Le Cousin

de

D’un regard de nos hauteurs rectilignes et minérales, un homme se souvient de son cousin et se dit qu’il serait plaisant de le revoir après tout ce temps écoulé.
Il décide d’entreprendre alors un voyage pour le retrouver. Il fait sa valise, quitte la ville, franchit un torrent pour aborder une forêt. Le chemin n’est pas facile. La fatigue survient vite. Au fil des obstacles et de la chaleur croissante, l’homme égare sa valise et doit s’asseoir. Quelque peu épuisé, semblant perdu, il finit par s’endormir au pied d’un arbre.

Est-ce de son sommeil ou du coin d’un arbre que surgit l’homme-singe ? Ce qui est certain, c’est que notre homme y voit son cousin et que celui-ci l’invite dans les cimes à rejoindre sa famille et à participer à ses jeux. De ces retrouvailles joyeuses et festives, de ce summum où le temps semble s’écouler autrement et peut-être dans une autre direction, l’homme repartira serein pour retrouver ses propres hauteurs où se niche son quotidien d’être vivant par nature.

Dans ses précédents livres, Juliette Binet avait abordé la différence, la rencontre amoureuse et l’autonomie qu’elle installe. Dans Le cousin, c’est la filiation qu’elle interroge, une filiation au sens large, de celui d’homo sapiens sapiens à celui de petit d’homme.
Le voyage de notre personnage est un voyage dans le temps, il passe le fleuve héraclitéen et en suit les berges pour se retrouver avec son ancêtre, son lointain cousin qu’il avait quelque peu oublié depuis son confort moderne, pour aller avec lui dans la canopée de cette forêt généalogique où l’évolution est à la fois phylo- et ontogénétique.
Car cette ascendance est aussi un retour à la nature, à une forme d’innocence trop souvent pétrifiée dans la minéralité urbaine refoulante. Un retour à l’enfance de l’Homme, pour dire aux enfants des hommes en quelques images qu’il y a eu évolution et que le fait de grandir la contient et l’affirme autrement. Se retrouver face à l’essence de soi, où le cousin de l’homme interroge ces atours qui font notre commun (une valise, des chaussures), en montre l’inadéquation aux décors originels, ainsi que la profonde artificialité matérielle froide et trompeuse qui les gouvernent (nous chargent, nous font marcher) et finissent par gouverner.

Avec son intelligence graphique profondément originale et son dessin se jouant des nuances les plus subtiles par une préciosité simple et patiemment ouvragée, Juliette Binet compose un livre en trois parties, commençant par une involution paradoxale qui remonte jusqu’au sens de lecture ;[1] qui s’accomplit ensuite sur une apothéose où la forêt généalogique et ses ancêtres des cimes se déploient littéralement ;[2] pour enfin se terminer en une descente au fil des pages qui se tournent, au rythme d’une satisfaction, d’un enchantement d’une étape franchie, qu’elle fut réelle ou purement réflexive. Un retour à l’état de contemporain qui n’est ni amer ni orgueilleux, mais se fait bien au contraire dans une prise de conscience d’être vivant, de voir la vie irréductible se déployer autrement.

Forts de l’éloquence de leurs images, les livres de l’auteure étaient habituellement muets. Le cousin se pare de quelques phrases qui disent ce qui ne pouvait se dire autrement en ces pages : la proche famille et ses implications («écrire à la tante Anna»), le temps plus signifiant que s’écoulant («l’éternité», «de retour», «en vacances») ou celui où l’on se projette («j’écrirai», «je serai»).
Des mots qui ne sont pas un compromis, mais structurent, contrastent, ouvrent davantage un récit vers le paradoxe, le questionnement, et multiplient les degrés d’une échelle où l’évolutionnaire sans disproportion va du plus petit de l’enfance à celui vertigineux de la famille humaine.

Notes

  1. Je pense en particulier à la scène 11, où l’homme est d’abord surpris de voir l’homme-singe, reste devant lui puis finit par lui faire une accolade. La scène se déroule de droite à gauche, elle est à contre-courant du sens de lecture. Une image forte et intelligemment conçue, qui sera d’autant plus surprenante si les lecteurs oublient que l’auteure ne fait pas une image par page, mais des images qui s’étendent sur deux pages.
  2. Littérale car cette partie se déplie, double le livre dans sa hauteur, montre l’homme toujours plus haut vers ses origines.
Site officiel de Juliette Binet
Site officiel de Albin Michel Jeunesse
Chroniqué par en décembre 2010