Berlin 1931

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Berlin 1931 de Cava et Raúl est sorti en mai 1998, après avoir été prépublié en 1988 dans le quotidien espagnol El País. Malgré les contraintes (diminution du nombre de pages, suppression des couvertures de chapitres) qu’évoque Felipe Cava dans sa préface, le travail des deux auteurs a été remarquablement respecté. Résultat : un des albums les plus prenants sur cette période.

Les sources d’inspiration que citent les auteurs (de L’Adieu à Berlin d’Isherwood à son adaptation cinéma par Bob Fosse, en passant par les tableaux de Grosz ou le Berlin Alexanderplatz de Döblin) ne témoignent que d’une recherche de doc très serrée, mais ils ne rendent pas compte de l’extraordinaire inventivité graphique de l’album. Raúl change de style toutes les quatre planches, passant sans effort apparent d’une gouache nette et classique à un expresionnisme hallucinant, en passant par des encres très violentes ou des couleurs torturées à la Bacon.
Les premières planches rappellent parfois l’excellent Foligatto de De Crécy (récemment réédité par les Humanos), mais le vocabulaire graphique qui ne cesse de se métamorphoser interdit toute comparaison suivie : le lecteur en est rapidement réduit à suivre le dessinateur là où il veut bien l’emmener, rompant sans cesse les codes qu’il vient de mettre en place pour en imposer d’autres, avec une telle maestria que la transition n’est même pas difficile.
On a parfois l’impression que d’une case à l’autre ce n’est pas la même personne qui dessine, et pourtant ces transformations incessantes n’altèrent pas une seconde la linéarité du scénario, la continuité des personnages, ni l’intelligibilité des événements.

Cette métamorphose constante a un sens : Raúl durcit progressivement son propos. Graphiquement parlant, il « hausse le ton » : il est de plus en plus dur, sec, agressif dans sa palette de couleurs et dans son expression. Les traits et les formes se tordent petit à petit jusqu’à abandonner tout réalisme (l’inspiration de Grosz et Liebermann dans les deux scènes mettant le héros aux prises avec des SA donne des résultats sidérants, les visages s’allongeant en mufles, les bouches s’ouvrant en abîmes, les membres s’épaississant en pattes et en racines menaçantes).
Cette décomposition lente du dessin accompagne et traduit le lent pourrissement de l’Allemagne elle-même, et l’explosion immobile du pays qui devant la montée des nazis ne sait qu’espérer le débarquement soviétique et la guerre civile. Comme le rappelle le héros, anglais, cette guerre civile a déjà eu lieu, et elle est déjà perdue. Comme la drôle de guerre en France, l’espoir de guerre civile des communistes allemands de 1931 semble indiquer que les totalitarismes avaient triomphé avant le premier coup de feu.
C’est dans l’intérieur même des âmes et des corps, ou dans les gestes, ou dans les paysages, ou dans la façon de jouir des hommes (voir la page 50) que la bataille s’est jouée, à en croire le trait de Raúl. Berlin 1931 nous renvoie à une histoire dans laquelle il ne sera pas simple de trouver des causes simples, des effets directs, des partages lumineux.

Un dernier mot : le travail des éditions Amok est somptueux. Maquette, impression, couleurs, qualité du papier et du brochage, tout est impeccable. J’en reparlerai, parce que ce Berlin 1931 n’est qu’un des visages de leur production. Chapeau, les mecs.

Site officiel de Amok
Chroniqué par en novembre 1998