Big Questions

de

Big Questions s’ouvre sur les réflexions métaphysiques d’un oiseau qui cherche en vain à engager la conversation avec ses camarades. Trop occupés à picorer, ceux-ci ignorent les angoisses de  leur camarade. Les questions existentielles (terme par lequel nous serions tentés de traduire le titre de l’ouvrage) soulevées ne trouvent aucun écho.
Ce petit récit sans réelle chute tient sur une page recto-verso, avec un graphisme assez minimaliste, dessiné à la va-vite : pas de cadre, cases répétées, oiseaux aux contours simples et épais. Le ton de Big Question est déjà donné. Est-ce un gag ? Les commentaires de l’oiseau et le sens des deux pages tendent vers la réflexion philosophique (le prosaïsme des individus, obsédés par les nourritures terrestres, face aux angoisses existentielles du penseur) mais l’humour n’est pas vraiment au rendez-vous.

Anders Nilsen a mis quinze ans à réaliser le projet. Quinze ans pendant lesquels il a orienté son histoire dans tous les sens, sans avoir à l’avance une idée claire de l’endroit où le récit voudrait bien l’emmener. Big Questions apparait au final comme un patchwork de petites histoires qui pourtant restent étonnamment cohérentes. Certains passages ne sont absolument pas liés au récit (comme la double page d’introduction évoquée plus haut) : ils sont autant de diversions qui, paradoxalement, viennent donner une plus grande cohérence à l’ensemble en renforçant l’assise de l’univers dans lequel évoluent les protagonistes du récit.
Car Big Questions  s’articule bien autour d’un univers, complexe, presque hermétique à défaut d’être géographiquement étendu. Cet univers est constitué d’un morceau de plaine, avec quelques arbres, un ruisseau et une petite maison. Et puis, sous le sol, on trouve un terrier avec ses réseaux de tunnels dans lequel on devine qu’il est facile de se perdre. En haut, au-dessus du sol, on trouve un espace proche de la terre : l’air, pas encore le ciel, mais un espace où s’envoler.

Anders Nilsen nous raconte donc les mésaventures d’un groupe d’oiseaux dont l’univers est bouleversé par deux objets tombés du ciel : d’abord une bombe qui n’explose pas, puis un avion qui vient s’écraser sur la seule demeure de la région. Il tresse l’histoire de la réaction des oiseaux autour de ces deux objets non identifiés. Plus rien ne sera comme avant après leur irruption de le quotidien des oiseaux : les relations deviennent de plus en plus complexes, des rapports de forces et de nouveaux liens s’instaurent. Les voici alors gagnés par des angoisses existentielles, dotés de sentiments… en bref, nos oiseaux se posent des grandes questions.

L’une des caractéristiques fortes de l’œuvre de Nilsen est qu’il utilise un mode original de narration subjective, qui adopte le point de vue des oiseaux. Le lecteur se retrouve plongé dans leur monde et se confronte à leur incompréhension du monde. Incompréhension qui se traduit, par exemple, par leur réaction face a la bombe qu’ils identifient comme un œuf géant… et cherchent naïvement à ouvrir et tapant du dessus. Jusqu’à naturellement que l’œuf en question ne révèle sa nature destructrice, emportant dans son explosion la vie de plusieurs pauvres volatiles.
Cette focalisation se traduit également graphiquement par trait simple, très rarement détaillé et avec une utilisation poussée (et réussie) de la répétition au niveau de la mise en page. Régulièrement, ces cases n’ont pas de cadre et le décor se font dans le blanc du fond de la planche (le style n’est pas – de notre point de vue- sans rappeler les absences de cadre chez Debeurme). L’absence d’horizon et de limite à la case vient traduire graphiquement l’adoption du point de vue des oiseaux. Ils sont incapables de voir au-delà de ce que veut bien dire la case. Aussi ne saurons-nous rien de la possible guerre qui semble se dérouler dans la région : elle est hors-champ parce qu’inconcevable pour les oiseaux. Eux sont confrontés a leurs propres angoisses (mort, amour, faim) ; celles des humains les dépassent.

Paradoxalement, les trois humains présents dans l’histoire ne prennent jamais la parole. La grand-mère semble trop vieille, trop affairée par un morne quotidien répétitif pour lâcher des paroles. Le simplet, muet, ne comprend pas non plus le monde qui l’entoure, mais ne semble pas s’en soucier. Enfin, le pilote détient probablement des explications, mais reste hermétique à la logique du micro univers dans lequel il a atterri (au sens propre). Si le serpent parait dépositaire d’un savoir supérieur a celui des oiseaux (mais sa perception est-elle juste ?), il meurt, tué par le pilote qui succombera lui-même au venin du reptile. Les deux êtres qui auraient pu éclairer le lecteur s’entretueront donc avant d’avoir révélé leur secret.

L’œuvre d’Anders Nilsen laisse une forte impression. Probablement est-ce lié a son style simple qui donne toute son ampleur au vide, à l’aridité de la planche (le blanc).  Probablement est-ce aussi lié a ce sentiment de frustration qui prend le lecteur en lisant les mésaventures de ces volatiles stupides, dont les «big questions» ne semblent pas les bonnes. Enfin, les questions sont aussi celles des stigmates que laissera la rencontre avec les humains chez les oiseaux. Ce qui finit par pousser le lecteur à s’interroger a son tour : et si les questions qu’il se posait lui-même étaient aussi peu pertinentes que celles des oiseaux ? Et si leurs angoisses étaient plus fondées que les nôtres ?

Site officiel de Anders Nilsen
Chroniqué par en juin 2012