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Blackbird (n°1 à 3)

de

Blackbird est une bande dessinée d’anticipation où l’on avance juste dans le temps, sans grand chambardement ni soucoupes volantes, juste une nouvelle loi. Une loi dont l’aspect principal est l’abrogation d’une autre, la fameuse loi Lang,[1] sous un slogan qui en fera frémir plus d’un : «Le livre est une marchandise comme les autres». Plus encore que le prix unique, cette loi en profite pour interdire l’autoproduction, système en marge des marchés et des questions de rentabilité, et donc peu compatible avec un modèle ultralibéral. Dès lors, c’est une frange entière de créateurs qui devient hors-la-loi. Des anciens amis organisent la résistance avec la publication de Blackbird, fanzine coup de poing vendu à la sauvette ou déposé dans les lieux publics. Le risque est grand, et cette résistance nécessite des produits devenus soudainement inaccessibles, comme l’accès à une photocopieuse. Se réunir en secret devient de plus en plus dangereux, communiquer entre scénaristes et dessinateurs l’est tout autant. Petit à petit cet espace parallèle se développe avec les tensions et les joies qu’il engendre naturellement. Que penser de ce vieux camarade qui, pour signer chez un «vrai» éditeur, a accepté de rejeter celui avec qui il a toujours collaboré ?

C’est l’histoire de cette étrange résistance qu’a choisi de raconter Pierre Maurel. Aujourd’hui, trois numéros sont parus (sur cinq prévus), ajoutant tous une réelle pierre à la tension dramatique. Car il ne s’agit pas seulement de résister mais aussi de choisir ses armes. Les plus modérés sont déjà petit à petit poussés à aller plus loin, ne serait-ce que par le vol de tonner,[2] devenu obligatoire pour mener à bien leurs projets. D’autres se montrent plus audacieux encore : l’encrage du député initiateur de la loi liberticide, à la manière des célèbres entartrages, va dans le sens de cette radicalisation. Et la tension monte encore d’un cran.
Si le sujet est circonscrit à un certain milieu, celui qui ne connait pas les subtilités du droit de l’édition français saisira tout à fait le propos. La lutte représentée sous ce prétexte d’actualité[3] est ancestrale, c’est celle de David contre Goliath. Maurel parle de ce qu’il connaît, mais la question qu’il soulève est simple et globale : y-a-t-il une place pour les cultures marginales dans une société régie par le marché et la masse ? Par ailleurs, si l’auto-publication n’est pas un besoin vital, la question de la liberté de la culture face à un pouvoir centralisateur est loin d’être anodine, et des évènements récents nous posent fréquemment cette question…
La fiction élaborée par Maurel permet cependant d’éviter un côté trop professoral et présente avant tout les rencontres de personnages construits bien différemment. Si tous les dessinateurs sont d’accord pour se battre, le combat n’est pas naturel pour tous. Tel ne verra dans cette radicalisation que la suite logique de son travail, qui a toujours été en marge, l’autre préfèrerait un combat moins frontal, pour ne pas effrayer et transmettre le message. Et ne pas trop se démarquer aussi, tandis que l’autre appelle de toutes ses forces un art plus brut, radical.

On aurait pu craindre d’avoir alors de grands débats laborieux, mais Pierre Maurel évite cet écueil. S’il est évidemment partial il nous montre les défauts de chacun, et préfère se concentrer sur les sentiments de ses personnages que sur des effets de manche. Il est vrai que le combat peut paraître un acte désuet, cette fable de résistance ne s’inscrivant pas dans un besoin essentiel à la survie. Maurel est lucide là-dessus, et évite à la fois le ridicule d’un questionnement politico-artistique de comptoir et une parodie facile. Le récit tient plutôt étonnament la route et on se laisse facilement emporter dans un récit qui s’inscrit parfaitement dans la longue tradition de l’aventure et de l’anticipation.

Si ce premier degré fonctionne à merveille, on peut cependant voir en Blackbird la marque d’un auteur qui s’interroge depuis ses premiers travaux. Avant ce récit on le connaissait pour ses fascinantes planches de jeunesse, débordant de violence névrotique,[4]) puis pour ses nouveaux travaux très différents et clairement assagis. Maurel a évolué nettement en amenant peu à peu son travail vers toujours plus de lisibilité. La rage est moins présente, mais le propos se fait plus universel. À ce titre le parallèle entre le parcours de cet auteur et le fil directeur de Blackbird apparaît naturellement, et rajoute une touche d’intérêt, comme un jalon nécessaire.
Il reste que l’essentiel n’est pas là, le dessin soigné sert un rythme impeccable qui se suffit à lui-même. Au fil de l’action, le lecteur est laissé en haleine mais pas sur sa faim, et se fait piéger avec bonheur dans la frustration nécessaire que le feuilleton engendre. Blackbird est sans doute difficile à se procurer mais vaut le détour, ne serait-ce que pour retrouver ce frisson.

Notes

  1. Adoptée en 1981, la loi Lang sur le prix unique du livre impose aux libraires de respecter le prix fixé par l’éditeur, dans une marge de 5 %. C’est une loi fondamentale pour un certains nombres d’acteurs du livre, notamment les libraires indépendants qui peuvent ainsi lutter contre les grandes surfaces où les enseignes géantes.
  2. Encre pour photocopieuse.
  3. Il y a quelques mois on a pu voir de nombreux libraires protester contre les tentatives de libéralisation du marché du livre en France.
  4. Dans Jambon Blindé, Ferraille, Jade ou les recueils Purge (éd. Ego comme X, 2000) et Piñata (éd. Six Pieds sous terre, 2001
Site officiel de Pierre Maurel
Chroniqué par en juin 2010