Six Pieds Sous Terre

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Mi-2006, Jade-la-revue en sommeil depuis Septembre 2003 et son numéro 26, renaissait dans une nouvelle formule. L’occasion pour nous de nous rendre compte que si du9 avait souvent communiqué avec les gens de Six pieds sous terre, nous n’avions jamais pris le temps de leur donner la parole. Oubli désormais réparé, avec cette discussion à bâtons rompus sous le soleil clément d’un week-end de Janvier.

Xavier Guilbert : Pour Six Pieds Sous Terre, j’ai l’impression que 2006 est une année charnière, en particulier par rapport à Jade avec la nouvelle version. Ce que je trouvais intéressant avec Jade auparavant, c’est que c’était l’une des rares revues qui était axée sur la bande dessinée sans être «que» bande dessinée : il y avait de la musique, du cinéma, des bouquins. Par rapport à ça, la nouvelle version, c’est un recentrage, l’ancienne formule avait vécu, tu voulais faire autre chose ?

Jean-Philippe Garçon : Il me semble que l’ancienne formule avait vécu. Elle regroupait plusieurs personnes, avec des centres d’intérêt différents, c’est ce qui faisait sa richesse et nous étions liés par ce qu’on pourrait appeler, à la limite, une certaine notion de «pop culture» et puis nous venions tous du fanzinat. Ce fut l’occasion de regrouper tout ça. Bon, il y avait une partie bande dessinée qui était la plus importante, on tournait dans les festivals de bande dessinée, donc c’est ça qui a pris naturellement le dessus.
Mais on s’est bien rendu compte — ce n’est pas qu’on était trop pointus, mais finalement le public qui nous suivait vraiment c’était plus un milieu professionnel ou amateurs éclairés qu’autre chose. On s’est rendu compte au fil du temps que beaucoup de gens rencontrés et d’abonnés ont tracé leur route dans les domaines dont on parlait. C’est assez curieux. Je rencontre aujourd’hui beaucoup de gens à l’occasion de festivals, ou pour le boulot, qui me disent qu’ils suivaient Jade à l’époque.

XG : Ca tirait à combien, Jade la revue ?

JPG : Entre trente mille et… c’est descendu jusqu’à dix mille exemplaires. Voilà. Mais avec des ventes très mauvaises pour un titre en kiosque, d’ailleurs l’énorme handicap qu’a toujours eu Six Pieds Sous Terre depuis le début, financièrement, c’est Jade. Déjà, ça nous a un peu plombés et ça a freiné notre développement au niveau éditorial.
On avait vraiment misé sur la revue et au fur et à mesure qu’on publiait des planches, les auteurs étaient naturellement intéressés pour continuer ce travail en proposant des projets de livres — ce qui nous intéressait aussi, bien entendu. On a donc poursuivi dans cette voie là. On est apparus en même temps que d’autres éditeurs comme L’Association, Cornélius, Amok, etc., et c’est vraiment des gens dont on a mis le travail en avant parce qu’on aimait ça, on était en totale corrélation avec leurs travaux. Tout ça c’est fait très naturellement.
Donc voilà, au bout d’un certain temps, Jade s’est avéré être un sacré gouffre financier, on a continué le plus longtemps qu’on a pu, jusqu’à se rendre compte que de toute façon, le kiosque pour une petite structure, c’est très compliqué. Soit on a une niche hyper spécialisée où il y a du commerce derrière, soit il faut avoir un propos, à l’inverse, très généraliste et dans notre domaine, ça ne nous intéressait pas. Et puis Jade s’est un petit peu tari parce qu’on s’est usé à combattre les contraintes économiques. C’est beaucoup plus facile de s’user quand ça marche moyennement.
Et l’édition de livres faisant, on s’est peu à peu mobilisé pour développer cette partie-là. La revue est passée un peu au second plan. Ça devenait trop compliqué de mener de front une ligne éditoriale pour les livres et un travail de fond sur la bande dessinée avec la revue…

XG : …que ce ne soit pas juste une vitrine d’un éditeur…

JPG : Voilà, ça, ce n’était pas du tout notre but, on s’était vraiment engagé dans le milieu de la bande dessinée à l’époque parce qu’il s’y passait des choses passionantes, c’est un vrai mouvement artistique qui y a éclot au début des années 90… Grâce à Jade, on a pu se retrouver un petit peu aux premières loges, on a fait des festivals — on a pu faire, je sais pas, la première grosse interview de Nicolas de Crécy, de Blutch, de L’Association, de Menu… c’était vraiment intéressant.
Mais on a finalement arrêté la formule pour passer vraiment à l’édition. On avait des projets et on s’est rendu compte qu’au travers des livres, on pouvait également maintenir un propos et défendre certaines façons de voir les choses. Mais on s’est rendu compte au bout de quelques années, que, quand même, avoir une revue permet une activité spécifique, c’est un laboratoire, c’est quand même un endroit où …

XG : Un espace d’expression …

JPG : Voilà, un espace d’expression qui peut intéresser des tas de gens, des gens avec qui on ne peut pas nécessairement faire un livre de but en blanc, et donc pouvoir proposer une revue, c’est toujours un bon terrain pour voir comment les collaborations se font, et que les gens puissent gagner en expérience aussi avec un tel support. De fait, relancer Jade est vraiment parti de ce constat. Et c’est la collection Lépidoptère qui l’a accueilli.
A la base, j’ai vraiment envisagé la collection Lépidoptère pour remplacer Jade. En me disant, ça va être un format court, donc on va pouvoir proposer à des tas de gens qui n’ont pas nécessairement l’envie ou la capacité de proposer un très long livre, on va monter une formule relativement cheap, c’est-à-dire qui fonctionne dans une petite économie. Si ça marchait pas on perdait pas beaucoup, puis si ça marchait on gagnait pas beaucoup mais de toute façon c’était pas le but. C’était vraiment pour pouvoir reconstruire un laboratoire.
Puis la collection s’est étoffée et je me suis rendu compte qu’effectivement, on pouvait refaire une version de Jade à cet endroit, vu que le kiosque, ça nous semblait complètement utopique d’y retourner, trop compliqué financièrement. Et là, on avait un bon terrain, dans un format qui plaisait puisque a priori cette collection plaisait aussi aux auteurs.
D’ailleurs, elle a un petit peu le même avantage-handicap que Jade, c’est-à-dire c’est une collection qui plait énormément aux auteurs, aux professionnels, etc., et qui a une vie beaucoup plus difficile en librairie parce qu’elle est toute petite, parce qu’elle est en noir et blanc, parce qu’elle propose principalement des auteurs inconnus, parce qu’elle est presque — ben y a pas énormément de lecteurs aussi pour ça, enfin, aujourd’hui, il y en a certainement moins qu’il y a dix ans. Ce qui fait qu’au final, c’est une collection qui a aussi du mal, mais ça fonctionne dans une petite économie, donc on peut la continuer.

XG : C’est étonnant que tu dises qu’il y a peu de lecteurs, parce que la dernière revue qui continue à exister en dehors des organes commerciaux et marketing de Soleil ou Delcourt, je pense à Fluide Glacial qui fait quand même dans du noir et blanc, avec des albums en noir et blanc. Je dirais que le noir et blanc en soi n’est pas un obstacle, ou bien encore les manga …

JPG : Oui, quand je dis «noir et blanc» par rapport à Lépidoptère, c’est un petit peu global. C’est aussi la couverture, l’utilisation de la bichro, parce que j’étais intéressé par ça, quelque chose qui est un peu plus design, avoir un joli réceptacle, puisque c’était un petit format, pas beaucoup de pages, etc. Ça a cet avantage, un peu de sobriété qui peut plaire beaucoup, mais qui aussi peut relativement laisser beaucoup de gens indifférents. Ca flashe pas, et au final, ça ne se voit pas beaucoup. On reste satisfait du résultat, d’avoir pu faire découvrir à la fois quelques jeunes auteurs à des lecteurs et d’avoir permis à ces jeunes auteurs de se confronter à une certaine réalité de l’édition. C’est un échange d’expériences et donc, ça a du sens.

XG : Tu as parlé du parcours … ça fait combien de temps que vous existez ?

JPG : On s’est rencontrés dans un fanzine, monté il y a pas mal de temps maintenant, en 89 et qui a duré quelques années. Et puis on a remonté une nouvelle association dans laquelle on a créé Jade, en tant que fanzine, en 91. Et cette première formule de Jade marchait plutôt très bien pour un fanzine. Comme ça nous donnait de plus en plus de travail, on a décidé bien cavalièrement de passer en kiosque. C’est à ce moment-là qu’on a relancé une nouvelle série, en 95. On s’est montés en SARL, alors qu’à la base on était une association, car c’était plus pratique pour lancer une revue en kiosque.

XG : Ce que je trouve marquant, c’est que parmi les structures qui sont apparues à peu près en même temps chacune avait une «voix» très particulière — L’Association avait une voix à elle, Amok était dans un côté très avant-garde, et vous, vous avez eu aussi une approche par les premiers albums … les premiers albums que j’ai connus de vous, c’était le travail d’Ambre avec Chute, le Journal d’un Loser, le travail de Pierre Duba. Et même parmi les autres auteurs qui sont venus faire des choses chez vous, il y a des choses très particulières qui vous correspondaient. Est-ce que c’est quelque chose qui est difficile à conserver, alors que le temps passe, que les gens vont chez des autres éditeurs, qu’il y a des petits nouveaux qui arrivent…

JPG : C’est assez difficile à conserver mais c’est normal. La ligne éditoriale est un petit peu définie par rapport à nos goûts, mais ça me semble plus évident qu’elle se définisse par rapport aux auteurs avec qui on travaille. Quelque part, ça me semble toujours plus intéressant quand on fait de l’édition que l’éditeur soit avant tout un réceptacle, qui donne également une direction, parce qu’on a aussi une vue des choses un petit peu plus globale, mais au final, ça doit être les auteurs qui donnent la ligne. C’est la principale différence entre grosse et petite édition. Chez les gros, c’est le directeur de collection, dans le meilleur des cas, qui trace la piste.
Nos premiers livres, ce sont aussi des livres d’auteurs qui publiaient dans la revue. Par exemple, pour Ambre, j’ai découvert son fanzine à l’Espace New York du festival d’Angoulême qui était animé remarquablement, à l’époque, par l’équipe de la Fanzinothèque de Poitiers de Didier Bourgoin, où nous arrivions avec notre fanzine. J’ai adoré le travail de cet auteur, avec sa revue Hard-Luck, et j’ai voulu faire un livre avec lui. Guillaume Bouzard c’est un peu pareil, il nous a envoyé des planches, on a bien accroché, on a continué comme ça. Pierre Duba, c’est une rencontre dans notre région mais toujours grace à la revue.
Donc la ligne s’est un petit peu mise en place toute seule. Après ces premiers ouvrages, nous avons effectivement voulu travailler un petit peu plus les choses. En commençant les adaptations du Poulpe on est plus dans un travail éditorial directif, où là, l’idée de départ est la nôtre, qui est de vouloir faire du polar … du polar populaire différemment de ce qu’il était il y a une vingtaine d’années. Ainsi que d’adapter en bande dessinée le concept d’un auteur différent pour chaque titre d’une même série. C’était une idée très intéressante, d’autant plus que ça nous permettait là encore de pouvoir proposer les travaux de pas mal de nouveaux auteurs avec la relative sécurité d’un personnage déjà populaire.

XG : Sans pour autant aller chercher des auteurs qui soient forcément faciles.

JPG : Non. De toute façon on ne publie que des auteurs qui nous plaisent, la question de la facilité ne se pose pas. Tous les petits éditeurs ont cette difficulté-là aujourd’hui, la plupart veulent publier uniquement des auteurs qui leur plaisent — enfin, j’espère… C’est pas une question de «on va prendre celui-là parce qu’on va vendre tant avec lui».

XG : Moi, je ne vois pas ça comme un problème, du moins du point de vue du lecteur. Après, si on raisonne en critères économiques, ça en devient peut-être un, mais, c’est justement intéressant, ce choix, cette subjectivité, c’est un travail d’éditeur.

JPG : Bien sûr. Mais justement, le rôle de l’éditeur, c’est de faire en sorte d’avoir une structure viable et un réceptacle qui permettre de mettre en avant le travail des auteurs. Ce n’est pas toujours simple. Alors évidemment, on peut aussi envisager exactement l’autre côté qui est de dire «on va faire du pognon avec des livres» comme on pourrait le faire avec autre chose.

XG : C’est intéressant que tu mentionnes Le Poulpe, parce qu’une chose qui m’a marquée en regardant votre catalogue, c’est le nombre d’adaptations littéraires, depuis Une trop bruyante solitude avec Ambre, mais cette année il y a aussi le Faust, le Maldoror de LL de Mars qui vient de sortir … Est-ce que c’est une réaction vis-à-vis des éditeurs littéraires qui viennent sur la bande dessinée, ou est-ce que … ?

JPG : Il y a aussi Daniel Casanave ou Pierre Duba qui a adapté une pièce de théâtre de Jon Fosse… Non, déjà c’est une approche qui a commencé bien avant que certains éditeurs de littérature s’imaginent avoir trouvé un nouveau filon dans la bande dessinée. C’est juste qu’on dévelope des projets avec des gens dont on apprécie le travail et que ceux-ci sont intéressés pour faire des adaptations, souvent d’auteurs littéraires qui sont assez difficiles. Mais pas toujours non plus, Le Poulpe c’est pas quelque chose de très difficile, Comment je suis devenu stupide de Martin Page, non plus. C’est Nikola Witko qui nous a amené le projet, en disant «moi, ce roman me plait, j’ai envie de le faire».
Mais l’adaptation littéraire, au final, ça nous correspond bien. Et puis ça me semblait tout à fait normal — je veux dire, la moitié du cinéma est faite d’adaptations littéraires, même si ça n’est pas clairement exprimé. En fait je pense, et peu de gens vont être d’accord dans le milieu de la jeune bande dessinée, mais je pense quand même que la littérature reste la matrice actuelle des arts narratifs.

XG : L’impression que j’ai eu de Une trop bruyante solitude et surtout du Faust que j’ai lu récemment — j’appellerais plutôt ça une réinterprétation qu’une simple adaptation, une sorte de réappropriation. On est très loin de A la recherche du temps perdu qui sort chez Delcourt.

JPG : Bien sûr, ce qui traverse le personnage de Faust se prète idéalement à la réinterprétation, on est totalement dans un figure matricielle d’ailleurs. Mais toutes les formes d’art se réapproprient sans cesse ce qui a été fait avant et ça me semble tout à fait normal que l’adaptation littéraire se développe aujourd’hui dans la bande dessinée. Après il faut voir comment. C’est vrai que le travail sur Marcel Proust, c’est plus un travail pour les écoles, c’est un travail… qui moi ne m’intéresse pas, je ne vois pas du tout ce que ça apporte au texte, je vois par contre franchement ce que ça peut lui enlever.
D’une façon plus générale, l’adaptation de littérature va être une des grandes tendances à partir de cette année en bande dessinée et il faudra voir ce qui va en sortir. J’espère qu’on ne va pas transformer de grands textes romanesques avec les aspects les plus infantilisants de la bande dessinée… si c’est pour faire du digest minable, je vois pas l’intérêt, non.

XG : Et par rapport à l’étranger, à aller chercher des auteurs en dehors des frontières … Bien sûr, on parle du manga, il y a Cornélius ou Le Seuil, qui vont chercher dans Garo, Ax… est-ce que c’est quelque chose qui t’intéresse, est-ce que c’est difficile à faire ?

JPG : A partir du moment où l’on continue à exister, où l’on continue à faire des livres et qu’on se développe, on aura toujours envie de faire d’autres choses, d’avoir de nouvelles approches. C’est vrai qu’on a d’abord publié des auteurs français, des auteurs qu’on connaissait. Il se trouve aussi qu’avec la revue, avec Jade à l’époque et la rubrique «Top Vain» on avait une grosse ouverture sur ce qui se faisait ailleurs — sans d’ailleurs avoir les moyens de … par exemple, on adorait le travail de Jim Woodring, je pense qu’on a été les premiers en France à en parler à plusieurs reprises, ça nous fascinait mais au final, on n’est jamais allé le chercher par manque de temps, par manque de savoir-faire, etc.
A partir du moment où on a commencé à se structurer, à se poser, à se dire «on pourrait plus faire telle ou telle chose», ça vient naturellement de dire «tiens, je me souviens d’avoir vu tel travail, ou de connaître tel éditeur dans tel pays qui fait de belles choses». Et très bien, tout ça, on pourrait l’éditer en français parce que ça nous a plu de … je ne sais pas, quand on voit un travail qui nous a plu en allemand, on aimerait bien pouvoir le lire en français, c’est quand même plus évident, déjà pour soi. Donc c’est aussi l’occasion.
Nous avons un petit peu envisagé nos premières traductions comme ça. On est beaucoup allés regarder du côté des espagnols, parce qu’il se trouve qu’on est finalement assez proche de l’Espagne, qu’on connait les espagnols, qu’on connait un petit peu la production espagnole et qu’il nous a semblé qu’il y avait des choses intéressantes à publier, à faire connaître ici. Donc c’est vraiment, c’est purement notre motivation pour l’instant, et puis après il y aura peut-être d’autres expériences toujours faisables, mais quand on a vraiment démarré ça, c’était vraiment notre seule motivation.

XG : L’Association s’est mise à «faire du patrimoine», que ce soit avec des auteurs «pur jus» comme Stanislas ou Mattt Konture, ou avec d’autres œuvres comme le Sergent Laterreur, est-ce que ça vous tente aussi ?

JPG : C’est une direction qui est toujours intéressante, mais là encore ça reste toujours des questions de moyens, de disponibilité. Et puis si L’Asso peut encore se montrer précurseur dans ce domaine-là, c’est aussi parce qu’ils ont bâti une certaine assise, et on va dire, un certain temps de disponible que ce soit en matière de temps ou de personnes, pour pouvoir aller chercher ça. Leur reconnaissance internationale facilite, ce qui est bien normal.
Nous, on se retrouve par rapport à ce genre de choses… on a plein de projets qui rentreraient totalement dans un domaine patrimonial, mais tout simplement, on ne sait pas trop comment faire. On ne sait pas où aller précisément chercher les droits, on n’a pas le temps surtout … voilà, mais à la base, ça nous intéresse.
On a fait un clin d’œil au patrimoine en Juillet 2006 avec Les déterrés, l’intégrale d’un travail de Corcal, qui a plus de vingt ans, donc on peut considérer qu’il est un petit peu patrimonial. L’idée, c’était vraiment d’en faire une intégrale, et sur la dernière page, juste pour rigoler, on a mis «Patrimoine de la bande dessinée underground». Voilà, mais c’était aussi pour rigoler. On va également pubier en avril une intégrale d’Edmond François Ratier, l’un des personnages emblématique de l’univers de Florence Cestac et des éditions Futuropolis.

XG : Tu parlais de rayonnement de L’Association, est-ce que vous avez l’impression de manquer de relais, de ne pas avoir d’occasion d’être mis en avant ?

JPG : Tout le monde peut dire ça, de toute façon. On peut toujours dire, «oui ça pourrait être mieux». Il me semble que pour nous, le problème de base qu’on a eu, c’est que Jade nous a énormément monopolisés, et … enfin, il n’y a pas d’amertume là-dedans dans la mesure où on était parfaitement satisfaits de le faire. Ca nous a énormément monopolisé, en terme de temps et de moyens, ce qui fait qu’on n’a pas pu, je pense, entre 93 et 97-98, se développer éditorialement tel qu’on l’aurait souhaité, comme ont pu le faire d’autres. Ce qui fait qu’aujourd’hui, sur certains points on pourrait être en retard, effectivement.

XG : Ce qui me marque aussi, c’est qu’avec L’Association d’un côté avec L’Eprouvette, et Six Pieds avec Jade, il y a un peu l’attitude : on va prendre la critique en main, parce que finalement personne ne la fait.

JPG : Oui, alors sur ce truc-là, c’est assez marrant. Dans la mesure où, à partir du moment où on a monté la collection Lépidoptère, l’idée de refaire un Jade est venue. Mais il n’était pas question — de toute façon ce n’était plus une revue en kiosque, donc il n’était pas question de refaire la même chose. Il fallait apporter un nouveau projet, faire autre chose. On a commencé à travailler sur cette nouvelle moûture de Jade et alors que c’était en plein chantier on a eu connaissance du projet de L’Association avec L’Eprouvette.
J’ai d’ailleurs eu droit à des réflexions assez désagréables de gens et même d’auteurs qui me disaient : «Ouais, vous copiez L’Eprouvette, vous faites une sous-Eprouvette, etc. etc.», alors que les deux projets se sont montés totalement séparément en 2005 — donc c’était en mi-2005 et on s’est rendus compte qu’on avait un projet, pas pareil, mais dans lequel il y avait des similarités. Je me demande cependant si ce ne sont pas les gens qui n’ont pas lu les deux qui disent que ça se ressemble…

XG : C’est assez bizarre d’avoir ce reproche d’avoir copié, alors que des publications comme ça, il y en a très peu et il en manque.

JPG : Là, c’est un autre problème, effectivement il y a tout le travail que font les petits éditeurs, ce qui est beaucoup de travail, avec pas énormément de reconnaissance. On a créé — pas un marché, ce serait un bien vilain mot — on a créé des niches, de nouvelles façons de faire, etc. et en gros, ce qui est aussi normal dans les petites économies dans lesquelles on fonctionne, les gros se ruent là-dessus pour piquer ces niches. Ce qui fait que, je pense, beaucoup d’auteurs et de petites structures, que ce soit associatives ou des fanzines, ont quand même un petit peu les boules, tout en sachant que de toute façon il n’y a pas grand-chose à y faire.
Le problème, c’est que visiblement des fois ça tourne à l’aigre, et il y a des sortes de querelles, d’épiphénomènes, de mimétisme, ce qu’on pourrait presque appeler un syndrome du «mouton rebelle» : dès qu’on entend quelqu’un qui a un petit peu de voix avoir telle critique à l’encontre du monde de l’édition, on voit dix personnes qui reprennent cette critique-là, et souvent de façon un peu bêtasse.
Et on se retrouve dans des moments où les gens se tirent un peu dans les pattes, où tel auteur a un projet dont le dessin pourrait ressembler à tel autre auteur qui n’est pas plus connu que lui, qui ne vend pas plus que lui, mais dont un copain estime qu’il a l’antériorité. Les gens jouent ainsi parfois à un espèce de gué-guerre qui est totalement ridicule, je trouve ça assez dommage. Quitte à avoir des positions critiques, autant ne pas se tromper d’adversaire.
Et pour répondre plus précisément à ta question, je ne suis pas sûr qu’il y en ait peu. Disons qu’il y en a peu de réellement visible sous forme papier, qu’en général elles sont faites avec peu de moyens et donc soumises à leur popularité, ce qui n’est pas simple. On pourrait dire qu’il y en a beaucoup mais que ça ne dure jamais très longtemps. D’un autre côté c’est peut-être aujourd’hui à Internet d’avoir ce rôle, ce n’est pas parce que ce n’est pas imprimé sur du papier et disponible en librairie que ça a moins de valeur de fond.

XG : Sur le sujet des querelles, c’est un peu l’écueil des milieux où les choses sont affaire de passion, il y a beaucoup d’ego, ou d’envie et …

JPG : Oui, mais c’est là où il ne faut pas trop se prendre au sérieux non plus. Je trouve par exemple le travail de James et de la Tête X exemplaire à ce niveau-là. Par exemple, pour le Jade nouveau, c’est vraiment quelque chose qui m’importait — dire que l’on peut parler de la bande dessinée, de faire du documentaire, du reportage, d’avoir des avis partisans, mais ce n’est pas une raison suffisante pour s’assassiner les uns les autres. On reste dans des domaines quasi-virtuels, totalement minoritaires et qui ne concernent que des nantis à l’échelle du monde. Tout ça n’a qu’une importance relative, ce qui ne veut pas dire qu’il ne faut pas critiquer son domaine de travail. Je dirais d’ailleurs qu’il manque à la bande dessinée plus une critique sociale qu’une critique théorique.

XG : Et dans ce contexte où tout le monde parle de crise de la bande dessinée, toi à ton niveau, comment tu vois les choses ? Est-ce que c’est plus dur d’être un petit éditeur aujourd’hui qu’il y a dix ans, les problèmes sont-ils les mêmes ou se sont-ils déplacés ?

JPG : Non, je pense que les problèmes se sont déplacés. Sur l’aspect financier, c’est plus dur d’être un petit éditeur aujourd’hui qu’il y a dix ans. Il y a moins d’espaces, de possibilités d’exister.

XG : Et les grands qui viennent chez vous …

JPG : C’est toujours agaçant, de toute façon, tout en sachant que dans cette économie-là, on peut difficilement échapper à ce genre de glissements. Il faut faire avec. Une crise, j’en sais rien, je suis pas économiste. A priori oui, ce qu’on peut constater, c’est que les ventes par titre diminuent, mais surtout, on se retrouve face à des … si les gros éditeurs généralistes se lancent aujourd’hui dans la bande dessinée, on peut quelque part s’en féliciter en se disant qu’on a créé l’espace dans lequel ils peuvent se retrouver pour faire de la bande dessinée, et qu’ils n’auraient jamais songer à créer eux-mêmes.
D’un autre côté, ils arrivent avec leurs gros moyens, leur logique commerciale, et c’est vraiment pas tendre. De toute façon ces gens-là sont là pour nous cramer. Et pas nécessairement dans la volonté de nous cramer, c’est juste pour pouvoir s’asseoir, et nous on est dessous…

XG : J’ai une question peut-être un petit peu naïve. Vous n’avez pas de site Internet marchand …

JPG : On a un bon de commande en ligne, sans carte de paiement. Mais si, on vend un petit peu de bouquins en VPC. On devrait rejoindre prochainement un libraire virtuel nous permettant de faciliter ce type de la vente.

XG : Mais ça reste relativement minime aujourd’hui …

JPG : C’est très minime. De toute façon, à partir du moment où on vend en ligne sans proposer d’accès au paiement par carte, ça limite forcément. Et puis on est aussi très correctement distribués, donc les gens nous trouvent facilement. Et on fait des festivals, et c’est un petit complément qui est toujours le bienvenu.

XG : Je dis ça parce qu’il y a l’éparpillement des ventes avec le phénomène de la «longue traîne», et la vente par Internet peut amener de nouveaux débouchés. C’est quelque chose que vous envisagez, ou ça ne fait pas partie de vos habitudes ?

JPG : Je crois qu’on n’a pas le temps de se préoccuper de ça pour l’instant, on est plus dans un programme éditorial, un regroupement des énergies pour publier des livres. Et après on cherche à savoir quelles sont nos possibilités pour les vendre. Mais c’est un raisonnement qui indique plus une faiblesse qu’autre chose. Mais aujourd’hui, le plus important pour que les petits éditeurs avancent, c’est bien la diffusion. Ce sera de toute façon la «dernière» bagarre pour l’accès à la culture et à la diversité.

XG : Tu parlais de distribution, le choix de partir du Comptoir des Indépendants, c’était des questions économiques, idéologiques ? Tu as le droit de ne pas répondre.

JPG : Non, c’est un peu tout ça. On a fait partie des premiers éditeurs à être diffusés par Le Comptoir, et même avant puisque avant le Comptoir, c’était Vertige Graphic qui faisait la diffusion. Il se trouve simplement qu’après quelques années on ne s’entend plus toujours avec les personnes. Nous, on estimait — mais bon, c’est des problèmatiques personnelles, de structure — on estimait que le Comptoir allait dans une direction et que nous on n’allait pas dans la même.
On voulait avoir une existence en librairies généralistes, il nous semblait que par rapport à nos livres on avait là un terrain propice pour proposer notre travail, et a priori, à l’époque, avec le Comptoir qui avait ses propres problèmes de taille d’entreprise, c’était un petit peu difficile. Au final, il y a eu un moment où on n’a plus été satisfaits de la diffusion, et on est naturellement allés voir ailleurs.
Après, je dirais que ça s’est pas très bien passé, il nous semblait important de ne pas y aller tous seuls, d’y aller avec d’autres éditeurs qui avaient exactement les mêmes problèmes que nous. Ca a fait des histoires, finalement on est partis à 50 % et à 50 % on nous a foutus dehors. Ca ne nous a pas empêchés de trouver tout seuls un autre distributeur. Il y en a d’autres qui y sont restés, il y en a qui y sont très bien et d’autres qui s’en mordent les doigts. C’est comme ça, la page est tournée.

XG : Le fait d’être basés à Frontignan, c’est un avantage ou un inconvénient ?

JPG : Alors ça, euh …

XG : En dehors des conditions climatiques.

JPG : Voilà. Là tu m’enlèves l’avantage. (rires) Ca a quand même un inconvénient, être sur Paris, c’est une position centrale, on a plus de possibilités de rencontrer des gens ou simplement de rester en contact, de participer à des événements, d’être proches des médias, donc c’est quand même un avantage. Maintenant, ce n’est pas du tout dans notre caractère ni dans notre état d’esprit d’être à Paris, on est extrêmement bien en Province, et on le prend avec les avantages et les inconvénients que ça a. On est heureux d’être en Province, à part quelques inondations malencontreuses.

XG : Pour terminer, sur 2007, des projets, des envies ?

JPG : Depuis qu’on a changé de diffuseur, on est passés d’une douzaine de livres à quasiment 25 livres par an. Pour en revenir à la crise de la bande dessinée, elle est présente chez tout le monde. Je pense que les volumes de vente sur beaucoup de titres sont tombés, donc on fait plus de livres mais on fait des tirages plus petits, et je pense que cette année on va essayer de faire un petit peu moins de livres tout en essayant de les travailler un petit peu plus. Parce qu’on est toujours dans un fonctionnement relativement dans l’urgence, c’est pas très confortable.
Donc l’idée c’est peut-être de faire un petit peu moins de livres, de soutenir les auteurs avec qui on travaille depuis longtemps, avec qui on s’entend bien, que ce soient des gens comme Ambre, Pierre Duba, Guillaume Bouzard … A priori on ne va pas créer de nouvelles collections, bien qu’on ait déjà envie d’approches éditoriales un petit peu différentes, on aimerait bien par exemple, ça nous titille depuis longtemps, de la bande dessinée très clairement politique, ce qui n’est pas évident parce qu’il n’y a pas beaucoup de propositions de projets tenant la route dans ce genre-là, en fait. Mais justement, ça manque.
Les adaptations littéraires c’est quelque chose qui nous plait beaucoup, mais cette année on va se retrouver en très rude concurrence parce que tout le monde s’y met. On est un peu précurseurs d’ailleurs dans l’adaptation littéraire.

XG : Sur des œuvres plutôt rares…

JPG : Voilà, on ne va pas seulement adapter des œuvres libres de droit et extrêmement grand public, en gros. Ce qui est toujours plus facile et qui coûte moins cher. Pour beaucoup d’adaptations, ce sont des propositions venant des auteurs, donc ça reste, même si nous-mêmes ne sommes pas auteurs, des démarches d’auteurs que nous soutenons. On se positionne toujours en tant que réceptacle à ce niveau-là.
Après, il se peut… comme on a fait de la bande dessinée étrangère, il se peut qu’on fasse de la bande dessinée étrangère qui vienne d’un peu plus loin. Il se peut également qu’on développe des co-éditions, des approches transversales. On va commencer en fait dès ce mois de Mars avec Arts-Résonnances, une association de création musicale, sur un livre de Pierre Duba avec un texte de Brigitte Baumié. On sera encore là aux frontières de la bande dessinée. On a d’autres projets en ce sens.
On va essayer aussi d’avoir un suivi avec des auteurs étrangers, avec lesquels on travaille et avec qui ça se passe plutôt très bien, comme Mawil dont on sortira en juin son excellent Die Band, ou Ed, auteur argentin extraordinaire d’inventitivé dont nous avons sorti en novembre dernier le dernier ouvrage Loser. Après, dans le détail des sorties, on a bouclé notre programme jusqu’à juin et nous avons plusieurs projets en cours pour fin 2007 et 2008.
Nous savons que pour continuer à exister face à la pléthore d’éditeurs qui débarquent dans la bande dessinée, il faudra savoir rester toujours en avance mais on fonctionne comme ça depuis le début. L’exploration comme l’expérimentation font partie de notre milieu naturel, on est très à l’aise sur ces terrains-là. On espère juste que la curiosité restera présente chez les lecteurs, c’est indispensable pour nourrir un art.

XG : Donc la collection Lépidoptère, c’est votre dernière grosse «révolution» ? Parce que vous avez sorti beaucoup d’ouvrages, avec une mise en place …

JPG : Ce n’est pas une collection très complexe à faire. C’est une collection qui correspond aussi bien avec le milieu et avec les auteurs avec lesquels on travaillait, donc ce n’est pas non plus un problème pour trouver des projets. Maintenant je pense plutôt que la dernière idée, c’était la «vague espagnole» : on a sorti en même temps beaucoup d’auteurs hispaniques qui nous semblaient très intéressants (tels Juaco, Solis, Ed, Gomez…), et on se rend compte qu’il y aussi des choses très intéressantes en Allemagne, en Amérique du Sud, en Italie.
Pour nous, la «prochaine idée» ça pourrait effectivement être de faire, pas nécessairement une collection, mais de développer une thématique sur la bande dessinée politique. En fait, sur une bande dessinée qui aborderait, d’une façon nettement plus franche, des thématiques de sciences humaines. Je pense que c’est encore là un monde à explorer et un domaine vraiment intéressant à développer. Et je pense qu’il y a des jeunes générations d’auteurs qui pourraient arriver avec ces problématiques-là.

[Entretien réalisé le 27 Janvier 2007, durant le Festival d’Angoulême.]

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Entretien par en mars 2007