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L’ Assiette au Beurre (1901-1912). L’Age d’or de la caricature

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Les revues satiriques constituent, depuis le début du XIXe siècle, un des laboratoires où s’élaborent les nouvelles formes et les nouveaux styles du dessin. Des lithogravures de Philippon et Daumier dans La Caricature en 1830 jusqu’aux couvertures de Reiser ou Gébé dans le Charlie Hebdo des années 1970, une même recherche de l’expressivité commande la variété des styles graphiques. Mais ce n’est pas seulement une question de dessin : le caricaturiste est un moraliste concret qui cherche à rendre visible un caractère pour le juger, et le cartooniste moderne est un commentateur décalé qui contracte ses analyses dans ses images. Cela oblige à passer par le discours : l’image nue sera donc légendée, ou commentée, ou même dialoguée, l’instantané du portrait s’élargissant en tableau d’une situation.

Les revues de la IIIe République ont une importance particulière dans cette histoire. Le retour de la bourgeoisie républicaine aux affaires en 1876, après la défaite et la chute de l’Empire, offre à la presse critique une liberté nouvelle et inscrite dans la loi ; les lois de 1881 sur la liberté de la presse abolissent l’autorisation préalable et le cautionnement (très coûteux) avant publication. Dans l’espace ainsi ouvert,[1] L’Assiette au beurre occupe une place particulière, tant par la diversité des talents qu’elle réunit pendant la douzaine d’années de son existence (1901-1912) que par la diversité des positions qu’elle exprime.

Il n’y a pas de ligne éditoriale rigide dans L’Assiette au beurre : la variété immense des styles et des propos qui s’y croisent ne se laisse pas réduire à l’unité d’un parti, d’une doctrine ou d’une idéologie. La veine critique qui s’y déploie est libre et multiforme, et enveloppe toutes les contradictions. Ainsi ce «brûlot anarchiste», qui accueille en effet de grandes figures anarchistes comme Grandjouan ou Delannoy, publie aussi des articles de Léon Bloy, ou des dessins à l’antijudaïsme franc et massif. L’absence de ligne politique, c’est aussi la critique sociale qui devient peinture de mœurs ou de situations, et l’expression comme le graphisme tendent alors à porter la voix du peuple — pourtant, comme le note Jean-Pierre Midey dans le site qu’il consacre à L’Assiette au beurre, son prix de vente la destine à une population plus aisée. Paradoxe de l’époque : jamais les milieux artistiques parisiens n’avaient hébergé autant d’anarchistes, et jamais ces mêmes milieux n’avaient tant dû compter sur la bourgeoisie pour assumer le rôle de mécènes du monde moderne.

Reste une fresque hétéroclite de la critique sociale et morale d’inspiration libertaire dans la première décennie du siècle, riche de styles graphiques étonnants, tous différents. De grands noms (Caran d’Ache, Kupka, Poulbot, Rabier) voisinent avec des artistes moins connus qui d’ailleurs les surclassent parfois sans effort (le trait gras et enfantin de Jossot, les allégories fantastiques de Gallantara, les scènes de rue de Steinlein, les tableaux des métiers de Delannoy, les compositions figées et faussement dépouillées de Vallotton[2] …). Jusqu’ici, à part le site de Midey cité ci-dessus, il n’existait que les bibliothèques pour se faire une idée de cette production immense et passionnante : les deux grands livres sur L’Assiette au beurre[3] sont épuisés. Le recueil publié par Les Nuits Rouges[4] vient donc combler un manque en offrant près de 300 dessins qui, classés chronologiquement, permettent de parcourir l’ensemble de l’œuvre de la revue, à travers la variété de ses dessinateurs, de ses thèmes et de ses engagements.

Un seul reproche, mais de taille : c’est un petit livre utile, mais les reproductions sont dans l’ensemble de très mauvaise qualité ; si les dessinateurs aux contours nets et au trait gras comme Jossot ou Vallotton s’en sortent, la plupart des autres souffrent. Bougées, floutées, pixellisées, bien des pages sont irritantes, surtout quand elles massacrent une œuvre par ailleurs intelligente, incisive, qui perd ainsi son caractère et son mordant. On peut imaginer la difficulté d’une telle édition — retrouver les meilleures copies, ou les originaux, les numériser soigneusement, retoucher sans cesse, ce sont des centaines d’heure de travail — mais on referme le livre en trouvant que son incontestable intérêt historique masque mal un incontestable ratage artistique.

(Diffusion : Court-Circuit)

Notes

  1. Pour un panorama de la presse satirique dessinée des années 1880-1910, autour d’une question centrale pour la période considérée, voir M. Dixmier, J. Lalouette et D. Pasamonik, La République et l’Eglise. Images d’une querelle, Editions de la Martinière, Paris, 2005.
  2. Ce dernier est d’ailleurs étonnamment peu représenté dans le recueil des Nuits Rouges.
  3. E. et M. Dixmier, L’Assiette au beurre, revue satirique illustrée, Maspero, Paris, 1974 et Le Livre d’or de «L’Assiette au beurre», intr. J.-M. Royer, Jean-Claude Simoën, Paris, 1977.
  4. Le même éditeur avait déjà publié, sur la même période et dans le même esprit, un recueil sur Le Père Peinard, 1899-1900 et un autre sur La Guerre Sociale, 1906-1911.
Site officiel de Les Nuits Rouges
Chroniqué par en novembre 2007