du9 in english

Ce que le vent apporte

de

Dès les premières planches le ton est donné : sombre forêt, rafales de neige entre les troncs, derrière le traîneau poursuivi par la bête, chapka, sacoche de cuir, visage affolé du vieil homme moustachu brutalement effacé dans une griffure rouge. La scène d’ouverture donne en même temps le ton des couleurs et le coeur de l’intrigue. Cette fois Jaime Martin ne dessine plus les adolescents en rupture de ban et leurs virées sauvages dans l’Espagne de la movida (comme dans Los Primos del Parque[1] ou dans Sangre de Barrio[2] ). Mais la veine sociale s’est amplifiée et colorée.

Le récit s’installe en Russie, à la veille de la Révolution. Un jeune docteur, pour échapper à l’Okhrana (la police politique), accepte le poste de directeur d’un petit hôpital rural dans la steppe (son vieux prédecesseur est mort, dans la scène d’ouverture, justement). Il part, au bout du monde — et c’est bien un bout du monde que ce village au-delà des forêts, où les champs se serrent autour des maisons de rondins, environnés de falaises, d’étangs, de forêts de sapins, et de bois de bouleaux squelettiques où le vent se rue. Le village est l’avant-poste des hommes dans une nature indomptée. L’hôpital y joue une fiction de ville, mimant les apparences du confort bougeois, dans un effort désespéré pour faire exister la civilisation au coeur de la taïga.[3]

Ce dépaysement est fortement appuyé par le dessin de Martin, qui a abandonné les satires rapides et le noir et blanc punkiforme de ses 25 ans pour adopter une couleur sourde et riche et un trait sûr et gras, à la Pellejero : trait large et précis, appuyé, aux contours forcés, dans lequel on retrouve la main vive qui croquait les Primos del Parque, comme si la patte «rocky» de la movida ressurgissait sous les draperies denses du romanesque ; couleurs généreuses, déclinées en harmonies de blême ou de terne ; il y a la pâte des choses, la volonté de ne pas se cantonner à la satire pressée du noir et blanc des Primos : il faut entrer par la couleur dans cette tonalité russe, où le dénuement matériel et la dureté naturelle servent de ferments aux crises morales et spirituelles. Les analogies des tripes raccommodées aux nourritures préparées, les planches sombres où ne domine que la lueur orangée d’une chandelle ou l’éclat pourpre d’un couteau, les lumières grises et blafardes du ciel de neige, qui baignent aussi le grisâtre pâli de la table d’opération et des peaux inertes des cadavres, le rouge et l’ocre des scènes de colère ou de violence. Le récit visuel semble enregistrer le choc infligé au jeune docteur confronté aux violences du village perdu dans la steppe : son œil est neutre, son dessin sans effets, montrant en nature morte les tripes dévalant du ventre incisé, les légumes du dîner, les morts et les vivants.

Situation typique du roman d’initiation : le jeune diplômé affronte la réalité de l’existence, et sort des amphis pour porter le progrès dans les campagnes russes, mais l’hôpital et le village l’éduquent à la dure. Modèle «américain» du progrès des sciences, qui s’oppose à la brutalité de la scène des loups, déjà onirique. Les lumières affrontent les superstitions. Mais le fantastique perce sous la veine sociale.[4] La scène d’ouverture avait laissé filtrer l’ombre de la Bête : dans la taïga les superstitions sont vraies, et la Baba Yaga dont ses camarades parlaient moqueusement au jeune docteur avant son départ de Moscou a encore de beaux restes.
Dans la dégénérescence de l’assistant du docteur, dans la brutalité des moujiks, dans la sauvagerie de la médecine d’urgence, il y a un cauchemar latent, qui croît peu à peu. Même les cosaques ne peuvent rien y faire, ni leur capitaine égorgé pour avoir tenté d’apporter l’ordre brutal de l’Etat et de la Justice dans la sauvagerie du village.
Un malaise croît, un flottement moral : le docteur tient la vie de ses patiens entre ses mains, son travail n’est à leur yeux pas différent de celui du bourreau, et la différence entre celui qui opère et celui qui égorge s’estompe peu à peu. Que vaut une vie ? Que valent les valeurs de la civilisation devant cette résistance obstinée de la brutalité ? de quel crime collectif, fondateur, le cauchemar qui rôde est-il l’incarnation : punition de la sauvagerie des villageois, ou de l’intolérance d’un père aux amourettes de sa fille, ou peut-être de l’irruption même du docteur dans la vie sauvage ?

Le roman d’initiation vire alors au polar fantastique : qui tue ? L’intrigue de village ne suffit pas à expliquer les disparitions. L’assistant pris de folie, non plus. La créature sera finalement révélée, et son histoire tragique, en un flash-back de sept planches pourpres qui tranchent avec les autres, boucle le récit : le jeune docteur part, vaincu par la part d’horreur qui s’est muée en mythe, et il se retire sans comprendre.
Il reste anonyme, de la première à la dernière planche : son statut bouge sans cesse, à la fois personnage, narrateur, et peut-être aussi lecteur. Il n’a été que le spectateur engagé d’un drame social sublimé en cauchemar à la Poe. Comme le Stavroguine des Possédés, c’est un témoin impliqué, qui n’a pas pu rester en dehors de l’histoire. Comme le Pepe Carvalho de Montalban, il a dénoué un crime sans presque le faire exprès, enquêteur qui ne comprend rien, et qui découvre la précarité de ses actes et de ces décisions devant la mécanique aveugle, colossale, des moeurs. Comme si, par-delà la différence de genre et d’époque, le roman russe rejoignait la chronique sociale catalane : c’est la violence des rapports sociaux qui est le fond commun des récits de Jaime Martin.
C’est cette violence qui structure le récit de Ce que le vent apporte : pendant l’exil du jeune docteur anonyme, la révolution passe sur la Russie. La petite histoire déroule sa violence à l’ombre de la grande, qu’elle ignore, tout en lui fournissant sa couleur, sa froide naturalité, sa misère muette.

Notes

  1. Barcelone, La Cúpula, 1991.
  2. Barcelone, La Cúpula, 1990, traduit en français chez Bethy, (Sang de Banlieue, 1998).
  3. Comment ça, j’ai dit « steppe » trois phrases plus haut ? L’exactitude géographique, je m’en tamponne le permafrost.
  4. Cette alliance des deux genres est peut-être le point de contact le plus profond entre la littérature hispanique et le roman russe, pensez à Borgés et à Dostoïevsky.
Site officiel de Jaime Martín
Site officiel de Dupuis (Aire Libre)
Chroniqué par en avril 2008