Bestioles

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Ce qui est intéressant de la science-fiction (je ne parle pas du space opera), c’est que le genre met presque toujours en jeu une question éthique, et pas qu’en filigrane. Dans le meilleur des cas, la science-fiction s’apparente à de la philosophie en action, elle force le lecteur à se tenir sur le qui-vive, à poser des questions au récit, aux personnages, à l’ordre des choses.

On trouve une interrogation de ce genre quasiment à l’incipit de Bestioles, avec un avertissement qui a valeur de promesse : «On dit que l’histoire est toujours écrite par les vainqueurs. Mais comment pouvons-nous prétendre l’être ? Aussi souvent que possible, nous tenterons d’adopter le point de vue des créatures de la forêt, habitants originels de la planète.» Cette première planche adopte, en tout cas, la rhétorique de cet avertissement : deux grandes images, la première consacrée à la «civilisation», l’autre à la nature à l’état «sauvage». Ou pour inverser les termes : une nature sombre et profonde à la surface de laquelle se pose une culture volatile et ignorante.

Sauf que la seconde planche s’empresse de tempérer les ardeurs : «Mais comme nous disposons proportionnellement de beaucoup moins d’informations en provenance de l’écosystème local, il nous sera difficile de ne pas privilégier le point de vue humain.» Et dès lors l’«écosystème local» est réduit, grosso modo, au cinquième inférieur de la page. Le procédé est doublement ingénieux. D’une part car sur la presque totalité du récit, ce strip inférieur occupera bel et bien chacune des pages, explicitant de force (pour ainsi dire) le point de vue de l’étrange bestiaire indigène de cette planète sans nom (les «bestioles» du titre). Mais en s’excusant d’emblée que cette mise en scène muette fût confinée à la portion congrue de la page, et non mise à égalité comme l’incipit voulait le promettre, le récit avertit déjà le lecteur de la présence lancinante d’un parti-pris. Et lui rappelle, sans se défiler, que derrière les intentions les plus nobles et les «mondes meilleurs» les plus généreux se cache toujours une part de naïveté et d’incompréhension par rapport à l’Autre.

L’opposition nature-culture n’est pas nouvelle, je le sais. Il n’empêche, on ne perd rien à la remettre en jeu une fois de temps en temps. Bestioles le fait de manière simple mais pertinente. Aucun des personnages de ce récit ne peut prétendre à la vertu : ainsi, c’est la valeureuse Luanne qui intoxique (certes involontairement) les créatures de la forêt, ce qui déclenche le drame, et c’est toujours elle qui, pour sauver sa peau, se fait finalement tortionnaire, dans une scène que les auteurs ne manquent pas de rendre dans toute son horreur, quand bien même tout cela est dessiné d’un trait parfaitement mignon (j’y reviendrai). Une belle intelligence de mise en page souligne la cruauté du geste tout comme la difficulté de ce choix des protagonistes en faveur de leur propre survie, au détriment de la vie d’une «bestiole» : car les deux seuls moments où les deux mondes se «rencontrent» (chaque fois en une seule case remplissant toute la surface de la page) s’avèrent d’une irrémédiable violence. L’insistance des auteurs à imposer jusqu’au dernier instant possible «le point de vue des habitants de la forêt» trouve ici toute sa pertinence.

Impossible cependant de détecter une réelle morale à ce récit. Ce qu’on voudrait lui reprocher, peut-être : des personnages trop stéréotypés, une intrigue trop linéaire, un dessin trop caricatural… Oui, mais ces contraintes-là, si elles sont bien comprises, servent amplement la rhétorique de Bestioles. Un traitement trop naturaliste, scénaristiquement ou graphiquement, eût déplacé le problème. À la place, les auteurs choisissent d’abstraire la situation afin d’en clarifier la signification. D’où un traitement parfois comique et un dénouement quelque peu attendu (la dernière page laisse cependant présager une suite plus sombre). D’où, également, un graphisme, comme je le disais, apparemment «mignon», mais ma foi assez bienvenu. Ohm s’impose ici comme un dessinateur épatant et un inventeur habile, que ce soit dans l’évocation de la nature extra-terrestre ou des technologies futures. Ses décors, s’ils privilégient une approche schématique, s’autorisent le temps venu une agréable richesse de détails. Surtout, le trait est séduisant, d’une rondeur sophistiquée, un peu cassée, et qui détourne avec entrain certains poncifs de la bande dessinée japonaise. Au risque de la comparaison facile, je dirais que le décalage entre la légèreté du dessin et la cruauté du propos n’est pas sans rappeler Chaminou ; il suscite, en tout cas, des effets similaires.

Le plus grave défaut de Bestioles est que, si on ne s’y arrête pas, on risque de ne pas en saisir le sel. Pensez : un dessinateur de la bande à Tchô au coup de crayon plus ou moins «manga» qui s’associe à un auteur «Poisson pilote» pour faire du Ferraille à saveur pop ? Exposée de la sorte, la proposition n’a rien de très digeste. Pourtant, la conciliation est réussie : voilà un livre simple et intelligent, drôle et sérieux, qui se relit avec plaisir et qui mériterait d’aterrir dans toutes les mains, y compris celles des lecteurs les plus exigeants. Si la bande dessinée était vraiment un médium populaire, on ne publierait que des livres comme Bestioles.

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Chroniqué par en octobre 2010