Vues Ephémères – Rentrée 2010

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Puisque la tradition veut que l’été soit consacré, sinon aux vacances, du moins à la détente, on n’aura donc pas été forcément surpris de voir le très sérieux Philosophie Magazine s’offrir (une fois n’est pas coutume) un dépaysement estival en forme de hors-série exceptionnel et « collector », arborant fièrement en couverture un « Tintin au pays des philosophes » du plus bel effet. Au programme : une centaine de pages dans lesquelles, comme l’indique Le Soir (co-éditeur de la chose pour la Belgique), « les signatures prestigieuses se bousculent ». Mais attention, pas question de donner dans la prise de tête — Sven Ortoli, le rédacteur en chef, nous met aussitôt dans le bain : « s’il existe une manière faussement paresseuse et vraiment joyeuse de faire de la philosophie, c’est bien en lisant Tintin ! »
Message visiblement reçu cinq sur cinq — et en fait de « Tintin au pays des philosophes »,[1] ce serait plutôt « les philosophes au pays de Tintin » : des philosophes qui s’encanaillent, chacun exhibant fièrement son « passeport Tintin » en guise de carte du club. On jauge la tintinophilie de l’autre, on se compare, on s’observe — et l’on se plait à figurer dans les pages de couverture, dans une galerie de trombines[2] ayant eu le courage sans doute d’avoir osé se frotter à Tintin. On investit la forme de l’album jusqu’au fétichisme (couverture cartonnée, dos coloré, typographie, galerie des « numéros précédents » au dos) — les tintinolâtres parlent aux tintinophiles, ou l’inverse, on ne sait plus trop.

Sans véritable surprise, cette entreprise dûment validée par Moulinsart (puisqu’il y a des illustrations) tourne forcément à l’hagiographie, dans laquelle Hergé nous est présenté comme philosophe, humaniste, génie et visionnaire tout à la fois. Au fil des textes[3] qui naviguent de la morale à la raison, de la politique au rire, de l’homme à l’art, l’accumulation de tant de louanges finit par virer à l’indigestion. On en viendrait même à se demander si cette emphase ne serait pas une manière de s’excuser que ce ne soit, finalement, que de la bande dessinée. Si certains intervenants de ce numéro veulent bien reconnaître avoir été l’objet de railleries ou d’étonnement lorsqu’ils citaient Tintin, le discours s’empresse de s’éloigner de ce neuvième art encore perçu comme trop immature. On philosophe, on analyse, on psychanalyse. On fouille ces histoires, en occultant presque toujours le récit : Tintin apparaît comme personnage, Hergé comme créateur — mais jamais comme raconteur. Ne seraient-ce les cases qui émaillent ces pages, on en viendrait à douter qu’Hergé ait même fait de la bande dessinée.
Sur 104 pages, on ne trouvera que deux approches qui s’intéressent à sa spécificité en tant que medium ;[4] une seule fois, on verra mentionnés d’autres auteurs de bande dessinée, mais uniquement dans le but de réaffirmer la supériorité incontestable d’Hergé. La question posée à Pierre Michon se plait d’ailleurs à prendre des faux-airs de sacrilège : « Comparé aux autres grands auteurs de BD (Hugo Pratt, Jacobs, Goscinny…), Hergé n’est-il pas le degré zéro de l’écriture ? » On retient son souffle, avant que la réponse ne tombe : « Tintin n’est que style au contraire, à tel point qu’on ne le voit pas puisqu’il est partout, il est la totalité de la forme visible. […] C’est la forme d’un genre amené à sa perfection au moment même de son invention ». On est rassuré, Hergé est bien toujours un génie, mieux même, il y a du divin là-dedans : Fiat lux, et lux fit, en quelque sorte.

« Pourquoi ces intellectuels si avares de leur temps deviennent-ils donc si généreux lorsqu’il s’agit du reporter du Petit XXe ? », s’interroge Sven Ortoli dans son édito. En effet, pourquoi vouloir ajouter une pierre de plus à un piédestal qui n’est plus à construire, alors qu’Hergé est depuis longtemps sujet d’adoration et de monographies ? « On ne peut que plaindre les épigones qui n’ont pas fini de ployer sous le père fondateur, donc de le maudire et de vainement le déprécier », affirme un Pierre Michon[5] péremptoire. Pourtant, au-delà de l’aura qui entoure Hergé et sa créature, on ne voit pas vraiment en quoi ces discours ne pourraient s’appliquer à d’autres œuvres, à d’autres livres de bande dessinée. Et si l’on trouve à Tintin des profondeurs vertigineuses, c’est peut-être seulement parce que l’on a bien voulu s’y pencher. Décréter que l’œuvre d’Hergé, à l’exclusion de toute autre, est capable de soutenir un discours savant, revient alors à peindre en négatif l’image d’une bande dessinée indigne d’intérêt. Si c’est le cas, il est grand temps de tuer le père.

<img3419|right>Les sorties de la rentrée 2010
Gaëlle Almeras – Bambou tome 1 – Diantre !, Hors série
Peter Bagge – Apocalypse nerdRackham, Collection Morgan
Charlotte Blazy, Joseph Safieddine & Renart – Que j’ai étéLes Enfants Rouges
Louis Studs Terkel & Paul Buhle – Working, une adaptation graphiqueçà et là/Amsterdam
Daniel Clowes – WilsonCornélius
Dominique Corbasson – MontmartreAlain Beaulet, Les Petits Carnets
Jean-Louis Costes – Le Prince du CœurLes Requins Marteaux
Harvey Pekar & Robert Crumb – Harv’n BobCornélius
Serguei Dounovetz & Paco Roca – L’ange de la retiradaSix Pieds Sous Terre, collection Plantigrade
Karine Elghozi & Etienne M. – A vos Z’amoursLes Enfants Rouges
Peb & Sylvain Euriot – Cherche !Diantre !, Collection Klong
Jean-Luc Favero – LOVNILes Requins Marteaux
Hanakuma Yusaku – Tokyo zombieImho
Kaneko Atsushi – Bambi 4 – Imho
Mattt Konture & Jacques Velay – Jean de l’oursL’Association, Collection Espôlette
Nikita Mandryka – Du barouf dans le potageAlain Beaulet, Les Petits Carnets
Léon Maret – Laisse faire les sphèresAlain Beaulet, Les Petits Carnets
Mizuki Shigeru – Kappa et compagnieCornélius
Tony Papin – Trente-cinqHomecooking
Frederik Peeters & Pierre Oscar Lévy – Château de sableAtrabile, Collection Bile blanche
Leif Tande – L’origine de la vieLa Pastèque
Tori Miki – Intermezzo vol.5 – Imho
Vincent Vanoli – Le passage aux escaliersL’Association, Collection Ciboulette

Collectifs
Un fanzine carré B1 – Hécatombe
Un fanzine carré B2 – Hécatombe
Revues
Jade 320USix Pieds Sous Terre, collection Lépidoptère
Lapin n°43 – L’Association
Essais
Jean-Marie Aposotolidès – Dans la peau de TintinLes Impressions Nouvelles

Requiescat in Pace
– Kon Satoshi (46 ans), auteur de manga et surtout réalisateur dans l’animation, en particulier pour les films Perfect Blue, Millenium Actress, Tokyo Godfathers et Paprika ;
– Roger Mas (86 ans), repreneur de la série Pif à la suite de son créateur Jose Cabrero Arnal, et créateur du personnage de Pifou. Il avait également créé des séries pour Vaillant (puis Pif) et Tintin.

Notes

  1. Dont le titre fait écho à la première aventure du héros à la houppe, Tintin au pays des Soviets — un livre dans lequel Tintin révélait au grand jour la propagande mise en œuvre par les partisans de Staline. On appréciera l’ironie d’une telle référence, pour un hors-série tout entier à la cause du reporter.
  2. Comportant, ironie du sort, quelques erreurs malencontreuses.
  3. Plutôt intéressants par ailleurs, même si l’enthousiasme de certains les pousse parfois à des excès d’interprétation, au point de filer la métaphore jusqu’à la rupture.
  4. Soit celle de Pierre Fresnault-Deruelle, qui met en avant des échos (du « tressage » dirait Thierry Groensteen) entre deux cases, l’une tirée des 7 Boules de Cristal, l’autre du Temple du Soleil ; et celle de Tristan Garcia, qui s’arrête sur les fameuses trois cases de Tintin au Tibet qui présentent une continuité de décor.
  5. Ecrivain et lauréat en particulier du Grand Prix du roman de l’Académie Française en 2009 pour son livre Les Onze.
Humeur de en septembre 2010