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Comment Betty vint au monde

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Il existe une chanson de mort. Une chanson de mort à laquelle opposer une voix, multiple, qui témoignera de la vie comme source prodigue d’inventions, abondance des possibles. Une voix qui viendra contrarier tout ce que le vivant culbuté se retrouve forcé d’engendrer et de soutenir sous la contrainte. Ceux qui récitent la chanson de mort se reconnaissent à ce qu’ils sont statues de marbre articulées, marionnettes du bois le plus dur, figures animées d’un temps pétrifié (XIXème, capital et bourgeoisie, le sale cauchemar qui n’en finit plus de s’accomplir), enceintes de béton mobiles sur lesquelles sont hâtivement peints, en termes interchangeables, Papa, Maman, Citoyen, Ecole, Eglise, Superette, Cinéma ou bien Cimetière. On ne s’étonnera pas d’apprendre que «la mère (de Betty) ne faisait plus caca depuis 26 ans» : écoulement interrompu, vie stoppée net, corps disciplinaire claquemuré. Il y aura donc un combat de chaque instant pour faire émerger une voix multiple : un combat de l’écoulement, un combat du devenir ; il faudra combattre à chaque instant pour établir les conditions d’apparition du devenir.

Betty, l’héroïne forcément tragique de la nouvelle bande dessinée de L.L. de Mars, comprend cela dès son plus jeune âge, touchée par la grâce d’un anus de chien qui cause (car tout cause à Betty). Et ce savoir est puissant, de conversion. Betty alors sera toujours du plus jeune âge (ce qui n’a absolument rien à voir avec l’Enfance, comme on le précisera plus bas). Du plus jeune âge en tant que — leçon essentielle : on ne cesse, vivant, de venir au monde.

Mais la chanson de mort réfute cette évidence, elle veut imposer un être-là insurpassable qui réussirait à contenir tous les épanchements. Et en effet, il y a ce que les autres désirent autour de Betty, ce qu’ils désirent de Betty (puisque leur désir sera toujours désir d’emprise, de possession, d’appropriation). Le piège qu’ils édifient consiste à essayer de replier Betty, âme vive du plus jeune âge, sur une identité stable et déterminée, à la rendre aussi figée qu’ils le sont, à faire d’elle une enceinte de béton avec écrit dessus Betty (auquel on pourra aisément ajouter plus tard Maman ou bien Comptable). Le piège consiste à essayer de faire de l’esprit de Betty et du corps de Betty un piège apte à contraindre tous les possibles de Betty (naissance de la culpabilité autophagique). Le piège consiste en premier lieu à essayer de faire de Betty une Enfant. La restriction est d’envergure et le piège infernal : une Enfant sera toujours le plus sévèrement punie de n’être qu’une Enfant. Autrement dit, il lui sera reproché d’être ce qu’on lui impose d’être ; l’ordre contradictoire est fait pour rendre fou. Et nul geste neutre, nulle phrase anodine dans cet assaut de chaque instant : «Mais les gens comme nous ne jouent pas de violoncelle, Betty» enseigne la douce grand-mère ; entendez la chanson de mort, la langue de crâne des faux-vivants qui coupe court à la fuite de Betty, à son écoulement, à son devenir de Betty-violoncelle.

Seulement voilà, Betty est indocile, Betty résiste et file comme l’eau entre les doigts, échappant à toute résolution. Betty prolonge le miracle infini de la vie à chaque instant de son existence : elle cherche conseil auprès des chiens, des grenouilles, des cailloux, du caca, des tâches faites avec les doigts et du Jésus qui est amour des ratures. Tout ce qui ne résonne pas de la chanson de mort est bon à l’oreille de Betty, tout ce qui lui permet de ne pas se figer, de ne pas se retrouver piégée. Tout est bon qui, à chaque instant de la (brève et longue) vie de Betty, peut contrer l’Empire qui lui veut du bien. L’Empire désire-t-il Betty en princesse rose ? Betty sera du plus jeune âge, celui du devenir, jamais princesse, jamais rose, ou bien plutôt : princesse, rose, un instant, pourquoi pas, mais aussi une foule d’autres choses, une myriade de couleurs, un infini d’états. Femme et palourde, monde et robe à fleurs, Betty-sans-nom-de-famille peint les mille-et-un états de Betty qui se cherche.

Et parmi tous ces états, le livre lui-même, Comment Betty vint au monde, qui incarne Betty autant que Betty l’incarne. Car il ne faudrait pas s’y tromper : les mots qui précèdent auront tout autant traité de l’œuvre, de ce qui la constitue à ses différents niveaux, que du personnage qui y réside et la traverse et l’irrigue. C’est qu’on ne saurait démêler aussi aisément Betty-personnage de Betty-livre. Ainsi, à chaque case, à chaque page de son être, la bande dessinée qu’est Betty se désengage-t-elle — avec violence puisqu’il le faut — de toute velléité de stabilité, de toute restriction, en une succession d’assemblages provisoires, de chaînes d’associations volatiles. Que serait une œuvre de vie qui emprunterait sa rhétorique à la chanson de mort ? (on en connaît malheureusement des tonnes de bandes dessinées comme-ça, qui claironnent à l’indépendance en déroulant tous les signes de la soumission). Non, Betty-livre et Betty-personnage font corps, âmes-sœurs et frères d’armes composites, machines de combat siamoises, et Betty sera de déflagration, du premier au dernier instant de sa vie, de la première à la dernière page.

Ainsi dès la couverture, rouge sang, tourbillons de sang et tourbillons de flammes d’où émerge un corps incertain. La tête même de ce corps est un tourbillon sanguin halluciné, la proie d’une épiphanie brutale. Et dedans le sang, dedans la tête, dedans le livre ? Exploration détonante de la langue, laminée, rénovée, Betty payant de retour les mots qui assaillent. Réappropriation de la langue pour aussitôt s’en délester ; ne pas être propriétaire de la langue. Etrange impression que l’auteur est penché sur le livre lu, qu’il y écrit, qu’il y dessine, qu’il y peint, qu’il y rature, là, maintenant, sous nos yeux. Une déflagration est en cours, on l’a dit, un livre en devenir dans ces mots qui achoppent, ce dynamitage des couleurs. Tête chercheuse. L’Empire sera rose et bleu et violet, lilas. Les chiens écarlates naissent d’un aboiement bleu sous un ciel jaune renversé. Sexe turgescent rouge pointant hors l’uniforme paternel orange. Tâches, gouttes s’étonnant elles-mêmes d’exister, autant d’humeurs du dessin qui s’épanchent à même la page, qui suintent et qui giclent. Prégnance de l’orange et du rouge, sang et feu qui foisonnent. Peinture ardente et champignon atomique jaune citron. Un trait bleu incongru file hors la page, le nom propre Betty se conjugue. A-t-on le droit ? s’interroge le lecteur déboussolé (provoquer la chanson de mort pour mieux s’en dégager). Betty-livre-personnage répond d’elle-même : «Tout plutôt que des saloperies de petites façons colorées», tout plutôt que la chanson de mort.

Drôle d’entreprise donc que ce saut très sûr dans l’inconnu : L.L. de Mars relègue ce qu’on nommera son devenir-Caniff (jamais aussi prégnant, peut-être, qu’en la page d’ouverture du Quelques prières d’urgence à réciter en cas de fin des temps paru chez Les Rêveurs) aux oubliettes, quand tant d’autres auraient/auront capitalisé dessus et mené avec des carrières qu’on dira brillantes. C’est qu’il faut démordre de ce qui tente («colère lisible» pour «éditeur esthète» dira Betty) et, plus largement, se défendre de tout ce qui menace l’écoulement des possibles, la somme ouverte des devenirs. Echapper au trait qui séduit, fuir la précaution qui dissuade, pour que la bande dessinée elle-même ne devienne pas un piège à Betty.

Ultime remarque (histoire d’en rester là, quand le livre lui, comme il se doit, est inépuisable) : comment s’impose au regard le plus remarquable des blancs, la plus impressionnante des réserves. Sans doute les teintes saturées qui hurlent et tempêtent forceront-elles l’attention, mais ne pas oublier de s’attarder sur le blanc de la page, les zones vierges qui habitent les planches de Betty, absence primordiale et territoire d’émergence, ne pas oublier d’observer ce qu’ose en faire L.L. de Mars, la retenue savante dont une main peut faire preuve au cœur d’un orage polychrome.

Alors bien sûr, oui, au final, déflagration oblige («Merde ! Elle a sauté !»), Betty meurt. Du balcon s’étant jetée ? Ayant été poussée ? Assassinée, Betty ? Suicidée ? Quelle importance ? On n’échappe jamais impunément à ses bourreaux, et le devenir-compost fut envisagé dès le début comme ne se prêtant pas à la ritournelle. Donc nul requiem pour Betty, puisque ce serait la trahir au dernier instant, venir clôturer son existence d’une chanson de mort. Serait-on tenté d’ajouter autre chose ? «Insiste pas, j’te dis…». Dont acte.

Amusons-nous plutôt, récréation de fin de parcours, à comprimer le livre jusqu’à n’en plus conserver que la première et la dernière phrase : «Betty, c’est le grand jour… Betty est morte». Que découvre-t-on en ce nouvel arrangement ? Que si Betty infinie se déploie autant qu’elle le veut dans sa quête d’elle-même (est déjà prévu, nouvel état, un Comment Betty vint au discours à paraître chez The Hoochie Coochie), il ne faut cependant pas ignorer ceci : il n’y a bel et bien qu’un seul jour durant lequel s’incarne la voix multiple du devenir. Un seul jour ; le jour accompli de la vie de Betty ; le jour en cours pour chacun d’entre nous supposés vivants. Ce jour, aussi bref que démesuré, est celui où l’on vient au monde avant de le quitter. Du matin jusqu’au soir, et sans qu’il n’y ait de lendemain à cette affaire.

Peut-être alors saura-t-on, comme Betty nous y invite, en tirer toutes les conclusions qui s’imposent.

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Chroniqué par en juillet 2011

→ Aussi chroniqué par L.L. de Mars en juillet 2016 lire sa chronique