Tintin schizo

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On m’avait suggéré de lire Pierre Sterckx. Le titre de son plus récent livre, ainsi que la couverture d’Ever Meulen, me semblaient à l’avenant : Tintin schizo, hein ? Voilà qui promettait un gentil pied de nez à l’orthodoxie tintinologue. Voire, plus gentiment (et plus ambitieusement), une tentative d’interprétation psychologique d’un personnage justement dénué de psychologie. Mais voilà qu’après avoir refermé le livre, j’ai la désagréable impression d’une lecture hermétique et finalement plutôt servile d’un corpus déjà surétudié. Plus grave, tout me porte à croire que Sterckx est atteint du même jargonisme que dénonçait, il y a presque dix ans déjà, mon collègue Didou dans ces pages.

Avec Tintin schizo, Sterckx propose, grosso modo, une lecture deleuzienne de Tintin. Fort bien. Le «schizo» du titre est donc un schizo deleuzien. Sterckx passe d’ailleurs un bon moment à nous expliquer que, non, il ne faut pas lire «schizophrène» mais quelque chose comme «schizoïde», façon, semble-t-il, d’évacuer l’interprétation psychiatrique — et plus généralement psychologique — qui s’imposerait alors. Pourtant, la psychologie dit des choses de la schizoïdie (est schizoïde celui qui se contente de solitude et qui démontre peu ou pas d’intérêt pour les relations sociales) que Sterckx choisit d’ignorer, préférant une lecture qui se joue de la définition normale des mots : schizo est donc à comprendre au sens du «moléculaire» de Deleuze-Guattari. Sauf que Sterckx ne juge pas bon d’expliquer ce que signifie «moléculaire» et l’ensemble nage dans une parfaite abstraction. Assez pour que l’usage du terme «schizo» finisse par sembler parfaitement gratuit au lecteur non-averti. À ce compte-là, on en vient parfois à se demander quel lectorat l’auteur recherche, outre le sous-ensemble, passablement réduit, des deleuziens qui soient également fins tintinologues…[1]

À me lire, on pourrait penser que je m’inscris contre une lecture deleuzienne d’Hergé. Et pourtant, non. La chose me paraît a priori pertinente. Mais Deleuze est le néologiste par excellence, celui qui invente de nouvelles acceptions aux mots existants, acceptions souvent éloignées, en tout cas se voulant d’un usage bien différent des définitions du dictionnaire. Modifier le langage est une façon comme une autre de penser créativement, encore faut-il s’assurer de faire comprendre de quoi on parle. Le problème de Sterckx est qu’il semble penser que tous ses lecteurs ont lu Mille plateaux[2] et qu’il est superflu d’en expliquer davantage. On le dirait répugnant à l’idée d’expliciter le sens de certains termes autrement que par des remontrances : «un danger de déchiffrement adéquat nous guette» (p.103) si nous ne comprenons pas que tel terme («vitesse», dans le cas présent) doit être pris à l’inverse du sens commun. Passe encore… Mais nous expliquera-t-on de quoi il est question ? Non : rien que des allusions, des idées butinant autour d’une Idée. Sterckx commence par une conclusion, qui lui semble manifestement avoir valeur d’évidence, puis il court autour du fait accompli sans ne jamais vraiment rien démontrer. Bien étrange façon d’écrire que voilà, aux limites du solipsisme, qui risque à tout moment de devenir une parodie d’elle-même.

Il semble tout aussi étrange, pour en revenir à la schizoïdie, que ce concept soit abordé de manière aussi oblique, puisqu’une interprétation tout bonnement psychologique aurait suffi à apporter un éclairage franc et original sur la supposée «absence de psychologie» de ces héros-coquille tels que Tintin, mais aussi certaines incarnations de Spirou, ou même l’Isabelle de Will (comme quoi la schizoïdie peut frapper les filles aussi). Trois héros fermés sur eux-mêmes, indifférents au monde au point de s’en vouloir le centre, la force agissante et régulatrice. Si Tintin est schizo, c’est qu’il n’a d’amis que ceux qui choisissent de s’attacher à lui. Il ne réagit pas à la méchanceté — il court après les bandits par pure convention et l’idée de vengeance lui est étrangère — et il pratique l’empathie de manière quasi mécanique, forcée même. Tintin en personne est awkward (mot anglais quasi intraduisible signifiant gênant, inconfortable), mais c’est aussi une qualité : il ne juge pas des excentricités d’Haddock ou de Tournesol, ces excentricités sont des faits irréductibles qu’il lui serait impertinent de vouloir corriger. C’est bien Tournesol qui «guérit» Haddock de son alcoolisme ; Tintin, quant à lui, n’en a cure, sauf peut-être dans Le Crabe, au moment où il a besoin de l’aide du Capitaine : «Que dirait votre vieille mère si elle vous voyait dans cet état ?»

Mais peut-être suis-je simplement insensible à certains aspects de l’écriture de Sterckx. Je dois dire qu’il y a des illuminations dans ce livre, à condition d’accepter de zigzaguer un peu entre les blocs hermétiques. La thèse principale du livre — Tintin qui passe à travers les codes — est féconde, quoique difficile à transposer ici en peu de mots. Sterckx développe l’idée que, contrairement à ce qu’on pourrait penser, Tintin, face aux autres cultures, n’est ni altruiste, ni colonisateur. Plutôt, il s’insère dans la société comme dans un bol de riz cru : atteignant une profondeur paradoxale, s’immisçant à travers la structure sociale en prenant bien soin de s’arrêter à la surface des êtres dans leur mystère. Il n’y a pas de «psychologie» chez les personnages secondaires de Tintin mais c’est surtout que Tintin, vecteur de la lecture, n’y prête aucun intérêt. Sterckx mentionne avec pertinence qu’il aura fallu Tchang — et la Chine — pour faire pleurer Tintin.

Sterckx explique ainsi que Tintin n’est pas tant intéressé à imposer les codes de la société occidentale, dont il serait le porte-étendard, qu’à propager une sorte d’idéal scientifique extra-national. C’est ainsi qu’en débusquant tel ou tel mythe — en «provoquant» une éclipse dans Le Temple du Soleil, par exemple — c’est toute la structure sociale d’un peuple, organisée autour de ces mêmes mythes, qui s’en trouve ébranlée. Tintin sacrilège : pour une fois, l’idée, à contre-courant du sens commun, fait mouche. Justement au moment où l’auteur cesse de «jargonner» et qu’il se laisse aller à une rêverie autour d’un personnage lui-même mythique : reste à voir s’il réussit à ébranler l’œuvre…

C’est bien lors de ces rêveries que Sterckx est le plus lisible et le plus intéressant. Sa dissertation a pour point focal L’Étoile mystérieuse, dont on pourrait dire qu’elle possède la clé de sa propre lecture, car cette aventure présente, sous la forme d’une hallucination, la plus vigoureuse remise en question du personnage, le cauchemar ultime de la «petite machine» qu’est le reporter à la houpette. Hergé contre Tintin… J’aurais bien souhaité un peu plus de ces fulgurances allusives, qui ne semblent rien vouloir prouver mais proposent simplement d’imaginer une façon de lire, peut-être floue, peut-être indiscible, mais dont l’auteur s’approche avec une langue qui pour une fois ne manque pas de force d’évocation. Son choix de scènes, florilège de moments étranges, peu remarqués, situés aux contretemps de l’œuvre, montre en tout cas que Sterckx est un lecteur patient et terriblement attentif d’Hergé.

Une déception, donc, ce Tintin schizo ? Tout dépend de la tolérance du lecteur au jargon. Mais (et c’est une énorme concession que je fais ici) peut-être bien que Sterckx nécessite une lecture différente de la mienne : une lecture circulaire, peut-être, ou, tiens, parcellaire, voire aléatoire. Il est vrai que tout au long du livre, les concepts se répètent, finissent par se répondre. Sans doute que ce livre, qui n’est certainement pas exempt de contradictions apparentes — Tintin païen et ennemi du mythe ? — n’essaie pas d’expliquer quoi que ce soit. Il faudrait donc le lire comme une critique d’essence poétique, c’est à dire comme un texte littéraire «au sens noble». Sauf qu’il restera toujours le jargon, cet usage un peu gratuit de mots aux définitions inorthodoxes, qui fait trébucher la lecture, qui joue contre la poésie, et donc la force évocatrice potentielle, d’un tel texte.

Notes

  1. Car, bien sûr, les références à Tintin sont évoquées de telle sorte qu’elles ne seront compréhensibles qu’à ceux qui ont tout lu ou presque… Mais admettons que ce défaut soit excusable : c’est bien comme ça que les théoriciens littéraires parlent de La Recherche.
  2. On aura deviné que ce n’est pas mon cas.
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Chroniqué par en mai 2008