23 Prostituées

de

Chester Brown revient à l’autobiographie. Il confesse une décennie de consommation de sexe tarifé avec 23 prostituées, autant d’expériences au contact desquelles il extrait un commentaire personnel et politique. Payer pour coucher, le must pour l’homme?

A l’évidence, le canadien Chester Brown se leurre lorsqu’il espère produire un plaidoyer idéologique. Discours militant, limitation du champ d’étude à l’expérience personnelle, c’est un peu maigre pour tirer des conclusions sur la prostitution. Pour autant, le problème des critiques qui se restreignent à ce débat et l’attaquent (avec d’autant plus de légitimité qu’elles s’appuient sur la réponse politique), c’est qu’elles oublient un peu vite d’étendre le champ de leur lecture à un autre aspect — tout aussi primordial quoique sous-jacent — de l’ouvrage : son inscription artistique dans la carrière de l’auteur.

Il ne faut en effet pas oublier que ce pamphlet en faveur de la légalisation de la prostitution ne débarque pas par hasard et fait suite à deux autres autobiographies sur les rapports entre sexualité et éducation sous tutelle religieuse. Dans Je ne t’ai jamais aimé, aux éditions Delcourt, Chester Brown racontait comment la relation d’amour-haine complexe qu’il entretenait enfant avec sa dévote de mère allait bientôt contaminer toutes les relations sentimentales à venir. Dans le Playboy, ensuite, Brown confessait, non sans humour, la honte persistance qu’il éprouva jusqu’à l’âge adulte à se masturber et à collectionner les magazines porno. Quand bien même l’auteur aspire aujourd’hui à un projet d’essence politique et uniquement politique, il tient probablement au rôle du critique de retisser les liens entre les livres et les thèmes et rappeler que cet éloge d’une sexualité tarifée participe également, à son corps défendant, d’une œuvre autobiographique plus large.

Pour clore le sujet de la politique, disons que Brown s’inscrit parmi les descendants libéraux de Montesquieu : à savoir une défense du commerce comme vecteur de paix (même si le philosophe, lui, ne parlait que des nations). A débattre sur le plan idéologique, cette pensée n’apparaît plus inopportune une fois transposée dans le champ de la psychanalyse, rapportée à un homme qui se décrit lui-même comme usé par les relations conjugales, maladroit dans les rapports humains, peu prompt à l’affection. Pour cet entendement-là, évidemment la rémunération vaut bien le sentiment.

Ce n’est donc pas parce que Chester Brown confond sincérité et vérité qu’il faut le condamner. Au contraire, il faut savoir profiter de ses confessions d’une honnêteté foudroyante pour plonger au cœur d’une sexualité clinique et sans pulsion, savamment développée le long d’une rhétorique graphique murement pensée et d’un dessin qui condamne désormais les effets romantiques.
Il est d’ailleurs amusant de constater à quel point les outils de langage se retournent parfois contre l’auteur et trahissent ses monomanies. L’exemple le plus frappant tient probablement à cette volonté de décadrer ou cacher les visages des femmes derrières les bulles, de gommer les couleurs de peau et références physiques pour garantir l’anonymat et qui, par contrecoup, les réduit à une suite de corps sans identité et interchangeables.
Si, à le croire, l’auteur cherche par cette démarche à prouver son respect pour les professionnelles du sexe, sans le comprendre, il sublime également sa libido mécanique et comptable que le titre « 23 prostituées » (refusé par l’éditeur canadien Drawn & Quarterly puis réhabilité par Cornélius) et les têtes de chapitre souvent résumés à des pseudonymes, trahissent également.

Les rires embarrassés vont inévitablement jalonner la lecture de ce flot d’une pensée froide, égarée quelque part entre argumentaire politique et affliction inconsciente. Mais au final, une œuvre ambivalente de Chester Brown est un plus bel os à ronger que la majorité des pensums de bande dessinée de reportage. Ne serait-ce parce qu’il n’est pas trop tard pour réaliser, quitte à trahir leurs intentions, cette bonne vieille « politique des auteurs ».

Site officiel de Cornélius
Chroniqué par en septembre 2012

→ Aussi chroniqué par Jessie Bi en juin 2011 lire sa chronique