Au château !

de

On dit des enfants qu’il faut les «élever», pourtant, chaque jour, ils croissent davantage par eux-mêmes. Ne devrait-on pas, alors, dire plutôt qu’il faut les «meubler», les aider à s’installer et aménager cet espace intérieur, cette maison vide in progress, entre ontogenèse et phylogenèse.

Robert Radagon en a peut-être conscience et veut faire visiter à ses filles un chef d’œuvre de l’architecture de la renaissance française (Chenonceau), à la fois métaphore de pierre de la tête bien faite et bien pleine, et d’une autre présence à ce monde (re-naissance) ne se définissant pas (humainement) par un éternel présent.
Car le problème est là, comme tout adulte féru et étalonné d’un passé, il projette ses enfants dans un futur («quand vous viendrez ici avec vos propres enfants» p.41) qui eux sont dans le jeu, l’amusement (poil aux dents), ne visant surtout pas ces temps mais bien plutôt le leur, celui de la construction de soi (poil aux doigts).

La balade du dimanche devient alors un compromis entre jeu et pédagogie, qui, à l’échelle familiale, mime plus ou moins consciemment les visites éducatives de l’institution scolaire prônant une école active.
Radagon, chien orangé, père de son état, guide donc un nuancier rose de trois cochonnes[1] espiègles et canailles, qui sont ses filles.
Avec un style fleuri savamment distillé par ses traits colorés, Delphine Bournay évoque et s’adresse avec intelligence aux printemps de la vie humaine, montrant le rôle du jeu dans l’enfance, offrant un témoignage sur celle-ci en s’interrogeant malicieusement sur le statut animal de ses personnages.

Ce sont ceux à lunettes qui forment les limites de ce quatuor, les seuls à être prénommés. L’un est Robert, adulte et chef de famille, l’autre est Cœur de Rose, la cadette, l’ultime puînée, trop jeune malgré tout pour participer aux jeux de ses sœurs et retirer ses lunettes.[2] Son extrême jeunesse la cantonne dans les jeux d’imitations («je me maquille en souriceau» p.17) alors que ses sœurs sont au-delà, dans ceux de la construction (jouer «aux interviews» p.70), des règles arbitraires (le «Ron pchiii» de la p.29) et de la prouesse (manger le pique-nique en cachette pp.34 à 37). Celles-ci ont aussi une structuration de groupe avec céphalisation par l’aînée, animatrice, cerveau littéral de tout ce rose quand l’une est simple cœur.[3]
Ces sœurs sans prénom, tête et jambe d’une enfance incarnée virevoltante, sont aussi les plus promptes à suivre les jeux d’adultes quand ceux-ci veulent bien jouer. Si le père se dit roi, elles savent endosser les rôles ad hoc,[4] dans une surenchère de pouvoir qui leur est propre, alors que Cœur de Rose, imperméable aux discours pédagogico-historiques du père ne peut s’imaginer autrement qu’en animal victime.[5] Le père la protège alors en actes, la visite peut continuer, mais le nuancier rose se révèle aussi un degré d’absence au monde.

Pour aller à ce château, il faut quitter le lit des rêves, monter dans la voiture, et subir cet insupportable paradoxe d’être immobilisé (à l’arrière) pour aller plus vite et franchir d’abstraites distances. Entre les fameux «c’est quand qu’on arrive» et Les aventures de quand on s’emmerde en bagnole,[6] on tâche de faire face, de s’occuper. Nous, passagers clandestins, remarquerons que la voiture est une 4L, qui, ayant sinué nombreuses dans les années spetantes et huitantes, fait supposer que Delphine Bournay y témoigne plus qu’elle y «fictionne».
Mais suivons Monsieur Radagon qui, aussi sérieux dans la conduite que dans ses désir d’être un bon père, ne verra pas le pique-nique y passer, mais s’enchantera de l’assoupissement (digestif surtout) de ses «monstres» et de leur imagination débordante. Le bonheur paternel est ainsi.

Reste ce problème — un chien ne fait pas des chats, comment peut-il avoir des cochonnes ?
Comme tout animal humain, il s’agit moins de phylogenèse que d’ontogenèse. Nous ne connaissons pas Madame Radagon, mais nous supposons que ce n’est pas par hasard, que cela laisse entendre (peut-être) qu’il n’y a pas eu ce syndrome de La belle et le clochard où dans le plus lié des couple canin chacun se reproduit à l’identique suivant son genre.[7]
De même que le rose semble s’accentuer avec le temps, en ces jeunes âges, il est probable qu’une fois adulte l’on devienne chien, après avoir été cochon en sa jeunesse.[8]
Avoir appris, jouer autrement dorénavant, ayant cessé de croître, tout adulte devient alors fidèle en apparence.

Notons pour terminer que le chien descend du loup, mais que cette parenté suffisamment diluée lui permet de côtoyer les trois cochons sans les manger et de s’y affilier. Il y a bien les éléments d’un conte (porcus à croquer, canis lupus lointain et château de roi et de princesses) mais à l’aune d’une vraie Histoire et d’édification de soi allant au-delà de la paille, du bois ou de la brique et des Uses of Enchantement convenus. Aujourd’hui, on se construit d’autres matériaux, divers et variés, recyclant peut-être, dont le livre de Delphine Bournay ne fait certainement pas partie des moindres.

Notes

  1. Dont l’âge (et donc la taille) est inversement proportionnel à la clarté de leur couleur.
  2. Elle dort même avec.
  3. Une aînée qui n’en manque pas d’ailleurs quand elle voit sa cadette pleurer.
  4. Ayant compris l’Histoire.
  5. En sanglier, animal à poil et pas qu’au dos. Notons qu’à ce jeu les personnages ne s’habillent pas mais revêtent un costume, pour jouer un rôle. Tous ces personnages ne sont donc pas nus, mais sont ce qu’ils sont.
  6. Lewis Trondheim dans les premiers Lapin.
  7. Pas de trace du mot «oncle» non plus, qui aurait pu laisser entendre qu’il s’agissait d’orphelines de parents victimes du grand méchant.
  8. Qui n’a pas été cochon en sa jeunesse ? De la propreté déterminant l’usage du pot aux bêtises plus ou moins graves ?
Site officiel de L'Ecole des Loisirs
Chroniqué par en mars 2007