Chiisakobé

Un soir, un incendie ravage un ensemble de vieux bâtiments en bois dont faisaient partie les bureaux de l’entreprise de construction familiale Daitomé, occasionnant la mort de son propriétaire et de sa femme. Du jour au lendemain, Shigeji, architecte de formation et leur héritier, se retrouve orphelin et responsable d’une société que beaucoup promettent à la disparition. Mais ce serait oublier les deux préceptes familiaux : « Volonté et Humanité ». De la volonté, de l’humanité, il va lui en falloir pour faire perdurer l’héritage familial tout en devant supporter la venue d’une jeune fille de 20 ans, une ancienne amie d’enfance, qui a pris sous son aile cinq orphelins laissés à la rue suite à la disparition de leur orphelinat dans le même incendie.

Chiisakobé est l’adaptation par Mochizuki Minetarô d’une nouvelle écrite il y a une cinquantaine d’années par le romancier Yamamoto Shûgorô. L’histoire s’y déroulait à l’époque Edo, le mangaka reprend la trame principale tout en la situant à notre époque contemporaine pour actualiser son propos. Mochizuki n’est pas un inconnu des lecteurs francophones il est l’auteur de Dragon Head, une série culte parue chez nous dès le mitan des années 1990. L’échec commercial de Maiwai chez Pika pouvait nous faire craindre de ne plus pouvoir le lire dans nos contrées. Heureusement, Le Lézard Noir nous propose ici sa dernière création, parue au Japon entre 2012 et 2015 dans l’hebdomadaire Big Comic Spirits (Kôdansha) et disponible en quatre volumes au format relié. À cette occasion, l’auteur a été invité en 2016 par le Festival d’Angoulême, ce qui a permis d’en apprendre plus sur son travail.

Passer de Maiwai à Chiisakobé peut être déroutant : le premier titre est une longue série d’aventure au rythme effréné alors que le second a une narration très calme, souvent introspective. D’une nouvelle originale d’une quarantaine de pages, Mochizuki réussit à faire un manga en quatre volumes, comptant un peu moins de 900 pages. Pour expliquer cette différence de longueur, on pourrait évoquer le faible nombre de cases par planche, de trois à cinq, associé aux fréquentes (et superbes) doubles pages. Mais surtout, ce dispositif vient soutenir un rythme narratif subtil et délicat, qui réussit à conserver l’intérêt du lecteur (notamment grâce au jeu des cliffhanger de fin de chapitre) tout en traitant de choses infimes et fragiles. On retrouve une attention comparable accordée au rythme entre les quatre tomes : après un premier volume riche en événements, le second s’attache simplement à mettre en place les révélations du troisième, le dernier se consacrant au dénouement de l’intrigue.

Passer de La Dame de la chambre close ou de Dragon Head à Chiisakobé est encore plus déroutant, tant le traitement graphique a changé. Par exemple, La Dame de la chambre close est composée de pages chargées, aussi bien graphiquement (avec une surabondance de trames) que narrativement (les planches contiennent six à huit cases). Dans Chiisakobé, l’auteur supprime les détails inutiles, cherche une prédominance du blanc, utilise une trame unique et, comme déjà signalé, compose ses planches avec trois à cinq cases. Maiwai marquait une première évolution vers cette simplification dans le dessin, principalement au niveau des visages, mais les trames y restaient omniprésentes. Comme Mochizuki l’a lui-même confirmé, c’est avec Tôkyô Kaidô que ce changement « final » s’est concrétisé. L’épure dans le dessin, notamment pour les traits du visage ou les décors, est désormais explicitement recherchée par le mangaka.

Autre évolution marquante : le changement de point de vue qui se met en place dans le premier tome de Tôkyô Kaidô et que l’on retrouve tant dans Chiisakobé, à savoir l’introduction fréquente d’une vue subjective. Délaissant la recherche d’efficacité narrative que l’on trouvait dans Maiwai, il privilégie désormais le regard personnel que l’auteur porte sur les choses et les gens. Toutefois, le principal changement est thématique. Mochizuki s’intéresse en profondeur à ses personnages, tant dans Tôkyô Kaidô que dans Chiisakobé. La dramatisation du récit ne repose plus sur l’aventure ou l’horreur mais sur les relations entre les personnages et sur le dialogue (ou l’absence de celui-ci). L’humain (les relations humaines, la subjectivité des protagonistes, la place dans la société japonaise) est le nouveau moteur créatif du mangaka. Il en résulte une œuvre subtile et fascinante.

Hervé Brient
Chroniqué par en février 2017