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Abstraction (1941-1968)

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Les planches de ce livre ont tout d’abord été exposées lors de la Biennale d’art contemporain du Havre pendant le mois d’octobre 2010. Elles étaient alors suspendues au mur en cinq groupes de quinze planches. Elles ont donc été d’abord reçues par (et peut être pensées pour) des spectateurs, debout, plus ou moins distraits par une conversation et/ou la multitude des œuvres qui peuplent ce genres d’endroits (chacune proposant des discours et univers différents, plus ou moins forts), dans une atmosphère bruyante et mouvementée. Elles ont ensuite été regroupées dans ce livre, permettant aux personnes qui le souhaitent de les (re)découvrir dans des conditions optimales de concentration et de plaisir de lecture. Cette opération de passer d’une œuvre exposée à une œuvre imprimée pose alors des questions qui étaient déjà apparues avec le précédent recueil de Jochen Gerner, Panorama du Feu. Mais si elles empruntent un même système graphique, les réflexions qui ont amenées à la création de ces œuvres sont bien différentes. Dans ce processus, Panorama du feu avait gardé la séparation initiale des couvertures réinterprétées, donnant au lecteur qui le souhaitait la possibilité de tenter de reconstituer l’œuvre originale ou, comme le soulignait Christian Rosset de trouver de nouveaux agencements, chacun créant son propre panorama.[1] Dans Abstraction, il n’y a plus de trace de l’œuvre telle qu’elle pouvait être exposée : les planches ont été réorganisées, ordonnées en un livre relié dans lequel elles se font désormais face. Elles adoptent ainsi une logique de lecture.

Le départ de cette expérience a été l’acquisition par Jochen Gerner de deux exemplaires d’un Pocket publié en 1968 et qui a pour titre «Sueurs froides». Il procède alors dans un premier temps à une méthode de recouvrement en mettant de l’encre noire sur les textes et les dessins, ne laissant apparaître que quelques mots choisis. De l’œuvre originelle, il ne garde ainsi que la forme des cases et les termes non recouverts. Il investit ensuite l’espace noir de la vignette par des signes divers : traits, ronds, hachures. Toutes ces formes différentes proposent alors autant de compositions abstraites qu’il y a de cases dans ce livre. Les vignettes n’ont ainsi pas de lien direct entre elles.
Un dialogue va s’installer entre le mot laissé en réserve (et ainsi dévoilé) et les compositions. Au début de l’album, n’ayant qu’un terme ou presque dans chaque case, ce rapport du texte et de l’image se conçoit simplement comme l’expression graphique non figurative d’une notion. Mais en continuant la lecture, le verbe va se détacher des dessins et les laisser prendre vie. C’est ainsi dans la succession de ces compositions qu’une certaine narration va se constituer. Les images viennent à l’esprit du lecteur et s’imposent par la puissance et l’énergie des dessins. Les mots révélés orientent sur la succession des moments forts, tout en laissant libre de combler les zones d’ombres laissés par une narration hachurée et succincte.
La page32 est certainement une des plus révélatrices de l’efficacité du système mis en place par Gerner. La seconde case ne comporte aucun mot. Malgré cette absence, nous nous figurons tout de même une scène par la direction que prend la trame séquentielle à ce moment-là et ce qu’évoquent alors les formes contenues dans la vignette. Ce passage donne un grand espace de liberté au lecteur qui s’affranchit d’une logique narrative que les mots imposent.

Mais pour qu’il puisse véritablement se figurer ici une certaine histoire, il faut tout de même une accroche au lecteur. Il la trouvera dans le texte d’introduction, qui est en fait le premier récitatif du Pocket recouvert. Ce préambule campe le décor, les protagonistes ainsi que la tension dramatique qui vient juste de se jouer et dont découlera toute l’action de ce récit : le lecteur s’imagine dès lors des navires de guerre de la seconde guerre mondiale, avec leurs marins portant les uniformes de l’époque… Ce texte permet donc d’avoir une situation clairement expliquée à laquelle se rapporter, et réduit l’ambiguïté de certains termes (sur laquelle Jochen Gerner joue beaucoup). Ainsi, «monstre marin»,  «manœuvre» ou «sur le pont» sont rapidement identifiés comme se rapportant à un navire de guerre en pleine bataille. Il constitue alors un ancrage solide qui permet au dessinateur de s’écarter aussi loin dans l’abstraction.
Mais la présence de ce texte pointe aussi une limite de ce livre en posant la question de sa pleine autonomie. Il interroge sur la mesure et le besoin de contextualisation d’une histoire avant de pouvoir partir dans l’abstraction. Sans cette introduction, le lecteur assisterait à une bataille anonyme dans un contexte arbitraire choisi par lui-même. Si cette introduction permet de bien visualiser un combat de la seconde guerre mondiale, elle n’est pas indispensable au fonctionnement du récit, mais rend sa lecture plus dirigée.
Cependant, c’est aussi dans la conduite que donne cette introduction que se trouve un certain paradoxe du livre. En peinture abstraite, on dit bien souvent que c’est en partie au spectateur de faire le tableau : il en est de même ici. Mais cette autonomie donnée au lecteur ne sera pas totale, car Gerner souhaite tout de même l’emmener quelque part. Il se crée alors une tension constante entre ce que ce dernier est en train d’imaginer (l’histoire qu’il est en train de construire à partir des images qui lui viennent instinctivement), et le cheminement proposé par l’auteur qui, aussi mince et subtil soit-il, balise tout de même la lecture et ramène à une narration plus cartographiée. C’est ainsi dans cet échange permanent que le «récit» va lentement prendre forme. Le lecteur adopte alors une position bien particulière : il doit suffisamment se détacher pour laisser venir à lui les images, tout en restant attentif au chemin proposé par l’auteur afin de ne pas perdre le fil.

Il peut cependant arriver que la distance entre les cases soit trop forte et que le lecteur décroche. Quand l’auteur sort de la simple évocation de la bataille, par des mots forts et significatifs qui réduisent les péripéties à des actions simples, la lecture devient difficile. Autrement dit, dès que la narration se complexifie, le système ne fonctionne plus. Nous voyons ici une autre limite du travail de Gerner, qui a plus voulu suggérer les images dissimulées par l’encre que développer une intrigue élaborée.[2] De plus, certaines positions de mots ne sont pas naturelles et placent le lecteur dans le doute sur leur ordre de lisibilité (qui, finalement, importe peu).
La lecture de ce livre étant essentiellement sensible, elle tient dans une fragilité que tout élément qui ne serait pas instinctif peut venir perturber. Il est de toute façon bien évident que la tenue de la narration dépendra principalement du lecteur, de son habitude ou non de ce genre de récit expérimentaux, de sa persévérance et de son envie de participer à cette expérience.

Avant de finir la chronique de ce livre, intéressons nous un peu à son titre, Abstraction (1941-1968). Dans ce genre d’œuvres expérimentales, le titre revêt en effet une certaine importance car il peut, à lui seul, introduire l’idée du livre.[3] Je ne m’attarderai pas sur l’évidence du mot abstraction pour m’intéresser aux dates de sous-titre : 1941 correspond à la date du déroulement de la bataille décrite, et 1968 à celle de la publication du Pocket Sueurs froides, support de cette expérimentation. L’association de ces deux dates marque dans un premier temps la notion de distance, celle, par exemple, entre le moment de l’évènement raconté et l’époque de la sortie du livre. Ce lien est important car il rappelle cette importance de contextualisation de l’histoire. Il indique au lecteur l’orientation patriotique que prendra le récit (ce qui pourra avoir pour effet de stimuler son imagination, réduire les hypothèses narratives et fluidifier ainsi la lecture). Cette notion de distance peut aussi évoquer celle que le livre prend avec le récit initial : l’auteur n’en garde que le squelette et, par le filtre de son travail et la complicité du lecteur, lui donne un nouveau corps. Nous pourrions même imaginer comme titre : «Abstraction (1941-1968-2011)». L’union de ces deux dates indique aussi une période, qui correspond ici à un moment artistique très fort dont se revendique l’auteur.[4] Mais ces influences étaient certainement plus présentes lors de l’exposition de ces planches, dont la présence dans un livre imprimé (avec toutes les conséquences que cela implique) les rend moins visibles.

Si la lecture peut donc apparaitre dans un premier temps un peu laborieuse, parasitée par les nombreuses hypothèses sur le déroulement de l’histoire, il nous faut abandonner cette approche pour en découvrir une, plus sensible, dans laquelle nous nous laisserons guider. Le lecteur doit alors être actif dans ce parcours narratif. Il va devoir, dans un certain abandon de contrôle, laisser venir les images qui vont naturellement s’imposer, et au fur et à mesure qu’il se perdra dans le rythme de cette expérience, l’action prendra vie et les dessins pourront aller jusqu’à s’animer. C’est par ce radicalisme que Jochen Gerner atteint les limites de la bande dessinée tout en restant dans son champ propre.
Cela révèle aussi une belle réflexion sur le dessin, déjà entamée depuis quelques années : proche d’une pensée plus conceptuelle du dessin, il nous dit ainsi que dessiner, c’est aussi révéler ce que l’on ne voit pas.

Notes

  1. Ce procédé n’est pas si éloigné de la façon dont Aby Warburg, historien d’art, prenait des images hétéroclites, les organisait dans un certain espace jusqu’à obtenir des compositions qui fassent sens et qu’il photographie. La plupart de ses planches sont visibles dans son très beau livre Der Belderatlas Mnemosyne.
  2. Cette optique semble, de toute façon, assez éloignée de la démarche de l’auteur. Celui-ci travaille, pour ce genre d’expérimentations, plus sur une retraduction visuelle/graphique d’images ou planches originellement figuratives en compositions abstraites souvent construites autours de signes minimalistes.
  3. TNT en Amérique, La nouvelle Pornographie de Lewis Trondheim, P+O de Richard McGuire, La veuve poignet de Greg Shaw ; les exemples de l’importance du titre comme élément déterminant à la compréhension d’un livre sont innombrables.
  4. D’après ses propres propos recueillis par Christian Rosset, que ce dernier nous fait partager dans son texte qui conclut ce livre.
Site officiel de Jochen Gerner
Site officiel de L'Association
Chroniqué par en mars 2012