Amerika

de

Notes de (re)lecture

Un effet saisissant

Ils sont trois personnages à habiter ce dessin. Ils sont debout dans une rue d’une ville américaine, immobiles, indifférents les uns aux autres. Peut-être ne se connaissent-ils pas. D’ailleurs, ils ne se regardent pas : l’un d’eux fixe le vide, sidéré, peut-être sous l’effet d’un psychotrope, un autre détourne le regard et le troisième, tourné vers la droite, regarde ailleurs. Ils ne se ressemblent pas non plus et comme ils sont plantés là, statiques, on ne peut même pas dire qu’ils vont dans la même direction. Non, ils sont simplement réunis dans l’espace d’un dessin de Robert Crumb. Pas de cadre autour de ce dessin, juste l’espace blanc de la page autour d’eux, un espace immaculé plus vaste que la portion réduite de page sur laquelle ils sont tracés, sur laquelle ils laissent une trace.
Face à eux, la page de gauche est en revanche emplie de signes, de mots et de dessins débordant de cases empiétant sur des marges déjà réduites. Cela faisait déjà quatre planches que Robert Crumb s’évertuait à faire partager au lecteur tout ce qu’il ressent à propos de l’Amérique moderne. Commencée sur le ton de la dénonciation, la diatribe était devenue haineuse, puis Crumb avait tenté d’adopter une posture plus constructive et d’émettre des propositions, avant de se décourager et de conclure dans l’attitude cynique qu’on lui connaît. Ces pages sont chargées de nombreuses cases (seize cases dans la dernière), elles-mêmes redécoupées en récitatifs et en bulles remplies de texte. Les dessins sont exubérants et dynamiques, les personnages débordent des cases… l’espace est rare et les yeux ne se reposent jamais. Et quand, essoufflé, j’achève la lecture de ce récit, me voici face à ces trois corps pétrifiés, figé moi-même par leur immobilité, saisi, arrêté par une image.

C’est l’éditeur.

La taille de ce dessin, son isolement dans une vaste page blanche, le mutisme des personnages, autant que celui du narrateur, leur inertie… tout ici s’oppose aux pages qui ont précédé, pleines d’agitation, de bruit et de fureur, chargées de dessins et de mots et surchargées de sens. Après avoir tout tenté, tout dit sur l’Amérique moderne, après avoir éprouvé l’inefficacité de différentes postures, toutes aussi inopérantes, il ne reste que l’hébétude de ces personnages à objecter au tracas de l’auteur, que l’inertie de leurs trois corps à opposer au fracas du monde qu’il dépeint.
L’effet de saisissement provoqué par l’enchaînement de ces cinq planches volubiles avec ce dessin muet n’est pas vide de sens, bien au contraire. Cependant, il n’est pas le fait de Robert Crumb lui-même : Il y a peu de chance que le dessin en question ait été conçu comme point d’orgue de cette histoire et, sans pouvoir le vérifier, il me paraît évident que le récit en question est originellement paru sans cet ajout. L’agencement particulier d’une histoire ponctuée par ce dessin isolé est le résultat d’un travail d’éditeur. Il m’est impossible de savoir s’il résulte de considérations esthétiques, narratives ou techniques, mais ce choix appartient autant à l’éditeur qu’à l’auteur Robert Crumb.
La bande dessinée est de Robert Crumb et il ne fait aucun doute que ce que nous en comprenons est certainement très proche de ce que l’auteur a voulu dire. Le dessin est aussi de Robert Crumb, et même s’il ne délivre pas un message aussi clair et univoque que la bande dessinée, il reflète d’une autre façon l’état d’esprit de l’auteur. C’est l’éditeur qui, en s’emparant de la bande dessinée et du dessin, en les agençant d’une certaine façon, les a fait résonner, sans les dénaturer et sans attenter à leur intégrité.

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Chroniqué par en février 2014