Charbons

de

Prendre conscience par cette fine poussière noire déposée. Combustible, déterrée, multimillénaire, elle fera lumière par son opacité ardente, permettra de creuser ce qui lui est propre, donnera corps au temps qu’elle confond avec nos horizons quotidiens les plus lointains.
Le support ? La feuille immaculée semblant sans défaut dans l’éclat qu’elle renvoie. Touchée, frottée, elle devient épiderme, son grain sont ses pores dilatés par le tracé, l’interne et l’externe s’y définissent alors, elle devient «l’entre», la frontière qu’il s’agira de confondre, le territoire qu’il s’agira d’exprimer.
Charbons se structurait sur trois verbes : plier, creuser, ombrer.

Plier : Le pli, preuve de vie sous l’épiderme, preuve de mouvements et d’expressions, appelé ride par ceux qu’il dévoile trop. Au sol, le pli est relief, preuve des chocs telluriques où se cuisine et se mélange ce que certains hommes cherchent et les rend mineurs.
Carrefour ou étape d’un processus, le pli est aussi situation, entre plier et déplier il suggère plus ou moins clairement l’un autant que l’autre.
Voir cela par l’ombre frottée, par cette lumière rasante de la poussière plombagine faisant apparaître reliefs, forces, mouvements qu’il s’agira de creuser, d’analyser. L’auteur montre aussi ce qui se laisse voir par l’absence de plis : cette moufle, cette chaussette, ce slip, cette cagoule, tout ce qui cache les membres qui creusent, foulent, pénètrent d’un sens ou par les cinq sens. Ces vêtements sans plis, immaculés, vides désormais, cachaient bien plus qu’ils ne croyaient soigner, protéger peut-être.

Creuser : Et en dessous ! Et au dessus ! Sur cette feuille épiderme, sur ce film[1] au recto verso non assuré d’un univers plat, tout se creuse en tout sens et se transperce potentiellement. Traverser ce qui a été un écran, et la nuée devient minéral et la terre devient nébuleuse, par cette poussière anthracite doublement élémentaire puisqu’aussi légère (aérienne) que minérale (tellurique).
Aller dans ces trous et creuser. En sortir l’animal, des lombrics baudruches faits de souffles coincés, aveuglés par ce qu’ils croient être une autonomie. Pour l’auteur il s’agira d’être celui qui creuse, déterre, les fait sortir et qui du fond de son propre trou ouvragé comprend le ciel, le voit comme une lumière révélatrice ou un soleil rendant les ombres vivantes, voire la mémoire. Killoffer, comme un Thalès descendant volontairement dans le puits pour décrire un ciel psychologique.

Ombrer : Dans la lumière sans nuances, le noir du charbon, de la mine de plomb, apporte l’ombre, lui redonne son rôle indiciaire dans un monde qui la nie en la confondant à l’apparence. Graphite et diamant, même fratrie carbone, mais c’est en contraste du premier que ce décèlera bien mieux le second, son exact contraire. Pour Killoffer, ombrer c’est voir, c’est analyser, faire éclat par l’image, face à l’oralité qu’il juge balbutiante.[2] Paradoxalement peut-être, cela ne l’empêche pas, en trois phrases se déroulant/se devinant mot à mot sur les pages gauches du livre (très belle mise en page invitant à déduire, mais aussi favorisant littéralement plusieurs chemins de lectures),[3] de donner une clé à cet ouvrage d’une grande cohérence : un père qui a été mineur dans des mines de houille ou de minerais de fer, et qui a été aussi un mécanicien défroissant «la tôle».
A la mine d’un crayon, avec le même noir qui a sali les mains de son père, Killoffer ombre la mémoire pour la faire voir, la défroisser, la dire éloquemment au carrefour d’œuvres adamantines.[4]

Notes

  1. Film est aussi synonyme de peau.
  2. Tous les titres des œuvres sont dans une orthographe que l’on pourrait qualifier d’enfantine. Un moyen aussi de montrer qu’il s’intéresse à une mémoire en enfance, donc non complètement structurée par le langage, entre babille et apprentissage de l’écrit.
  3. Notons que cette mise en page, montre une langue à la fois précise et « hors cadre ». Mots et phrases ne sont pas «à la page», ils n’y entrent pas, ils la débordent, s’y déroulent avec difficulté, donnant une apparence de lenteur et de perte de sens (lecture verticale ou horizontale ?). Seule l’image semble cadrer pour l’auteur, et permettre dans une forme d’immédiateté à la fois le détail infime et le vaste paysage. Reste que cette mise en page dit aussi le pouvoir reliant de la phrase, la possibilité d’accentuer l’allure de séquence de cette suite d’images semblant disparates.
  4. Même si la grande cohérence de ce livre fait qu’il se lit/décèle presque, par moment, comme une autobiographie, il faut rappeler qu’il réunit des œuvres exposées dans deux expositions. L’une appelée Mauvais plis en 2010 à la Galerie Anne Barault et l’autre intitulée Charbons, qui a eu lieu en 2011 à l’abbaye Saint-Croix et dont on peut voir quelques photos ici.
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Chroniqué par en mars 2012