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Les Six coups de Philadelphia

de

C’est l’été, sa torpeur s’étend aux errances d’adolescents, comme parachèvement des gros travaux de leurs constructions identitaires. Rétrospectivement, comme souvent, on note de cette prime saison les erreurs fondatrices, avec ce constat intuitif que les dire c’est les corriger d’une certaine manière, et de constater surtout que ces «errata» ont pour étymologie la «chose où l’on a erré». Ils/nous étaient/étions aveuglés ; l’éblouissant soleil estival en était moins la cause que l’excuse facile et inconsciente.

L’état torpide n’a mis en sommeil que l’intelligence, alors elle-même bourgeonnante. Pour le reste, à force de rêver, de se projeter dans des avenirs possibles — à la fois inaccessibles et semblants au seuil, dans une incohérence d’histoires sans scénarii les assimilant au demi sommeil, à celui des paradoxes — on confond cette érection permanente pour cause de surproduction hormonale, à celle dite matinale incitant à dormir sur le ventre pour prolonger un dodo, dans cette couette de l’enfance, en lambeaux par muance. L’été, à ces âges, évite donc surtout de grelotter.

Finalement (au début), ils trouvent un objet dur et long à brandir, un pistolet anglais de la seconde guerre mondiale et ses six munitions cachées par une grand-mère. Nous sommes en Allemagne de l’Est en 1980, de l’autre côté d’un mur qui est moins de nature géopolitique et qu’il s’agira de franchir pour atteindre ce qui semble des libertés vues d’enfance.

C’est une bande comme on dit justement. Une de trois garçons pouvant enfin tirer quelque chose grâce à cet obscur objet (de métal). Quatre, cinq, six. Six balles, six coups, six chapitres. L’histoire se construit par la découverte, le maniement, la maîtrise, la précision des tirs, puis les cibles, de celles stables à celles mouvantes, de celle insignifiante à celle trop signifiante.
Après la deuxième, ils deviennent quatre. Sabine surgit pour les corriger de leur idiotie, de cet idiot du village qui la course par leur faute, par leur blague de potaches. A leur grande surprise, celle qui n’en n’a pas, en a plus qu’eux. Elle va où ils n’osent aller, et passe volontiers l’épreuve aberrante. Les choses s’équilibrent autrement et cette troisième balle leur fait accroire qu’ils sont immortels. Le pistolet, avec ses dernières cartouches, devient désormais un instrument de pouvoir.

Ce qui était un outil distractif, devient un moyen libérateur. Ils se confrontent alors à l’armée Russe, à ces conscrits d’un autre âge, bidasses tirant à blanc (branleurs) ; puis à cet idiot, incarnation d’un instinctuel, entre l’inhumain à ne pouvoir se dire et le reflet déformé de ce qu’ils n’osent s’avouer être.
C’est Sabine qui met fin symboliquement à cet «âge bête» collectif. Elle tire sur l’idiot, elle déniaisera celui qui avait le pistolet, le sang coule, le cadavre aussi.
La folie de la chose fait qu’elle se noie dans les eaux du souvenir. Vingt-cinq ans plus tard, il faut d’autres âges tout aussi bêtes pour revoir ce spectre surgir d’un pistolet rouillé, déterré au hasard d’un chantier. Avec cette question plus bête peut-être : qui ont-ils tué ? L’oiseau lui a été enterré. Sombrer dans un lac ce n’est pas la même chose, même asséché une exurgence de ses eaux troubles semble possible.

Les interrogations d’Ulrich Scheel se formuleraient ainsi : Ne nous construisons-nous pas, tous, sur la mort littérale ou symbolique de quelqu’un ? Ne franchissons-nous pas le mur de l’enfance ainsi ? Serons-nous la prochaine victime ?
Bien sûr, avoir peur serait la bêtise, de celle qui fait cible. La solution passera par l’intelligence, comme celle que partage ce livre au récit impeccablement maîtrisé, de sa rythmique soutenue à ses lavis sensibles, contrastifs et sans outrances.

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Chroniqué par en janvier 2008