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Building Stories

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(chronique à lire dans l’ordre que l’on veut)

Écrire sur Building Stories a quelque chose d’impressionnant : avant de taper sa première phrase, le chroniqueur reste un instant suspendu, ne se décidant pas tout à fait à franchir le pas, tout comme il a contemplé la boîte contenant l’œuvre un bon moment avant de l’ouvrir.

Building Stories est une œuvre intimidante à plus d’un titre. Afin de se rassurer, on pourrait faire le jeu des comparaisons : en terrain connu, on sait quel chemin emprunter. On penserait ainsi à The Unfortunates de B.S. Johnson, ou Composition No. 1 de Marc Saporta, deux romans parus dans les années 1960 sous forme de boîtes renfermant des feuillets. Le lecteur français pensera aussi très certainement à La vie mode d’emploi de Georges Perec, car d’après ce que l’on peut lire de certaines descriptions de Building Stories, les deux œuvres se ressemblent : il s’agirait de raconter ce qui se passe à l’intérieur d’un immeuble. Le titre du « livre » de Ware a plusieurs sens, et « Histoires d’un immeuble » en est assurément un. Si je commence ma lecture par ce livret-ci, ou ce dépliant-là, je comprends assez rapidement que le récit parlera des quatre habitants d’un immeuble, et peut-être d’une abeille qui volette non loin. Mais si j’ouvre ce journal, si je commence plutôt par ce petit livre, je me retrouve ailleurs : une maison de banlieue un rien bourgeoise, un couple avec un enfant… Il n’y a donc plus rien à voir avec l’immeuble ? Aurais-je mal compris le titre ?

Il est vrai qu’on pourrait aussi traduire Building Stories par « Fabriquer des histoires ». Et on identifie vite le personnage principal de ces histoires, celui qui est présent dès l’extérieur de la boîte, comme pour nous mettre sur la piste : ce n’est pas l’histoire de quatre personnages, mais d’une protagoniste et de ses voisins, amis, mari et fille (et abeille). Il s’agirait bien de son histoire, celle d’un avant et d’un après : avant, lorsqu’elle vivait dans l’immeuble, qu’elle était malheureuse et seule ; après, lorsqu’elle vit à présent en banlieue, mariée, mère et heureuse, malgré le spectre de la mort et l’angoisse de la solitude qui continuent de la hanter.

Je pourrais aussi bien commencer ma lecture par cet autre journal racontant les aventures de « Branford, the best bee in the world ». Je pourrais commencer autrement, en feuilletant cet autre fascicule, qui montre des fragments du quotidien d’un couple qui ne s’aime plus. Ou alors celui-ci, dans lequel la vieille dame du premier étage se rappelle sa jeunesse, les occasions manquées de quitter cet immeuble qu’elle ne parvient pas à voir comme le piège qu’il est. Tant d’histoires différentes, dans lesquelles la protagoniste, jeune femme timide et handicapée, n’apparaît pas ou presque. Mais alors, il n’y a plus rien à voir avec elle ? Aurais-je mal compris ce qui se passe ?

Chris Ware est un dessinateur exigeant, autant envers lui-même que ses lecteurs. Œuvre après œuvre, inlassablement, il repousse les limites de ce qu’il est possible de faire en bande dessinée, et demande une attention absolue de qui veut rentrer dans son univers. Avec Building Stories, cette attention sera amplement récompensée : car l’on finit par comprendre, grâce à quelques indices glissés çà et là, que l’histoire, ou les histoires qu’on est en train de lire sont le fruit de l’imagination du personnage principal : elle raconte les aventures de Branford à sa fille, prend des notes sur son quotidien pour son atelier d’écriture, et témoigne d’un talent artistique certain qui ferait d’elle l’auteur intradiégétique de l’œuvre. Quelques instants métafictionnels viennent d’ailleurs appuyer cette interprétation, par exemple lorsqu’elle raconte un de ses rêves, où dans une librairie elle voyait un livre particulier : « Someone had published my book […] And it had everything in it… My diaries, the stories from my writing classes, even stuff I didn’t know I’d written… […] All the illustrations were so precise and clean it was like an architect had drawn them… […] It wasn’t really a book, either… It was in… pieces, like… books falling apart out of a carton, maybe… But it was… beautiful… It made sense… ». Ou encore lorsqu’elle cherche un livre à lire pendant un voyage en avion : « Fuck ! Why does every “great book” have to always be about criminals or perverts ? Can’t I just find one that’s about regular people living everyday life ? » Ce livre, bien entendu, est à portée de main.

Le fait est que Building Stories n’avait pas besoin des allusions transparentes de Ware pour que l’on comprenne son but : parler de la vie ordinaire de gens ordinaires. Essayer de créer un « livre » qui, comme les boîtes de Johnson ou Saporta, serait le reflet des fragments de mémoire qui flottent anarchiquement dans nos crânes.

Building Stories est l’anti Jimmy Corrigan : ici, presque uniquement des femmes, le sexe masculin étant réduit à un rôle antagoniste ou à des personnages peu développés. Cela est loin d’être un reproche : les bandes dessinées avec des personnages féminins complexes qui ne se résument pas à leur désir amoureux sont rares, et il est louable de la part de Ware d’avoir réussi ce qu’il jugeait ne pas avoir atteint avec Jimmy Corrigan, c’est-à-dire raconter l’histoire simple de personnages complexes. Jimmy avait une famille fragmentée, compliquée, névrosée : la protagoniste de Building Stories se débat avec ses propres névroses mais, malgré son handicap, n’est pas loin d’incarner l’archétype d’une certaine normalité américaine.

L’attirance de Ware pour l’architecture, déjà fortement présente dans Jimmy Corrigan et le documentaire Lost Buildings auquel Ware a participé, trouve ici un terrain fertile. L’immeuble dans lequel habitent les personnages principaux a sa propre voix, sa propre personnalité, et regrette la modernisation de son quartier. Plus tard, lorsque la protagoniste a déménagé à Oak Park – un village près de Chicago – elle ne critique plus tant l’architecture moderne que l’isolement qu’elle provoque, dans un quartier abritant plusieurs maisons conçues par Frank Lloyd Wright. Doit-on y lire l’avis de l’auteur lui-même ? Tout lecteur de longue date connaît le discours de Ware à ce propos, par endroits passéiste et peu enclin à saluer la modernité, mais il semble que le message soit un peu plus complexe ici. L’architecture, dans Building Stories, ne fait pas l’apologie d’un passé meilleur, mais conditionne un présent nostalgique : les personnages regrettent le début de leur relation amoureuse, la vie dans leur ancien quartier ; déplorent un passé fantasmé où tout était plus simple. Cela est poussé à son paroxysme avec une séquence se passant dans un futur proche, forcément froid et impersonnel, dont les habitants regrettent ce bon vieux 21e siècle où les gens semblaient tellement plus chaleureux.

Building Stories est un livre, une série de livres, une boîte sur la mémoire, l’imagination ; au risque de paraître niais, on pourrait dire que c’est une œuvre sur la vie. Il y aurait tellement à en dire encore : par exemple comme elle reflète l’angoisse sourde de la femme au foyer qui s’installe en banlieue lorsqu’elle le peut, tout en regrettant l’embourgeoisement de son quartier, qui sacrifie les rêves de ses jeunes années en se demandant s’il faut le regretter ou non, qui ne peut s’empêcher de se sentir seule même en étant entourée, et qui redoute la crise du pétrole et la mort des êtres aimés. Sans début ni fin, Building Stories est donc par définition infini, continuant à hanter l’esprit du lecteur longtemps après qu’il a refermé la boîte.

La richesse apparente de l’ouvrage est à nuancer puisque l’on ne peut empêcher, à sa lecture, un certain sentiment d’incomplétude de surgir. Ce sentiment est logique, puisque le lecteur ne peut que saisir des fragments de la vie des personnages, ce qui fait également partie de la cohérence de l’œuvre, Ware ayant plusieurs fois déclaré que Building Stories était aussi un travail sur la construction du sens. L’espace inter-iconique devient ici l’espace entre deux livres, un espace de plus en plus grand qui ne peut cependant pas cacher qu’il semble manquer des chapitres à l’histoire : une fois les quatorze segments terminés, on regrette d’en avoir lu si peu sur Branford l’abeille, sur ce couple en crise ou sur la propriétaire de l’immeuble. Tout comme il y a un avant et un après dans la vie de la protagoniste — dont le handicap pourrait d’ailleurs être une métaphore de cette boîte incomplète –, on a l’impression qu’il y a eu un avant et un après dans l’intention de Ware : comme s’il avait commencé par vouloir raconter la vie d’un immeuble et de ses habitants avant de décider de recentrer son projet autour d’un seul personnage. Le déséquilibre narratif créé par cette décision, lié peut-être à une attente trop grande au successeur de Jimmy Corrigan, crée une déception entachant quelque peu l’enthousiasme du début de lecture.

« Everything you can imagine is real », nous dit l’auteur en citant Picasso à l’intérieur du couvercle : on ne peut qu’admirer l’imagination de Ware, continuant de créer des livres comme autant de planètes du même système solaire, remplissant patiemment un univers qui semble ne pas vouloir arrêter de s’étendre.

Site officiel de Pantheon Books
Chroniqué par en novembre 2012