Sunnymoon

de

Il y eut un moment où Blutch est vraiment devenu Blutch — peut-être à la réalisation de Mitchum, expérimentation narrative et graphique qui voyait l’auteur se libérer enfin de quelque chose qu’on pourrait appeler un carcan, qu’on s’étonne aujourd’hui de trouver dans ses œuvres antérieures, telle cette Sunnymoon que vient de rééditer bien ostensiblement l’Association.[1] Blutch, qui donne parfois l’impression de tout maîtriser, Blutch pour qui tout semble outrageusement facile, Blutch a déjà été un jeune auteur à la plume hésitante, au pinceau leste dans les deux sens du terme : la maladresse bornée côtoie l’assurance balbutiante, la maturité ne se gagne que lentement et pas aussi facilement qu’on aurait pu le croire.

On peut se demander ce qui vaut à Sunnymoon d’exister. On sait que cette série fut d’abord proposée aux lecteurs du magazine Fluide Glacial, se conformait donc aux poncifs de ce genre singulier : la comédie satirico-absurde en cinq ou six pages. Il est étrange aujourd’hui d’imaginer Blutch au début des années 1990, ne trouvant rien de mieux à faire que de rejoindre — à la faveur d’un concours gagné haut la main — Fluide Glacial tant son imaginaire, sa sensiblité nous en semble éloignée.
Dans ses récits courts, Blutch, donc, se cherche : son humour est somme toute assez peu efficace et son dessin a quelque chose d’étonnamment baroque : le dessinateur fait d’abord des mélanges sans chercher la cohésion. Sunnymoon est une princesse à lunettes, fille d’un roi de Moyen-Âge de roman illustré : mais son univers pourrait ressembler à celui des histoires de Carl Barks — après tout, elle habite «Donaldville». Les personnages qui habitent cet univers paraissent provenir de tous les mondes possibles, de préférence littéraires et dessinés. D’ailleurs, c’est dit dès le début, Sunnymoon lit des bandes dessinées d’aventure de tous les genres, du western à Tintin, avec un détour conséquent dans le space opera, et ce dont on se rend vite compte c’est que ces lectures ne représentent pas «l’évasion», elles sont au contraire un compte-rendu fidèle de la réalité dans laquelle elle vit — ou alors c’est que la réalité est pour ainsi dire tributaire de ces lectures.

Mais bien entendu : Sunnymoon, après tout, est un personnage de bande dessinée (ne lui en déplaise, qui affirme : «Chuis une femme moi, pas un personnage !») et ses aventures seraient, en catimini, un commentaire sur l’irréalité du médium. Sauf qu’outre l’objection citée ci-haut et entre parenthèses, il n’y a rien de méta dans ces pages, on voudrait plutôt y retrouver la voracité d’un Charlie Schlingo digérant de travers toute forme de culture lui passant par les doigts. Encore là, pas tout-à-fait, Blutch n’y va pas à fond dans le «degré moins un», il filtre, il réfléchit un peu trop avant de se commettre.
C’est peut-être d’ailleurs ce qui donne à l’œuvre ce rendu si laborieux : l’auteur semble toujours nous promettre que ses récits auront une signification finale, on le dirait désarçonné par sa propre désinvolture, comme s’il lui restait une sorte de pudeur, comme s’il sentait qu’en lâchant vraiment prise il se dévoilerait vraiment trop. Trop, en tout cas, pour une revue comme Fluide, qui n’est pas le lieu de l’épanchement, encore moins celui de l’expérimentation. On peut se demander s’il n’y a pas quelque chose dans le format même de ces histoires ni assez courtes ni assez longues, quelque chose qui les rend si bancales, si dépourvues d’architecture — ce qui pourtant fait merveille chez un pince-sans-rire comme Goossens.

Blutch maîtrisera éventuellement ce genre ingrat lorsqu’il inventera son infâme alter ego Blotch. En attendant, faute d’être Goossens à la place de Goossens, il cherche ses marques ailleurs et Sunnymoon, bien souvent, pique distinctement sa candeur et sa gouaille à l’Hypocrite de Jean-Claude Forest. Cette discrète parenté est rendue explicite par la nouvelle maquette de couverture, à la palette de couleurs rappellant Comment décoder l’Etircopyh. L’emprunt n’est pas honteux, on pourrait dire qu’il est salutaire car sous Hypocrite se cache en réalité une petite mécanique de l’approximation pouvant servir d’épine dorsale aux histoires trop floues.
Les épisodes de Sunnymoon peuvent donc se lire, en gros, comme autant de fantaisies forestiennes, et le dessin, fort sensuel, déjà virtuose, suggère certainement ce rapprochement. Le texte, un peu moins. Sunnymoon essaie très fort de parler comme une parisienne effrontée mais elle n’a ni le naturel ni la richesse linguistique de son modèle. Ce parler, d’ailleurs, semble étranger à l’univers établi par Blutch, qui prend ses sources en une époque et un style où les héros s’expriment dans un français ampoulé, du moins lexicalement correct. Il est assez clair que Sunnymoon se trouve en porte-à-faux avec cet univers, elle prouvera même en fin de volume qu’elle est infiniment plus forte que ces mâles de pacotille, elle doit donc marquer sa différence mais cette libération, il me semble, passe par un costume pas très bien ajusté.

Elle a tout de même pour elle sa dégaine propre, son corps tout maigre, son visage de bibliothécaire et surtout ces énormes lunettes cerclant à peine de grands yeux généreusement sourcillés, Sunnymoon est un bien singulier fantasme, assez différent au final des plantureuses adolescentes de Forest. De Blutch aussi, avec le recul, on pourrait dire que les filles de papier se ressemblent toutes un peu mais Sunnymoon a son identité propre : tout en appelant le désir elle n’est pareille à aucune femme. Aussi, quand Blutch s’amusera, le temps d’un épisode, à faire disparaître d’un seul coup «toutes les femmes», il en restera tout de même une : Sunnymoon, bien entendu. De là à dire qu’après tout elle est peut-être autre chose qu’une femme, il n’y a qu’un pas que, enfin, vous voyez où je veux en venir.

En ce sens, Sunnymoon devient une sorte de clef, ou alors une façon de lier deux pans bien distincts de la fantasmatique blutchienne que l’on pourrait esquisser comme suit : d’une part une érotique en phase avec la peinture française post-classique, autant le Déjeuner sur l’herbe que la Toilette de Cathy,[2] visions de femmes jeunes, précoces, blasées ; d’autre part un imaginaire homoérotique où se mêlent John Wayne et canons gréco-romains, entre autres figures d’une virilité frustre — ou frustrée. Sunnymoon ne cherche à s’encombrer ni d’homme ni de femme : elle se masturbe, elle se suffit. Sa perspective est celle, disons-le, d’un troisième sexe — à la fois lune et soleil — pour qui une représentation n’est jamais rien de plus qu’une illusion. Et comme son univers est un patchwork de ces illusions, autant dire que dans ce monde de dessin elle est la seule à tenir le crayon. On ne serait pas surpris, vu tout ceci, si Blutch nous disait enfin quelque chose comme : «Sunnymoon, c’est moi.»

Oui, bon, ce serait un peu trop facile, en fait. Je disais plus haut que Sunnymoon m’apparaît comme trop réfléchi : en même temps il ne l’est pas assez ou plutôt, la réflexion me semble avoir très épisodique, entamée au moment de réaliser le récit qui allait nourrir le périodique, abandonnée juste après. Il n’y a pas d’arche structurante autour de ces épisodes, du moins la première moitié du livre, qui correspond au premier volume paru chez Audie. La seconde moitié, quant à elle, toujours faite de courts épisodes, peut néanmoins être lue comme une histoire continue, avec un début et une fin. C’est l’Association encore jeune qui publia ce récit en livre sous un titre bien mélancolique : Sunnymoon, tu es malade.
Si on y regarde bien, c’est en quelque sorte ce tu qui nous empêche de résoudre trop cavalièrement l’équation Blutch/Sunnymoon par une simple égalité. La maladie dont est atteinte Sunnymoon n’a peut-être pas tant que ça à voir avec les choses médicales ; au vu des pages qui précèdent ce récit, on croirait plutôt à un jugement de l’auteur sur son œuvre : «malade», donc, au sens qu’on voit parfois dans la critique cinématographique : Truffaut parlait des «grands films malades» de Hitchcock, ceux qui, bourrées de grandes idées, n’atteignent pas leur but faute d’avoir trouvé la distance suffisante, ou plus prosaïquement faute de moyens… Sunnymoon, tu es malade sera donc une relecture de Mademoiselle Sunnymoon, plus serrée, moins baroque. Blutch transforme son héroïne, il lui teint les cheveux et surtout il lui ôte ses lunettes parce que (encore ce tu) : «Tu es plus émouvante sans lunettes.» C’est un peu comme s’il faisait tenir le rôle par une nouvelle actrice (quoique, ça pourrait être la même, ça vous change un visage, ôter les lunettes, surtout celles-là).

Il reste que Sunnymoon, tu es malade, en soi, n’est pas une grande réussite, en tout cas pas du niveau de ce que fera plus tard l’auteur. Rassemblés, les récits de Sunnymoon gagnent certainement en cohérence mais ne perdent pas pour autant cette espèce de malentendu originel où l’auteur hésite entre faire rire les lecteurs de Fluide et les emmener sans vergogne ailleurs, faille émouvante qui se propage dans tout le livre. Blutch, dirait-on, aurait bien voulu placer son travail dans la lignée de ses propres lectures populaires et c’est sans doute ce qu’il l’a amené à Fluide. Mais son tempérament créatif l’emporte constamment à l’opposé de cet idéal : il est manifeste que Blutch n’est jamais aussi à l’aise que lorsqu’il est «artiste», ses pulsions de dessinateur contredisent bien des impératifs que l’on continue de tenir pour acquis en bande dessinée, des manières et des tropes figées, recettes censément infaillibles. On résoud cette position malaisée en laissant tomber les gants, en s’impliquant dans un véritable combat contre la bande dessinée dont Sunnymoon est, en fin de compte, une sorte de prémisse imparfaite.

Ce combat, on en trouve la trace dans à peu près tous les livres subséquents de Blutch. Mitchum, bien sûr, expérimentation sans thème ni contraintes, développée sur cinq comix parus chez Cornélius :[3] son incarnation la plus radicale, le numéro 4, est d’ailleurs constituée d’une histoire en surimposition sur une autre rendue de fait illisible : destruction de la bande dessinée dans sa mécanique même.
De façon plus générale, Blutch s’assurera assez vite d’être presque toujours à côté des exigences de son médium et si un livre comme la Volupté nous rappelle tant Buñuel, ce n’est peut-être pas tant une question de thèmes, peut-être aussi qu’au-delà d’une violence diégétique il y a ce désir de terroriser la bande dessinée elle-même, d’en extirper une sorte de crainte superstitieuse, délicieuse pour cette raison. Blutch est, en quelque sorte, interdit de séjour dans la littérature populaire qui l’a façonné, il est exilé de ce monde doucereux du fait d’une sensibilité trop explosive.
En écrivant cela j’ai l’impression que pour comprendre Sunnymoon il aura fallu lire d’abord le Petit Christian, qui lui est ultérieur, et qui rend enfin explicite cette volupté qui a bercé l’enfance de l’auteur, faite de ces lectures qu’on pourrait dire mal comprises, parce qu’interprétées de manière purement sensuelle, ce qui n’est certainement pas leur but avoué. Le sentiment, chez Blutch, est précoce, complètement à l’envers de cette communauté d’attardés qui font la bande dessinée et le cinéma, à l’envers de cette qualité d’abandonné, nécessaire à l’invention de l’aventure pure et simple. Ceux-là le diront en chœur : Blutch n’est pas des nôtres.

Aussi, si Sunnymoon me semble remarquable aujourd’hui, c’est peut-être en tant que dernier jalon de l’auteur qui se compromet, qui essaie d’être un peu trop de choses contradictoires à la fois. Des livres comme Péplum, Mitchum ou Vitesse moderne en garderont l’aspect fragmentaire et onirique ; le Petit Christian en exposera la source fantasmatique. Sunnymoon se révèle une œuvre incomplète, mal ficelée, qu’on dirait moins qu’assumée par son auteur. Il est vrai que l’écrin exagérément luxueux donné par l’Association à ce volume définitif aurait pu faire espérer une sorte de chef-d’œuvre perdu : mieux vaut se fier à l’ingénieux dessin en couverture, montrant une Sunnymoon nue, impassible, cachée par la pudeur mécanique de deux mains impersonnelles. Ai-je dit nue ? Sunnymoon, dans ce dessin-là, a remis ses lunettes, elle est redevenue la beauté baroque qu’elle était, envers et contre tous. Comprenons que Blutch, avec le recul, la préfère encore malade qu’émouvante.

Notes

  1. Plus précisément, il s’agit de la réédition de deux volumes, Mademoiselle Sunnymoon (Audie, 1993) et Sunnymoon, tu es malade (L’Association, 1994), plus un inédit ou deux.
  2. Toile de Balthus (1933) que Blutch a d’ailleurs réinterprétée en postface à Vitesse moderne.
  3. Une compilation de Mitchum est parue en 2005, toujours chez Cornélius, avec en prime deux histoires inachevées et une coda inédite.
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en décembre 2009