Ouest (où j’ai grandi) doivent invariablement porter en elles des aspects de l’immigration et de la colonisation. Le paysage qui a été bâti ici est relativement récent. Il a été élevé par une population qui est n’est arrivée qu’au cours de ces 200 dernières années.
La famille de ma mère est venue d’Irlande et d’Angleterre il y a quelques générations et mon père est sino-malaisien. Ce n’est plus si exceptionnel de nos jours. Presque tous mes amis sont soit des immigrants soit des enfants d’immigrants. Ma compagne est finlandaise. Son point de vue sur la culture australienne est donc celui d’une personne qui lui est extérieure et il est très intéressant.
Pour ma part, j’ai vécu presque toute ma vie au même endroit et Là où vont nos pères est donc pour moi une sorte d’émigration de substitution. Je me suis demandé ce que tant d’autres avaient pu ressentir, à la fois aujourd’hui et par le passé.

NV : Votre personnage principal dans Là où vont nos pères rencontre des personnes qui partagent avec lui la même expérience de l’émigration et qui se montrent particulièrement accueillantes envers lui. Il ne croise aucun personnage xénophobe, aucun personnage qui lui ferait comprendre qu’il est le malvenu dans ce pays. Pourquoi avez-vous choisi de ne pas représenter cet aspect (attristant et difficile) de l’immigration ?

ST : La question est intéressante car je me suis frotté à quelques scènes de racisme et d’hostilité dans les premières ébauches du livre. Je suis très sensible à ces problèmes, principalement de part les expériences de mon père qui est chinois et le fait d’habiter un pays où (comme dans beaucoup d’autres) l’immigration est une affaire politique gangrenée par l’incompréhension et un racisme latent.
J’ai travaillé sur plusieurs dessins d’un groupe de personnages vêtus, par exemple, comme les membres du Ku Klux Klan et qui apparaissait dans une rue alors qu’il persécutait des immigrants. Cet élément se mélangeait plus tard dans une séquence où le personnage central rêvait qu’il était avalé par un énorme serpent. D’un point de vue narratif, cette séquence s’est finalement révélée trop compliquée à insérer et je désirais que le thème principal du livre soit plus simple. Je voulais l’envisager comme une vision de ce que les choses devraient être et non pas comme elles sont.
Je pense aussi que montrer à quel point la xénophobie est inappropriée en adoptant le point de vue d’un primo arrivant est une meilleure manière de la combattre.

D’autre part, il me semble que la «tristesse» et les «difficultés» des personnages de mon livre sont plus liées à leur passé (certaines représentations de la xénophobie et de conflits ethniques peuvent être lues de manière plus ouverte dans certaines illustrations racontant les raisons de leur émigration).
Par exemple, l’histoire secondaire des Cyclopes qui aspirent/incinèrent une population en fuite et détruisent une ville évoque le Nazisme et le Communisme (ou toute autre forme d’intolérance dont l’expression serait aussi violente). La scène des soldats qui partent au combat avec des chapeaux semblables laisse entrevoir comment l’effervescence de la population civile est exacerbée par le passage de ce régiment composé d’hommes originaires de la même ethnie.
Je pense donc que j’ai déplacé la plupart des mes réflexions sur le racisme et les conflits dans ces histoires secondaires qui présentent des mondes plongés dans des situations dramatiques. Dans le «Nouveau Monde» du livre, rien de cela n’est arrivé et sans doute parce que ses habitants pratiquent de manière plus consciente une philosophie d’inclusion et de pluralisme. Tant de nationalités différentes (et inconnues), d’objets, de langues et de créatures animales y cohabitent, tous réunis par une nécessité commune. Ils ont apparemment appris quelque chose d’une histoire agitée.

NV : Dans son ouvrage Writing for Comics,[1] Alan Moore écrit ceci : «Ce qui est important, c’est que l’auteur ait une vision très claire de son monde imaginaire dans ses moindres détails et ce, à chaque instant. […] L’intérêt de cette approche consciencieuse tient de ce que vous serez désormais capable de parler de cet univers avec une confiance totale et une grande aisance». Est-ce que vous avez opté pour cette approche. La création de votre «Nouveau Monde» a-t-elle été une étape majeure dans la conception de votre livre ?

ST : Oui, tout à fait. Je souscris entièrement à cette «théorie de l’iceberg» de la création d’univers où la partie exposée n’est en réalité que le sommet d’un ensemble bien plus grand de recherches, de développements et de spéculations.
Je suis convaincu que si vous désirez être un expert dans un domaine, vous devez connaître au moins dix fois plus que ce qui vous sera d’une utilité effective. Dans le cas de la création d’un monde imaginaire, vous devez posséder une forme d’assurance pour manier votre crayon de manière relativement intuitive. Ceci implique que vous vous êtes déjà frotté à n’importe quel élément que vous dessinez sur votre planche.

Pour moi, tout doit avoir une forme de logique. Les autoroutes pour véhicules volants ou les divers appareils d’une cuisine imaginaire ont bénéficié d’une attention particulière pour leurs aspects pratiques même s’ils n’appartiennent pas au domaine du réel. J’ai aussi fait attention à ce que trop d’éléments stylistiques ne viennent pas transformer le paysage en véritable «carnaval».
J’ai donc opté pour des répétitions de concepts et de motifs : des nids et des boîtes, par exemple, ou encore des formes d’émanations solaires ou des points de radiation qui apparaissent dans la nature et l’architecture industrielle (je l’envisage comme une sorte de source énergétique que la ville aurait apprise à maîtriser). Certains motifs se déclinent sur des immeubles, des arbres, des animaux ou dans la typographie imaginaire afin de donner le sentiment d’être dans un lieu bien spécifique et régi par des lois naturelles.
Les sculptures géantes qui apparaissent dans le paysage ont aussi été abordées avec beaucoup d’attention. Elles révèlent une déférence pour les bateaux, les oiseaux (qui sont migrateurs) et l’alimentation (les œufs, les plats de nourriture). Le fait que la plupart des véhicules de transport soient capables de léviter indique que les routes sont construites pour les piétons et les animaux.
Tout s’est développé de manière organique et non pas de manière organisée selon un schéma central ; c’est ce que nous pouvons attendre d’une ville qui s’est construite sur base de vagues successives de nouveaux immigrants.

NV : A cet univers très complexe et fouillé, vous opposez un découpage très sobre. Pourquoi avez-vous choisi d’utiliser un système de «gaufrier» pour Là où vont nos Pères ? Etait-ce pour conserver au maximum la fluidité de la narration ?

ST : Oui, et aussi pour rendre l’album plus facile à dessiner ! J’ai regardé plusieurs bandes dessinées pour me donner une idée du découpage qui me conviendrait le mieux. J’ai estimé que les formats les plus «réguliers» s’accordaient à mon style de dessin en plus d’être agréables au regard. Daniel Clowes, par exemple, utilise des découpages très réguliers dans des romans graphiques qui se lisent facilement comme Ghost World[2] ou Comme un Gant de Velours pris dans la Fonte[3] ; un récit aussi complexe que celui des Watchmen[4] tire aussi parti d’une simple structure en forme de grille. Ce découpage semble assurer un rythme posé et ne provoque qu’un minimum de distraction.
Je pense que ma préoccupation principale est d’éviter que le lecteur ne soit trop distrait. J’ai tenté l’expérience en donnant à l’album une présentation beaucoup plus proche de l’album photo. Chaque case était une photographie collée ou fixée avec du papier collant sur la planche. Ces «photographies» avaient souvent des tailles irrégulières et il m’a semblé que cela écartait un peu le regard du contenu de chaque image. J’ai donc conservé un découpage plus simple.

NV : Vous optez cependant pour un dessin proche du photo-réalisme. Ce style peut parfois provoquer une forme de «distraction» visuelle auprès du lecteur. Des romans graphiques comme le Maus[5] d’Art Spiegelman ont montré qu’un style plus simple peut avoir un impact plus grand (même s’il a mené certains lecteurs à voir Maus comme une fiction). Pourquoi avoir fait ce choix stylistique ?

ST : La question du style fut sans doute mon problème le plus ardu. Il est intéressant que vous signaliez qu’un style plus simple peut avoir un impact plus grand (et sans doute une plus grande flexibilité au niveau de l’interprétation et de l’identification avec les personnages). Je suis arrivé exactement à la même conclusion au travers de mes nombreuses lectures de romans graphiques.
C’est surtout au travers des personnages simplifiés de Raymond Briggs[6] que j’ai noté ce phénomène. Leurs yeux arrondis en forme de points parviennent malgré tout à rendre toute la gravité qu’auraient certaines personnes dans des situations réelles.
J’ai passé en fait près de six mois à travailler sur Là où vont nos pères dans un style simplifié qui se situerait à mi-chemin entre le dessin réaliste et le dessin humoristique. Je ne parvenais cependant pas à être satisfait de cette approche car j’avais le sentiment que le rendu de cet univers n’était pas convaincant. Au fond de moi, je ne pouvais pas m’empêcher de penser «est-ce que ce ne serait pas fantastique si tout le livre ressemblait à des photographies de cartes postales». Mais l’ampleur de cette entreprise technique me semblait bien trop effrayante !

Finalement, j’ai essayé un style plus «photographique» en me basant sur des images arrêtées de vidéos que j’avais filmées afin de les utiliser comme références. J’estime que cette technique était non seulement plus convaincante sur le plan narratif mais aussi plus efficace comme moyen de produire des images plus tangibles (où les visages des personnages, l’éclairage, les vêtements et autres étaient plus consistants).
Je me suis aperçu que mon projet avait plus à voir avec le cinéma muet que le livre illustré (mon médium habituel) et j’ai donc envisagé le récit comme une sorte de film. Ainsi, j’ai tourné des séquences en utilisant des membres de ma famille et des amis comme acteurs. J’ai créé des «plateaux de tournage» approximatifs (transformés plus tard sur la table à dessin) à partir d’accessoires de fortune et de boîtes en carton.
Pour chaque planche du livre, je dessinais le story-board de la scène, j’organisais les prises de vue en fonction du lieu et de l’heure du jour, je partais à la chasse d’objets et de vêtements appropriés, je discutais de chaque scène avec les «acteurs», je tournais des dizaines de courtes séquences, j’isolais ensuite les images qui cadraient le mieux et les utilisais comme base pour chaque case.
J’ai aussi modelé de petites créatures et des objets (comme les bateaux volants) que je pouvais utiliser comme référence — pour la lumière, les ombres, la perspective, les textures — et les inclure dans des scènes au milieu des paysages et des personnages.

Si j’avais pensé à cette méthode de travail dès le départ, j’aurais gagné beaucoup de temps et me serais épargné de nombreux maux de tête ! C’est d’ailleurs le cas avec chaque livre que je conçois ; je débute dans un style et je le termine dans un autre tout différent. Cette transformation se déroule de manière évolutive et en fonction des besoins du récit. Les débuts sont toujours difficiles pour moi et je ne trouve mon élan qu’une fois les problèmes stylistiques résolus.

NV : Vous signalez ici que vous avez lu de nombreux romans graphiques. Cependant, on peut lire sur votre site que vous n’avez jamais été un grand lecteur de bandes dessinées. Comment s’est développée votre relation avec ce medium ?

ST : Je n’avais lu aucune bande dessinée avant qu’un ami ne me fasse découvrir des auteurs comme Robert Crumb et Daniel Clowes (Eightball). J’ai aussi découvert cette forme d’expression au travers de nombreux livres illustrés qui entretenait avec elle des liens étroits comme dans les ouvrages de Dave McKean (Le Jour où j’ai échangé mon père contre deux poissons rouges[7] ) et de Raymond Briggs (Le Bonhomme de Neige, Quand souffle le Vent[8] ).
Je ne me suis véritablement intéressé de plus près aux romans graphiques que vers mes 27-28 ans, au moment de débuter mon travail sur Là où vont nos pères et de m’apercevoir que mon projet se rapprochait plus de la bande dessinée que du livre illustré.

NV : C’est l’une des raisons qui vous a poussé à vous procurer l’ouvrage L’Art Invisible[9] de Scott McCloud. Que vous a révélé la lecture de cet ouvrage consacré à la théorie d’un médium que vous connaissiez peu ?

ST : Quelques-unes des notions abordées par ce livre me reviennent à l’esprit lorsque j’aborde n’importe quel type de travail lié à l’art séquentiel (dans quel cas tous les livres illustrés sont essentiellement des «bandes dessinés»). Je pense que comme la plupart des dessinateurs, je travaille de manière intuitive. Dans la plupart des cas, une analyse critique permet simplement d’articuler quelque chose qui est déjà connu avant même d’apprendre une quelconque «théorie».
Par exemple, McCloud parle de l’espace entre deux cases où l’action, la relation et le temps sont imaginés. En tant qu’illustrateur, j’ai travaillé instinctivement sur ces «espaces» ; qu’ils soient entre deux images, entre les mots et les images et ce de façon à ce que leur rapport ne soit ni trop simple ni trop évident.

L’Art Invisible m’a aussi permis d’envisager mon travail dans un contexte plus clair car je suis assez peu familier avec la culture des bandes dessinées. Mon travail a ainsi trouvé une place au cœur de l’histoire d’un medium et d’un spectre d’œuvres. Ce livre m’a aussi fait découvrir d’autres auteurs avec des préoccupations et des intérêts semblables aux miens (ou totalement différents !). J’ai me suis particulièrement intéressé à la différence entre le Manga et les bandes dessinées occidentales, et à cette attention particulière qu’on accorde au Japon à l’enchaînement de deux images «d’aspect à aspect», sans action, pour construire le temps et l’espace.

NV : Envisagiez-vous dès le départ de travailler sur un album muet ? Qu’est-ce qui vous a poussé à opérer ce choix ?

ST : Cet aspect m’a très tôt semblé assez évident même si les premières ébauches comportaient des légendes qui leur donnaient l’aspect d’un album photo, de mémoires ou de cartes postales envoyées à la famille. Une fois que je me suis entièrement passé des mots, la démarche m’a semblée aller de soi : le livre serait entièrement muet car j’estimais que cette approche était la plus adéquate tant sur le plan esthétique qu’intellectuel.

Je considérais aussi que cette absence de mots ralentissait le flot de la narration et c’est ce dont j’avais besoin car mes cases sont très détaillées et qu’il y en a relativement peu vu le champ de l’histoire. Les mots auraient trop accéléré le récit et probablement aussi interféré avec une interprétation libre. Je m’aperçois que ma propre «explication» de ce qui se passe dans les illustrations n’est pas toujours la plus intéressante ! Parfois il vaut mieux laisser le lecteur se faire sa propre idée de ce que pourraient contenir les phylactères.

Une chose que j’ai apprise en tant qu’illustrateur au fil des années est que chacun perçoit une image de manière légèrement différente, surtout chez les jeunes lecteurs. Je préfère faciliter cette variation le plus possible plutôt que d’essayer de la corriger.

NV : Je trouve intéressant que vous envisagiez l’absence de texte comme un moyen de ralentir le rythme du récit. Pour de nombreux lecteurs, un album muet est en effet un album «vite lu». Pour moi, cela est dû au fait que ces lecteurs ne «lisent» pas les dessins comme ils «lisent» les mots. On apprend dès l’enfance à maîtriser les lettres, les mots et la grammaire. On apprend le vocabulaire de la langue mais très peu celui du dessin. J’ai donc le sentiment qu’on accorde rarement aux dessins l’attention que l’on porte au texte. Mais on peut donc aussi envisager le dessin comme un espace de liberté, qui ne serait pas encore «apprivoisé».

ST : Je pense que les images possèdent une forme d’ambiguïté qui joue en leur faveur. Je crois aussi que même si l’on apprend à «lire» les images (que certains nomment aussi l’ «érudition visuelle»[10] ), on aura toujours le sentiment face aux dessins les plus réussis que quelque chose nous dépasse encore, quelque chose qui tiendrait de la poésie. L’efficacité de la poésie tient dans ce que l’on ne peut expliquer et cet aspect est aussi vrai pour l’imagerie. Souvent lorsque je dessine, je me dis «le sens de ceci est trop clair ou trop évident» et j’essaie alors de le rendre plus complexe en ajoutant ou en supprimant quelque chose. Certaines images sont comme des «signes» — elles illustrent une notion particulière — et d’autres sont plutôt des «poèmes». Les deux m’intéressent car ils forment une sorte de balance entre la compréhension et le mystère. Ainsi, les «signes» (comme une personne qui regarde une carte — un signifiant clair) sont là pour porter la «poésie» (l’étrange paysage autour de la personne ou la créature assise près de lui — dont on peut avoir une interprétation libre).

A mon sens, la raison pour laquelle les mots «accélèrent» la lecture tient de ce qu’ils peuvent être vu comme une forme d’explication qui va restreindre le champ des possibilités. Un problème vient de ce que l’on accorde trop de poids à l’autorité des mots. On les utilise comme une sorte de dispositif qui enchâsse ce que nous voyons. Nous les défions rarement, ils semblent porter moins d’ambiguïté. Ils sont aussi très linéaires et ont un «rythme» inhérent qui vous donne envie de découvrir presque instantanément ce qui suit. Comme par exemple maintenant — vous êtes contraint de lire la ligne suivante après celle-ci ! Les images ont une plus grande disposition à permettre à l’œil de se promener au hasard de manière latérale, d’aller en avant et en arrière (comme certains détails passés et futurs se renforcent mutuellement) et de se déplacer plus vite ou plus lentement.

Je crois que les lecteurs actuels ont une très grande «érudition visuelle» et particulièrement dans notre contemporaine. Ils sont très rapides, expérimentés et éveillés. Nous sommes très doués dans la reconnaissance des signes visuels et leur «lecture». Je pense qu’il est par contre plus difficile de développer une sensibilité qui nous pousserait à rechercher des motifs et des corrélations mystérieuses. Il s’agirait là d’une sorte d’ «appréciation» plutôt que d’une reconnaissance ou d’une «érudition». Ce qui m’intéresse tant dans l’art et l’illustration, c’est qu’ils vous poussent à vous poser des questions nouvelles et inattendues à propos de ce que vous regardez plutôt que de simplement se faire comprendre.

NV : Sur le site BulleDair.com,[11] certains internautes ont tenté de trouver un thème musical à Là où vont nos pères. Je leur ai donc promis de vous poser cette question : quelle est la part de la musicalité dans cet album

ST : Je n’ai pas vraiment de réflexions sur cet aspect-là, ayant passé tellement de temps à travailler dans le silence ! Le livre a récemment été porté sur les planches sous la forme d’une pièce d’une heure pour les adultes et les enfants, incluant des projections des illustrations originales, des acteurs et des créatures-marionnettes, sans aucun dialogue. La musique composée pour cette pièce était très réussie. Elle combinait des instruments et des styles d’un grand nombre de pays, sans jamais être spécifiques à ces derniers.

NV : Envisagez-vous de travailler à nouveau sur un «livre illustré» qui utiliserait le même procédé séquentiel de la bande dessinée que Là où vont nos pères ?

ST : Je travaille sur un nouveau livre d’histoires courtes, mais qui n’est pas dans la même approche séquentielle. Je désirais vraiment faire quelque chose de très différent après avoir passé tant d’années sur ces séquences si minutieusement organisées. Le nouveau livre retourne donc vers un système plus simple qui alterne une page de texte et une illustration. Les peintures de cet ouvrage sont aussi plus libres, plus stylisées que réalistes, ce qui est en fait ma façon préférée de peindre. Dans certains de ses aspects, le style de Là où vont nos pères n’était pas très naturel pour moi. Etant relativement photo-réaliste, de nombreuses choses pouvaient tourner plus mal que bien !

Je travaille aussi sur une adaptation en court-métrage animé d’un livre illustré plus ancien qui s’intitule The Lost Thing. Cette adaptation a de nombreuses similarités avec le langage visuel de Là où vont nos pères du fait du séquençage très serré des story-boards et d’un usage parcimonieux des dialogues et de la voix-over. J’ai étudié l’art du story-board, du film et des techniques de montage alors que je travaillais simultanément sur ce court-métrage et «Là où vont nos pères». Ces deux œuvres se sont donc nourries l’une de l’autre.

[Entretien réalisé par courrier électronique en Avril 2007 pour le dixième carnet XeroXed. Traduit de l’anglais par Nicolas Verstappen avec l’assistance de Sandra Renson.]

Notes

  1. Alan Moore’s Writing for Comics (volume one), Alan Moore, Avatar Press, p.21.
  2. Daniel Clowes, version française chez Vertige Graphic.
  3. Daniel Clowes, version française chez Cornélius.
  4. Alan Moore & Dave Gibbons, version française chez Delcourt.
  5. Art Spiegelman, version française chez Flammarion.
  6. Raymond Briggs (1934 – ) : dessinateur anglais. Auteur du très bel Ethel et Ernest paru chez Grasset.
  7. Dave McKean & Neil Gaiman, version française chez Delcourt.
  8. Tous deux de Raymond Briggs, version française chez Grasset
  9. Scott McCloud, version française chez Delcourt.
  10. NDT : Shaun Tan utilise là le terme de «visual literacy».
  11. Dans le forum intitulé «Verdict panoramique de vos dernières lectures».
Site officiel de Shaun Tan
Entretien par en janvier 2008