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L’ Art de Jean-Claude Forest

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Le 30 décembre 1998 disparaissait Jean-Claude Forest. Huit ans plus tard, alors qu’une bonne partie de ses œuvres sont de retour dans les librairies,[1] il n’a jamais semblé aussi présent, et ce n’est pas la moindre des qualités d’un ouvrage comme L’art de Jean-Claude Forest de nous convaincre qu’il est un auteur plus essentiel que jamais.

Résumer Forest en un seul volume est une tâche pour le moins ardue. Le parti-pris de Philippe Lefèvre-Vakana, qui a rassemblé les œuvres pour ce livre et qui en a écrit l’introduction et le commentaire, est de privilégier les planches originales au détriment des reproductions. Généralement, cette approche est la bonne. Voir un original de Forest (et qui plus est, excellemment reproduit) est en soi un indéniable plaisir. Le fait est que L’art de Jean-Claude Forest fourmille de matériel inédit d’excellente facture, tel que ce quatrième Hypocrite inachevé et inattendu, présenté ici en intégralité. Quant au texte de Lefèvre-Vakana, s’il n’est pas exempt de redondances, il couvre diligemment toute la carrière de Forest, remettant les œuvres dans leur contexte, ce qui nous permet de les apprécier sans bémols.

Mais cette approche «muséologique» a ses limites. Ainsi, des couvertures qu’a fait Forest pour Le Livre de poche, on n’a retrouvé aucun des originaux… sauf pour trois projets de couvertures qui furent refusés et rendus à l’auteur, dont deux sont présentés dans ce livre. On n’a pas jugé bon de nous présenter les nombreuses couvertures acceptées, même dans leur version éditée. Pas de chance pour ceux qui n’ont jamais vu ces dessins… D’ailleurs, c’est un euphémisme de dire que le chapitre sur les illustrations de Forest passe bien trop vite. Mais peut-être est-ce la rançon d’une carrière particulièrement protéiforme — certains diront éparpillée.

Éparpillé, Forest l’aura certainement été. Car le plus grand écrivain de la bande dessinée française était aussi l’un des plus nonchalants. Facilement blasé par ses propres travaux, il abandonnait sans remords ses personnages les plus fameux sitôt qu’il souhaitait attaquer un nouveau projet. Paresseux peut-être, il disait ne pas aimer dessiner. Il a été jusqu’à affirmer qu’il n’était pas lui-même un dessinateur. Si on le prend au mot, on peut imaginer que Forest était d’abord le lecteur de ses histoires et que c’était strictement dans ce but qu’il se donnait la tâche de les mettre en vie.

Mais alors, quel fabuleux lecteur, quelle exigence bien placée ! Forest aimait les récits échevelés, ceux qui ne se résument pas, qui partent dans toutes les directions, qui courent de surprise en surprise pour se terminer sur des points de suspension qui sont comme une torche passée à l’imagination du lecteur. Il goûtait les personnages têtus et contradictoires, et ceux-ci auraient été trop difficiles à saisir, ne parlons pas de maîtriser, si Forest s’était avéré un auteur paresseux. CQFD : Forest était un faux oisif et un ouvrier vaillant, mais pas de ceux qui travaillent pour travailler, coûte que coûte et sans raison, ceux-là qu’on pourrait appeler, mais oui, le mot est tout trouvé : tâcheron. Tâcheron : antonyme de Forest.

Outre tout cela, on apprend et on voit de bien belles choses dans cet Art de Jean-Claude Forest, à côté desquels nos quelques reproches esquissés plus haut ne pèsent pas lourd. Lefèvre-Vakana a la bonne idée de s’étendre quelque peu sur les fameux «repentirs» de l’artiste, qui aura retouché certaines de ses planches plusieurs fois — en font foi les éditions successives du premier Barbarella, par exemple. Ici encore, le parti-pris de privilégier les originaux nous empêche d’apprécier plus précisément les étapes de cette évolution. Mais on a droit à quelques beaux exemples de modifications a posteriori, comparaison à l’appui.

Plus encore, L’art de Jean-Claude Forest est l’occasion de découvrir tous ces faux départs dont on ne peut s’empêcher de rêver aux livres qu’ils auraient fait éclore. Ainsi de cet Hypocrite inachevé, déjà évoqué (précieux mais frustrant cadeau !), mais aussi de ces Égarés du monde perdu, scénario que Forest destinait à plusieurs dessinateurs et dont on voit ici une planche (dessinée par lui-même !) bien à l’avenant. Ainsi du Père Noël de Nuremberg, que Forest aurait souhaité voir édité dans sa forme actuelle, qui est celle d’un crayonné très souple, étonnamment lisible et élaboré. Le dessin de ce soi-disant «scénario» n’est certainement pas moins limpide que, mettons, La volupté de Blutch.

De même, on rêve en voyant les premières pages d’Il faut le croire pour le voir, que dessina l’auteur dans un style particulièrement frais et caricatural, avant de passer le projet à Alain Bignon, qui en fera tout autre chose. Quant à cette fort élégante planche d’Hypocrite et le monstre du Loch Ness dessinée par Daniel Billon, d’abord pressenti pour la série, elle est si différente de ce qu’en a fait Forest seul qu’on a l’impression de lire une autre aventure avec un autre personnage. L’Hypocrite de Billon est plus mélancolique que caricaturale, et il semble (mais peut-être est-ce une hérésie) que l’atmosphère doucereuse de son dessin aurait pu donner toute la mesure de cette fantaisie écossaise, brumeuse et austère, que Forest a plutôt traité sur le mode du truculent bric-à-brac. (En revanche, on imagine moins bien Billon aux commandes de l’Etircopyh ou du savoureux N’importe quoi de cheval…)

Mais en continuant ainsi on se confinerait à l’inventaire et l’œuvre de Forest, on l’a compris, n’est pas faite pour les petits compartiments pratiques. C’est ce qui fait qu’un seul livre, même volumineux, ne parvient à donner qu’une idée lacunaire de l’homme et surtout du créateur. Dans le pire des cas, un ouvrage général sur Forest n’aurait été que superficiel ; dans le meilleur des cas, il faudrait plusieurs centaines de pages pour venir à bout de la tâche. Le parti-pris de Lefèvre-Vakana, qui doit faire tenir son livre en cent soixante et quelques pages et qui choisit de s’arrêter, peut-être trop brièvement, sur tous les aspects du travail de Forest, fait de ce créateur hors du commun un portrait nécessairement excessif, un peu monstrueux, en tout cas plus grand que nature. Ce qui, après tout, sied bien à un auteur que, huit ans après sa mort, l’on a peine à imaginer autrement que vivant.

Notes

  1. Forest a été édité un peu partout et pas toujours chez les plus consciencieux, ce qui explique en partie que son œuvre soit aussi difficile à rapatrier. Mais de récentes rééditions corrigent ce problème. À L’Association, on retrouve : Hypocrite et le monstre du Loch Ness, Mystérieuse matin, midi et soir et Comment décoder l’Etircopyh, auxquels il faudra bientôt rajouter N’importe quoi de cheval. Casterman a quant à lui remis à son catalogue La jonque fantôme vue de l’orchestre, Enfants c’est l’Hydragon qui passe ainsi qu’Ici Même (ce dernier dessiné par Tardi). On notera aussi que le dernier livre publié de son vivant, Il faut le croire pour le voir (en collaboration avec Alain Bignon), est toujours disponible chez Dargaud. Par contre, des œuvres majeures telles que les quatre Barbarella, originellement publiées chez quatre ( !) éditeurs différents, ou les quatres premiers tomes des Naufragés du temps (avec Paul Gillon), manquent toujours à l’appel. Et c’est sans parler des «péchés de jeunesse» tels Bébé Cyanure et autres Charlot et les dinosaures
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Chroniqué par en février 2007