Undercurrent

de

De Tôkyô, on connaît souvent surtout les images de foules industrieuses se pressant à l’ombre des gratte-ciel de Shinjuku dans le quartier des affaires. Des hordes de salarymen en costume sombre, d’office ladies en chemisier blanc et tailleur strict, personnages sans âme dans une ville inhumaine.
Pourtant, il existe un autre Japon qui vit non loin — existant en dehors de l’agitation urbaine, à l’écart des grandes artères et des quartiers animés, dans ces petites rues calmes et étroites entre les mansions de quelques étages, où l’on se déplace à pied ou à vélo, et où l’on croise parfois de minuscules camionnettes aux allures de jouets.

La ville n’est pas loin, mais ce microcosme vit à un autre rythme, dans une atmosphère de village animée de mouvements imperceptibles, comme si le temps était suspendu — témoins ici les illustrations en tête de chapitre, qui soulignent ces petites choses insaisissables, une petite cloche dans le vent, l’attente dans une laverie, des enfants qui jouent.
Ici, les jours se suivent et se ressemblent, dans le confort rassurant d’une routine immuable — comme la gestion d’un bain public, activité ancestrale[1] qui rechigne à évoluer — une chaufferie à bois, qu’il faudra peut-être un jour remplacer par une chaudière au fioul.
Ici, on ose rarement évoquer les grands chamboulements de la vie, mais les petites choses peuvent prendre des dimensions dramatiques — trois petites culottes disparaissent, et l’on se met sur le pied de guerre. Mais on est dans la vie, la vraie, et les résolutions n’ont rien de spectaculaire.[2] L’excitation se calme, la tranquillité reprend ses droits, les choses rentrent dans l’ordre. Alors on mange, on parle parfois, les jours passent et on se surprend que, déjà, deux mois se soient écoulés.

Enfin il y a les gens, tout en retenue et en silences, ces secrets qui bougent sous la surface et que l’on n’évoque jamais, ces disparitions que tout le monde connaît mais dont personne n’ose parler. Il y a l’absence, douleur profonde et incomprise ; il y a les silences aussi, qui rendent plus palpable ce «courant sous la surface», ces non-dits et ces angoisses diffuses.
Et l’eau toujours présente, enveloppante ou accueillante, prenant part à un acte de purification régulier — dans les ablutions des clients des bains, pour le nettoyage quotidien des lieux, ou pour y laisser flotter son corps (lourd de fatigue ou d’un passé aussi encombrant qu’indistinct).

Au fil des pages, le dessin est efficace, précis, sans se montrer virtuose. Si le sens du détail de Toyoda Tetsuya rend tangible ce portrait d’un Japon plus intime, il y a également quelque chose de glacial et distant dans la représentation de ces personnages à la dérive, qui réagissent rarement et se laissent (em)porter par le courant de la vie. Non pas tournés vers l’avenir, mais accueillant chaque jour quand il vient.[3]
Le lecteur également se retrouve à naviguer à vue entre ces aveux à peine esquissés, piochant çà et là des indices, échafaudant des suppositions qui finiront par se révéler erronées. Trop peu de pièces du puzzle, tout reste sous la surface — comme le reconnaît Kanae : «si ça se trouve, je ne le comprenais pas du tout.»
Dans ce récit où se tisse progressivement une atmosphère faite de non-dits et de silences, où l’on partage sa solitude sans jamais vraiment s’ouvrir à l’autre, le chapitre d’explication vers la fin du recueil tombe un peu comme une fausse note. Largement démonstratif, révélant en quelques pages tout le nœud de l’histoire, déballé comme on désignerait le coupable dans un whodunit ? à l’anglaise, il détonne avec la subtilité jusqu’alors déployée.[4]

Mais une fois livrée cette résolution quasi-hollywoodienne (où pointerait la menace d’une happy end beaucoup trop facile), il suffit de quatre pages à l’auteur pour se racheter, et signer une conclusion au diapason du reste du livre, faite d’indécision et de silence. Vague à l’âme, résolûment.

Notes

  1. Jusque dans son sens le plus littéral, car héritée du père.
  2. Le détective tente d’ailleurs d’apporter un peu de mystère à tout cela, mais même ses efforts sonnent creux et relèvent d’une sorte d’automatisme désabusé dont Kanae n’est jamais vraiment dupe.
  3. Les décisions importantes du récit sont d’ailleurs toutes le fait d’autres, et acceptées sans résignation mais sans enthousiasme : Hori est envoyé par le syndicat, le détective proposé par l’amie de Kanae, la chaudière au fioul une opportunité qui se présente.
  4. Changement radical, on notera que c’est également le seul moment du livre où l’on évoque un véritable déplacement, d’où l’on pourrait ne pas revenir — que ce soit en voiture ou en bus.
Site officiel de Kana
Chroniqué par en décembre 2008