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Bottomless Belly Button

de

Notes de (re)lecture

Des mots dans le dessin

Dash Shaw a fréquemment recours à un procédé peu courant en bande dessinée : l’insertion de texte descriptif dans le dessin. La présence de texte au cœur du dessin, sans être une règle, est évidemment une caractéristique de la plupart des bandes dessinée (paroles des protagonistes, enserrées ou non dans des bulles, onomatopées…). Les lecteurs y sont accoutumés au point d’être surpris par son absence et déroutés par ces anciennes pages dans lesquelles tout le texte figure dans une réserve sous l’image (comme dans Bécassine, ou Prince Valiant). Dash Shaw joue cependant de façon originale de notre habitude de lire du texte au sein du dessin puisqu’aux types de textes usuellement admis, il ajoute un nouvelle catégorie, le texte descriptif :

– l’utilisation de texte pour décrire l’état perceptif d’une personne : «léger vertige» au dessus de la tète de Dennis ;

– l’utilisation de textes pour décrire un élément visible : « poussière» à l’ouverture d’un carton, «peau sèche et moite», «assis» lorsqu’un personnage s’assied, «violet», «rose» et «bleu» dans un ciel de soleil couchant ;

– l’utilisation de textes pour décrire l’action d’un personnage : «halète» dans une bulle en forme de nuage, «cherche» quand Dennis fouille un carton, «tousse», «titube», «pousse», augmenté de deux flèches quand deux enfants se battent.

Cette dernière catégorie me semble être la plus représentée dans Bottomless Belly Button.

Quelques précédents

Ce procédé n’est pas nouveau. J’ai notamment en tête un épisode des Bidochon, de Binet, dans lequel le décor était remplacé par des indications écrites : «armoire», «chaise», «porte»…

L’utilisation de verbes d’action comme onomatopées est aussi courante : le fameux «roulerouleroule» du téléphérique dans le Génie des Alpages de F’murr, ou les «tousse tousse», «gratte gratte» ou «rale rale» chez des auteurs comme Kafka, Lefred-Thouron ou, plus récemment, Bouzard. Dans mon souvenir, Kafka utilisait aussi des néologismes tels que «perplexos» ou «craignos» pour indiquer un état d’esprit.

Dans tous ces cas, le procédé est clairement utilisé à des fins humoristiques. Les auteurs cités ci dessus semblent avoir une intention de dérision par rapport au medium plus ou moins poussée. Elle est évidente lorsque Binet substitue du texte au dessin, sous prétexte que c’est moins fatigant. Elle apparaît aussi lorsque F’murr, Kafka et Bouzard jouent avec les concepts d’onomatopées et de symboles.

Dans ces cas, il s’agit d’une distorsion des codes habituels de la bande dessinée : utilisation du mot à la place d’un autre composant de la case.

Perplexité

Je reste perplexe quant aux intentions de Dash Shaw.

Dans quelques cas, les mots insérés dans le dessin peuvent être considérés comme des substituts à des onomatopées («halète», par exemple) ou a des symboles graphiques («léger vertige» par exemple : sur la planche suivante, le même personnage, dans le même état est cette fois ci représenté avec des cercles ondulant autour de la tête).

Mais d’une façon générale, les mots intégrés au dessin par Dash Shaw se substituent à un élément de dessin représentatif voire entrent en redondance avec lui.

La question est : Pourquoi ? Dans quelle intention ? Et je ne parviens malheureusement pas à m’ôter de la tête qu’il s’agit de pallier une déficience dans le dessin… Quoiqu’il en soit, un code de lecture est ici transgressé : l’image s’appréhende dans son ensemble, délivrant simultanément toutes les informations qu’elle porte et appelant le lecteur a faire sa part de travail (passer de l’énonçable a l’énoncé, du descriptible a la description, etc… cf. T. Groensteen). C’est d’ailleurs une des caractéristiques fondamentales de la bande dessinée que de s’appuyer sur ce processus. En intégrant une lecture cursive au sein du dessin, Dash Shaw contrevient à ce fondamental, rendant la lecture heurtée et laborieuse.

Site officiel de Dash Shaw
Site officiel de Editions çà et là
Chroniqué par en septembre 2013

→ Aussi chroniqué par Xavier Guilbert en septembre 2008 lire sa chronique