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La Bande Dessinée mode d’emploi

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Le peu de réactions suscitées par son dernier ouvrage, Un objet culturel non identifié, la neutralité des avis exprimés vis-à-vis d’un texte qu’il avait voulu polémique et comme un coup de pied dans la fourmilière (le microcosme), semblait avoir laissé Thierry Groensteen quelque peu amer et désabusé.[1] Il nous revient heureusement avec un livre non moins engagé et passionné, mais d’une tonalité subtilement différente. Alors qu’OCNI se revendiquait comme l’exercice d’un droit d’inventaire, La bande dessinée mode d’emploi se présente plutôt comme une «défense et illustration» de la critique de bande dessinée. Dans l’un et l’autre cas, bilan et prospective se dosent en un équilibre instable ; mais tandis qu’OCNI cherchait à convaincre en convoquant l’«objectivité» de l’arsenal des sciences sociales (histoire, sociologie), ce nouveau livre assume la subjectivité d’un parcours singulier, sans pour autant renoncer à l’exigence de l’argumentation et du débat, qui se révèle en filigrane comme l’idéal de toute une vie de critique et d’essayiste.

Le titre semble annoncer un ouvrage d’initiation, comme si Groensteen, désespérant de la critique actuelle, choisissait de se tourner vers un nouveau public encore à venir, en contribuant à l’émergence d’une génération nouvelle de lecteurs avertis. La table des matières confirme cette impression. Six parties proposent une progression pédagogique : Premières approches, Un art séquentiel, Lecture, avant d’aborder des Champs d’expertise. Après cette mise à plat de la boîte à outil du lecteur idéal, et avant une conclusion qui prend joliment la forme d’une ouverture sur le Plaisir de la bande dessinée, un chapitre intitulé Registres présente une palette d’approches thématiques, qui sous la forme de petits essais presque indépendants, creusent souvent le sillon de recherches antérieures de l’auteur, comme pour le «citationnel» et le «comique»,[2] ou encore le «mimique».[3] Le démon de la théorie[4] se distille dans la première partie (malheureusement accompagné par moments du fantôme d’un style légèrement pontifiant, survivance d’aventures universitaires et structuralistes passées, qui alourdissent un peu la prose ordinairement claire et naturelle de l’auteur) ; le travail de l’historien en quête de l’origine du medium[5] et l’observateur attentif des genres littéraires infusent tout le livre. À la différence de nombre de critiques BD, les références externes à la bande dessinée de Groensteen se trouvent volontiers dans le théâtre et les études littéraires, autant sinon plus que dans le cinéma et sa théorie. La cinquantaine de planches sur lesquelles il assoit son argumentation, forme en même temps une belle anthologie qui rappelle son travail de conservateur à la tête du musée de la bande dessinée d’Angoulème,[6] tandis que les microanalyses qu’elles suscitent permettent de laisser libre cours à un talent affûté jadis comme simple critique ou à la tête de revues d’étude.[7]

Finalement, plutôt qu’un simple manuel à l’usage des néophytes, le livre offre donc autant, en fait de «mode d’emploi», la démonstration pratique d’un usage possible de la bande dessinée et de sa critique : celui auquel a mené un parcours individuel, celui de l’auteur. Sans se réduire aucunement à en être une simple synthèse — le lecteur coutumier des écrits de Groensteen trouvera ici des approfondissements et des analyses ou aperçus inédits, par exemple sur les couleurs dans une planche de Chris Ware, ou les rapports de la BD et de la politique — ce livre se trouve à la croisée des précédents, et à ce titre il constitue certainement un bon point d’entrée dans l’œuvre de l’auteur. En revanche, on hésitera peut-être à le conseiller comme première lecture à un «aniconète»[8] désireux de s’initier aux ressorts élémentaires du medium et aux rudiments de son histoire. Un peu trop touffu et riche en références pour le nouveau venu, il me paraît en revanche susceptible de toucher et de servir l’amateur déjà constitué, mais désireux d’approfondir son goût pour la bande dessinée en développant ses moyens d’exprimer et d’étayer ses propres jugements critiques. Ce livre éveillera sa sympathie par l’enthousiasme qu’il manifeste, et l’enrichira parce que cet amour, pour passionné qu’il soit,[9] se veut en même temps raisonné et argumenté, en quête de critères d’évaluation, de mots et de raisonnements qui puissent servir à justifier la valeur des chefs d’œuvre de la littérature dessinée, dans tout ce qui fait leur spécificité à l’égard de ceux des autres arts.

Notes

  1. Voir cet éditorial de décembre 2006.
  2. On pense à son récent Rire de Tintin, paru chez Moulinsart en 2006.
  3. Lignes de vie. Le visage dessiné, Mosquito, 2003
  4. Système de la bande dessinée, PUF, «Formes sémiotiques», 1999.
  5. Töpffer, la naissance de la bande dessinée, Hermann, 1994.
  6. Reflété notamment dans Astérix, Barbarella et cie, Somogy/CNBDI, 2000.
  7. Pour Le Monde des Livres, Les Cahiers de la bande dessinée, Neuvième Art.
  8. Soit un analphabète de l’image narrative, selon un néologisme de Benoît Peeters cité au cours du livre ; état d’ignorance pour lequel le synthétique Lire la bande dessinée : case, planche, récit (Flammarion, «Champs», 2003) du même Peeters constitue probablement un remède plus accessible et moins dense que le présent livre.
  9. Un chapitre n’est pas consacré pour rien à l’«érotique du dessin» (contre Manara et pour Crepax, Boilet et Baudoin).
Site officiel de Thierry Groensteen
Site officiel de Les Impressions Nouvelles
Chroniqué par en mars 2008